Enjeux
: La politique de modernisation appelait dans Enjeux,
après celui d'avril 85 consacré aux hautes
technologies, un dossier sur l' intelligence artificielle.
S'il est connu que les Américains ont d'abord exprimé
des doutes à propos du défi lancé
par les Japonais et affiché une certaine indifférence,
on sait moins que des travaux sont activement menés
en France par des spécialistes associés
au CNRS. Et l'on voit moins encore si l'état des
recherches françaises permet déjà
quelques applications industrielles. Sur ce dernier point,
vous allez sans doute éclairer nos lecteurs. Qu'est-ce
donc que Cognitech et qu'avez-vous déjà
réalisé en la matière ?
J.-M.
Truong-Ngoc : Avant de répondre précisément
à votre question, je voudrais faire une remarque
sur votre préambule. On parle en effet beaucoup
du défi lancé par les Japonais, mais il
faut savoir qu'ils sont très en retard en matière
d' intelligence artificielle. S'ils ont consenti un gros
effort d'investissement, c'est parce qu'ils ont constaté
que c'était le désert complet chez eux.
Aujourd'hui encore, ils sont très loin derrière
les Américains et même loin derrière
les Européens, tant au niveau des recherches que
des applications industrielles. Ce qu'a pu constater Jean-Paul
Haton - chercheur de haut niveau, et un des fondateurs
de Cognitech qui revient précisément du
Japon. Je ne sais pas si cette situation va durer car,
c'est un fait, lorsqu'ils s'en donnent les moyens, les
Japonais savent rattraper leur retard, ils savent très
bien gérer les nouvelles technologies. Mais méfions-nous
aussi des idées reçues. En effet les Japonais
sont des experts en matière de relations publiques
pour créer des images qui leur sont favorables.
Revenons à votre
question. Qu'est ce que Cognitech ? C'est une jeune entreprise
spécialisée en intelligence artificielle,
créée en février l'an dernier. Elle
a donc à peine deux ans d'âge ce qui, par
rapport aux autres entreprises intervenant dans ce domaine,
n'est pas si jeune, puisque la plus ancienne société
au monde - TEKNOWLEDGE, située à Stanford
- a, elle, à peine trois ans d'existence ! Le phénomène
intelligence artificielle en tant qu'activité industrielle
est très récent, aussi tout est relatif!
Nous sommes une petite entreprise
14 personnes, 17 à la fin de l'année
issue de la recherche avancée, c'est-à-dire
que deux des fondateurs de Cognitech sont des chercheurs
de très haut niveau en intelligence artificielle.
C'est là une caractéristique que partagent
toutes les entreprises de ce secteur : avoir des universitaires
de haut niveau comme géniteurs. Et quand on dit
de haut niveau cela signifie qu'il n'existe que quelques
dizaines de chercheurs à ce niveau dans le monde,
travaillant dans ce domaine.
J'ai déjà
cité Jean-Paul Haton. Il est professeur à
l'université de Nancy où il dirige au sein
du CRIN, laboratoire associé au CNRS, l'équipe
de recherche "reconnaissance des formes et intelligence
artificielle". L'autre fondateur est Alain Bonnet,
professeur aujourd'hui à Sup Télécom
où il enseigne les méthodes d' intelligence
artificielle et leurs applications aux systèmes
experts. Il a travaillé auparavant à Stanford
dans le laboratoire où sont nés les systèmes
experts, ensuite dans l'industrie, chez Schlumberger où
il a développé un système expert
pour l'interprétation des données de forage.
Voilà pour les hommes. Venons-en à présent
à nos activités. De ce point de vue Cognitech
présente deux particularités. La première
c'est de ne faire que de l' intelligence artificielle,
la seconde c'est de faire toute l' intelligence artificielle.
Autrement dit, non seulement nous élaborons les
systèmes experts qui sont - du point de vue médiatique
- la plus populaire des technologies que nous manipulons,
mais nous travaillons également dans le domaine
des interfaces en langue naturelle, c'est-à-dire
des programmes d'ordinateurs qui répondent au problème
de l'accès aux systèmes d'information par
des non-informaticiens. Les utilisateurs peuvent ainsi
utiliser une syntaxe qui leur est familière, celle
du langage naturel et non celle d'un langage artificiel
(langage informatique).
Nous intervenons aussi dans
le domaine de la communication parlée. A moyen-terme,
l'utilisation de la parole continue - sans la contrainte
artificielle de la prononciation mot-à-mot telle
qu'elle existe aujourd'hui - permettra de mettre en uvre
des systèmes plus élaborés de dialogue
homme-machine. Enfin nous travaillons également
sur les techniques de reconnaissance des formes, l'interprétation
d'images, au sens large.
Les dernières disciplines
sont plutôt du ressort de Jean Paul Haton, alors
que les deux premières relèvent de la compétence
d'Alain Bonnet.
Dans ces quatre domaines
d'activités, nous avons quatre types de prestations.
Nous développons d'abord des applications; nous
venons de passer le cap des 40 systèmes experts
ce qui, vu notre jeunesse, est remarquable, surtout quand
on sait que beaucoup de jeunes sociétés
ou même de sociétés importantes comme
CAP SOGETI s'enorgueillissent, elles, de leur premier
système expert. Avec plus de 40 systèmes
experts nous nous plaçons aussi parmi les tout
premiers au monde dans ce domaine.
Ensuite, nous développons
des outils industriels c'est-à-dire des
machines-outils pour faire de l' intelligence artificielle.
Ce sont en fait des logiciels mais si j'ai employé
le terme de "machines-outils" c'est par comparaison,
ces logiciels étant en quelque sorte les moyens
de production pour les systèmes experts. C'est
ainsi que nous avons développé un premier
outil "Tigre 1" qui a été validé
sur de nombreuses applications. Nous travaillons actuellement
sur "Tigre 2".
Enfin, deux dernières
activités qui sont les compléments obligatoires
et nécessaires des deux premières que j'ai
citées. Elles concernent d'une part des prestations
d'études et de conseil. Les clients ont besoin
en effet comme nous sommes en face d'une nouvelle
technologie qu'on les aide à identifier
l'intérêt que représentent pour leur
activité les techniques de l' intelligence artificielle,
qu'on les aide à évaluer les différents
choix techniques qui se présentent à eux,
et à trouver les solutions les mieux adaptées
à leurs problèmes, leur environnement et
leurs ressources. D'autre part, à côté
donc de cette activité importante, la dernière
de nos quatre prestations mais non la moindre. Il s'agit
du volet formation. En effet les clients ont également
besoin qu'on leur apprenne ce qu'est l' intelligence artificielle,
c'est-à-dire à démystifier l'IA et
à en identifier, en termes concrets, les aspects
majeurs. Même les initiés doivent recevoir
des formations de niveau de plus en plus élevé
pour apprendre à exploiter puis maintenir les applications
que nous développons pour eux. Nous proposons ainsi
des séminaires de sensibilisation à l' intelligence
artificielle et des cycles de formation de haut niveau.
Enjeux
: Les systèmes experts sont des techniques de
l' intelligence artificielle, les plus populaires dites-vous.
Mais peut-être serait-il bon de préciser
ce qu'est un système expert ?
J.-M.
Truong-Ngoc : Un système expert ? Ce n'est
jamais qu'un programme d'ordinateur qui reproduit le raisonnement
humain. Il manipule les connaissances qui sont celles
de l'expert dont il est capable de reproduire les modes
de raisonnements.
Concrètement, comment
fait-on un système expert ? On enferme un expert
humain entre 4 murs, pendant une durée suffisante,
puis on l'interviewe. Nous devons ainsi rentrer dans l'intimité
de son raisonnement de manière à en savoir
suffisamment long pour être ensuite capables de
modéliser ce raisonnement et de l'implanter sur
une machine, c'est-à-dire de créer un programme,
précisément le système expert.
Souvent l'expert est amené
à reconnaître que son propre raisonnement
est insuffisant, il dit "je ne peux pas répondre
à votre question" ou "ce problème
je le laisse de côté, je vous donne la réponse
dans 8 jours". Nous sommes ainsi amenés à
mettre le doigt sur des incohérences ou sur des
insuffisances mais ce n'est pas à nous de les résoudre.
Nous, nous posons simplement des questions naïves
car nous sommes en fait tous naïfs.
La mise au point des systèmes
experts a ainsi des retombées très importantes.
Elle aide notamment à travers l'identification
des insuffisances et des lacunes dans la connaissance,
à lancer des programmes de recherches appropriés.
Mais alors, qu'ajoute l'ordinateur
à la connaissance me demanderez-vous ? Il ajoute
plusieurs choses. D'abord, il n'oublie rien. L'expert
peut pour des tas de raisons qui lui sont personnelles
des raisons d'environnement, de stress, etc.
à un moment crucial oublier sa propre expertise.
Alors qu'une fois qu'elle est mise sur ordinateur, l'ordinateur
reproduit, sans rien omettre, cette expertise. C'est la
première chose.
Deuxièmement, dès
lors que l'expertise est en boite, on est capable de la
multiplier en un nombre indéfini d'exemplaires.
Une des principales fonctions du système expert,
c'est précisément de diffuser largement
une expertise rare afin qu'elle soit disponible auprès
du plus grand nombre.
Troisièmement, et
c'est là que réside l'intérêt
majeur d'un système expert, il réunit en
un seul point d'accès la totalité de l'expertise.
En effet pour établir une expertise, se pose le
problème du choix de l'expert, celui aussi de la
disparité, de la dispersion de l'expertise. C'est
ainsi que pour une de nos expertises en pathologie
végétale concernant les tomates (j'aurai
l'occasion d'y revenir) il a fallu réunir
7 experts. Un ordinateur rassemble, lui, la totalité
de ces expertises.
Enjeux
: Pourriez-vous nous donner des exemples concrets de
nos réalisations ?
J.-M.
Truong-Ngoc : Dans le domaine des systèmes
experts, notre application "vedette"
qui est aussi la plus importante au monde est le
développement de 30 systèmes experts en
pathologie végétale pour l'INRA. Peut--être
avez-vous entendu parler de Tom ? J'y ai fait allusion
tout à l'heure à propos de l'expertise en
pathologie végétale de la tomate. Tom est
un système expert capable de diagnostiquer les
maladies des tomates et de prescrire un traitement. C'est
un prototype élaboré à la demande
de l'INRA et qui lui a permis d'évaluer l'intérêt
de la solution système expert vis-à-vis
du problème de la santé végétale.
L'évaluation s'étant avérée
très positive, l'INRA a décidé de
généraliser cette solution à l'ensemble
des problèmes de pathologie végétale,
d'où une très grosse commande de 30 systèmes
experts couvrant presque la totalité des productions
végétales européennes, celles en
tous cas qui sont importantes du point de vue économique.
Nous avons ainsi développé un système
expert pour les arbres fruitiers à noyau, un autre
pour les céréales, un troisième pour
la betterave, un quatrième pour la vigne, etc.
Jusqu'à présent,
l'acte de diagnostic est un service lié à
la disponibilité d'une personne. L'idée
est donc de faire reposer ce service de diagnostic non
plus sur un individu mais sur ces 30 systèmes experts.
Actuellement ces expertises sont assurées d'une
part par le service de la protection des végétaux
du Ministère de l'Agriculture et d'autre part par
INRA (Institut national de la recherche agronomique) mais
les procédures mises en place sont assez longues.
Un agriculteur, par exemple, a besoin d'un délai
de trois jours à trois semaines pour obtenir un
diagnostic, à partir du moment où il a constaté
qu'une population de plantes était malade. Et généralement
les plantes sont déjà bien atteintes lorsqu'on
constate la maladie. Le résultat, c'est que la
France perd chaque année disons par année
moyenne entre 12 et 15 % de ses récoltes,
toutes productions végétales comprises.
C'est énorme ! Et il suffit qu'on soit dans une
année pluvieuse, ou au contraire trop sèche,
pour que ce soit 30 % des récoltes qui disparaissent
du fait d'un diagnostic formulé trop tardivement.
C'est donc un réel problème économique.
Dans les pays du tiers-monde, c'est 60% des récoltes
qui disparaissent chaque année, du fait de l'absence
de diagnostic.
Ce programme est aujourd'hui
le plus important projet au monde tant par le nombre de
systèmes experts 30 ce qui entre
parenthèses posera à terme des problèmes
de normalisation, puisqu'on parle de série alors
que jusqu'à présent, lorsqu'on développait
un système expert, c'était à chaque
fois en un exemplaire unique.
C'est également le
plus important projet par le nombre d'utilisateurs visés
puisqu'à terme c'est l'agriculteur qui est concerné.
C'est donc en Europe plusieurs centaines de milliers de
producteurs qui pourront disposer, à partir de
1987, d'un outil d'aide au traitement des agressions de
leurs cultures.
Plus de 200 experts en pathologie
végétale sont actuellement mobilisés
pour ce projet.
Enjeux
: Tentez-vous d'atteindre d'autres publics, et le marché
actuel s'y prête-t-il ? Nous pensons ici au coût
de l'investissement correspondant et à la volonté
des entreprises de se moderniser jusqu'au niveau de l'
intelligence artificielle ?
J.-M.
Truong-Ngoc : A la première partie de votre
question tentez-vous d'atteindre d'autres publics
je répondrai ceci : pour l'instant, nous
ne cherchons pas de clients, ce sont eux qui viennent
à nous. Il se trouve qu'on a une certaine réputation
et la plupart des contrats qu'on signe le sont avec des
gens qui ont pris l'initiative de nous contacter et de
nous exposer un problème.
C'est dû, tout d'abord,
à la notoriété des fondateurs, Alain
Bonnet et Jean-Paul Haton. Lorsqu'un industriel s'est un peu documenté sur l' intelligence artificielle, il est tombe forcément sur leurs noms. Ensuite, Cognitech a acquis en tant que telle une certaine notoriété qui fait que les gens s'adressent spontanément à notre société. Je vous ai longuement exposé les systèmes experts que nous avons développés dans le domaine agricole mais notre vocation est de toucher tous les secteurs. Lorsque vous demandez le marché actuel s'y prête-t-il ?", je réponds oui; la preuve en est que les systèmes experts sur lesquels nous travaillons actuellement concernent de nombreux domaines. Nous avons ainsi en cours de développement pour l'industrie, un système expert en diagnostic de défauts de fabrication. Je vous explique rapidement l'objectif : vous avez une chaîne de fabrication en continu qui débite un certain nombre de pièces par heure. Vous observez sur les pièces des défauts. Il faut alors être capable d'incriminer très vite un des composants de la chaîne de manière à savoir quel réglage effectuer afin de diminuer le temps entre le constat du défaut et la correction à apporter. Plus ce diagnostic est long plus vous perdez d'argent, les pièces partant au rebut. Nous élaborons également pour un leader mondial du bâtiment un système expert capable de planifier un chantier à partir de la description des contraintes techniques, économiques, et d'environnement de ce chantier. Nous travaillons aussi sur des systèmes experts dans le domaine médical : conduite de traitement du diabète, interprétation des images radiologiques. Oui, il y a donc bien un marché. La preuve c'est que nous avons fait l'année dernière 2 millions et demi de chiffre d'affaires. Ce n'est rien. Cette année nous atteindrons les 10 millions. Un récent pointage du laboratoire de Marcoussis de la CGE montre que Cognitech doit détenir environ 35% du marché, si l'on tient compte de l'ensemble des applications qui sont développées aussi bien dans les laboratoires universitaires que sur le marché purement commercial. Quant au deuxième point de votre question le coût d'investissement et la volonté des entreprises de se moderniser voici ce que je peux dire. Le marché existe parce qu'il existe un véritable besoin. Mais il faut aussi se demander quel est ce besoin qui sous-tend le marché de l' intelligence artificielle et donc des systèmes experts ? C'est le besoin de la diffusion de l'expertise auprès du plus grand nombre. En d'autres temps ça s'appelait "vulgarisation", "valorisation de la recherche". Aujourd'hui il existe une alternative, celle précisément de l' intelligence artificielle avec les systèmes experts. Prenons l'exemple des banques. Elles dépensent des sommes considérables pour former leurs agents de guichets à la vente de certains produits bancaires. Or l'agent ne vendra probablement ce produit qu'une fois par an. On dépense donc beaucoup d'argent pour le former à exercer une seule fois l'expertise en question. L' intelligence artificielle, quant à elle, offre la possibilité de disposer, sur les terminaux que manipulent tous les agents, de cette expertise (qui sera de plus mise à jour régulièrement) sans qu'il soit nécessaire de recevoir une formation spécifique. L'agent sera donc capable de répondre immédiatement au client. Un second exemple si vous voulez bien. L'armée met entre les mains de trouffions il faut bien les appeler comme ça, c'est-à-dire des gosses sans aucune formation des équipements d'une sophistication extrême qui représentent des enjeux économiques et vitaux majeurs. Or le niveau de compétence des hommes à qui on confie ces équipements ne croît pas aussi vite que la complexité de ceux-ci. Alors concrètement que se passe-t-il lorsqu'un char d'assaut de 30 tonnes tombe en panne au milieu du champ de bataille ? Il ne faut pas compter sur les ressources intellectuelles de nos quatre troufions. En disposant d'un système expert dans l'équipement, ils détecteront rapidement l'origine de la panne. Le système expert dira: "changez tel équipement, prenez dans votre lot de maintenance telle carte, mettez-la de telle façon, etc." D'une manière générale pour tous les équipements qu'on appelle d'automatisation de la production et qui mettent en uvre des technologies élaborées, destinées à être implantées dans un tissu industriel qui lui n'a pas eu le temps de se mettre à niveau par une formation appropriée, il est très important de pouvoir livrer des équipements automatisés disposant d'un système expert. En effet au lieu d'avoir une documentation livresque et statique, il est plus important que ces équipements soient assortis d'un système expert qui lui est dynamique par excellence, interactif et qui sera ainsi le maître d'école auprès de l'utilisateur. Enjeux : Ces systèmes experts sont-ils à la portée des PME ? J.-M. Truong-Ngoc : Si l'on sait que l'investissement annuel moyen de la PME est de moins d'un million de francs, aujourd'hui ce n'est pas à la portée des PME. Le marché des PME est celui de l'application grande diffusion, ce n'est pas celui dont je vous ai parlé jusqu'à présent qui est celui de la haute couture par opposition à la confection. Aujourd'hui nous faisons des applications sur mesure qui ont leur justification économique pour des clients riches. Certains systèmes experts que nous avons soit en chantier, soit en projet, s'amortiront dans les 3 mois ou dans les 6 mois qui suivront leur mise en service. Certains d'entre eux vont remplacer une équipe de 25 ingénieurs ou techniciens supérieurs pour des opérations souvent banales, il faut le dire. Alors si vous estimez le prix de l'ingénieur à un million de francs par an, ça représente 25 millions. Or le système-expert coûte quelques millions, il est donc vite amorti. Enjeux : Mais dans le cas de la PME sous-traitante d'un de vos clients par exemple, n'y a-t-il pas transfert ? J.-M. Truong-Ngoc : Oui effectivement. C'est le scénario que j'appelle ESA. L'agence spatiale européenne est un donneur d'ordres qui ne fabrique pas d'équipements ni satellites ni lanceurs. Elle se contente de les exploiter, la conception, l'ingénierie de la réalisation étant confiées à des sociétés sous-traitantes. Il est donc clair que l'ESA qui a besoin dans le domaine spatial de systèmes experts, ne va pas les réaliser elle-même. C'est bien le sens du contrat qu'elle a passé avec nous et Électronique Serge Dassault à la suite d'un appel d'offres où nous étions en concurrence avec 25 autres sociétés européennes. L'ESA lance des appels d'offres auprès de ses sous-traitants et ces sous-traitants, s'ils veulent continuer à travailler avec elle, devront effectivement se moderniser jusqu'au niveau de l'intelligence artificielle. Dans ce scénario, l'Agence spatiale et d'autres grands donneurs d'ordres comme l'armée vont ainsi jouer un rôle d'incitation du marché. C'est eux qui vont, en lançant des appels d'offres de plus en plus importants, amener des industriels de plus en plus petits à s'intéresser à l' intelligence artificielle. Enjeux : Les gains en termes quantitatifs et qualitatifs attendus de l'intelligence artificielle sont-ils mesurables et avez-vous déjà quelques évaluations ? J.-M. Truong-Ngoc : Pour être précis, non, nous n'avons pas encore de mesures économiques permettant d'apprécier les gains éventuels. Pour l'instant on a simplement comparé les performances de Tom le système expert dont je vous ai parlé avec les performances d'experts humains. Aujourd'hui Tom se comporte aussi bien que le collège d'experts dont il réunit les connaissances, c'est-à-dire même mieux que chacun d'entre eux pris isolément. Je ne reviens pas là-dessus ayant déjà expliqué ce que représente l'intérêt de disposer de plusieurs expertises en un seul point d'accès. Nous avons une autre indication des performances de Tom. Nous savons ainsi que Tom se comporte très bien entre les mains d'agriculteurs qui ne connaissent rien, ni à l'informatique ni à la pathologie végétale. En effet on n'a pas besoin d'être un grand technicien pour renseigner Tom. On a observé que lorsqu'un technicien en agronomie décrit à Tom une plante malade, il a déjà son diagnostic en tête, il le fait avec une arrière-pensée; il contamine ainsi Tom alors que l'agriculteur qui, lui, n'a aucune idée a priori de ce que doit être le résultat, décrit la plante de manière naïve. Ceci va même plus loin puisqu'on a constaté que l'on obtenait un meilleur résultat lorsque c'est l'agriculteur qui décrit la plante et non l'expert. Les gains sont-ils mesurables ? J'ai répondu non, je devrais cependant être plus nuancé et je pense en disant ça à Digital Equipment Corporation et il n'y a aucune raison de mettre en doute ce qu'ils avancent. Ils disent qu'avec le système expert d'aide à la configuration d'ordinateurs qu'ils ont développé pour leurs propres besoins, leur productivité a été considérablement améliorée. Ils parlent de gains en multiples de millions de dollars. Alors poser le problème d'évaluation des gains ?... C'est poser l'éternel problème. Est-ce que l'informatique fait gagner de l'argent ou pas ? Peu importe la démonstration que l'on fait, on sait de toutes les façons que l'on ne pourra plus s'en passer. On s'inscrit donc un peu en faux contre cette façon de présenter l'intérêt de l' intelligence artificielle parce que ça suscite toute une mythologie avec des effets tout-à-fait néfastes. Tout le monde attend le Pérou de l' intelligence artificielle. Je crois que l' intelligence artificielle peut aussi aider à résoudre des problèmes tout à fait modestes, des problèmes qui pour le moment sont mal résolus, qui ne sont pas vraiment chiffrables en termes économiques mais qui auront peut-être des répercussions en termes d'intérêt du travail, en termes de qualité de produit... Enjeux : Sans doute la deuxième révolution informatique avance lentement dans l'industrie française. Quelles difficultés la ralentissent : côté matériel (capacité des ordinateurs français) et côté logiciel (concepts et méthodes, langages, programmes) ? J.-M. Truong-Ngoc : Il faut bien distinguer deux choses. Premièrement sur le plan de la recherche, on n'a probablement rien à envier au reste du monde. Ce qui paraît le plus évident à cet égard c'est qu'aujourd'hui plus personne au monde ne sait que c'est une équipe française dirigée par Alain Colmerauer qui a conçu Prolog. On pense en général que c'est japonais, anglais ou canadien parfois américain mais très rarement français. Un honorable fournisseur qui est un peu notre concurrent, commercialise aujourd'hui un Prolog tchécoslovaque. C'est tout de même aberrant. Deuxièmement sur le plan industriel, le relais ne s'est pas fait, c'est-à-dire que le transfert de technologie ne s'est pas opéré et c'est un lieu commun que de le dire. On le mesure tous les jours. On ne sait pas industrialiser. Vous citez parmi les difficultés, le matériel. Dans ce domaine le point d'achoppement n'est pas au niveau des capacités de traitement de l'ordinateur. On peut faire de l' intelligence artificielle avec des ordinateurs conçus, industrialisés et commercialisés en France. Aucun problème. Mais dans certains domaines comme le calcul de structure, la modélisation, la simulation, l'imagerie... où il faut d'énormes capacités de traitement, donc des ordinateurs très rapides nous ne disposons pas, il est vrai, de ce type d'appareils. Mais pour le moment du moins dans notre cas les applications que nous développons à Cognitech, pour lesquelles il existe un besoin solvable sur le marché, ne nécessitent pas de grosses performances matérielles. En revanche, elles nécessitent un degré d'astuce et d' intelligence naturelle, dirais-je, qui n'est pas à la portée du premier venu. C'est précisément le rôle de l'ingénieur cogniticien qui doit modéliser la connaissance. Mais à partir du moment où il a ce modèle en tête, il peut le transporter à la limite sur n'importe quel ordinateur. Je peux vous citer des systèmes experts qui dans les domaines financiers par exemple sont tout à fait opérationnels. Ils ont été écrits en Cobol et passent très bien sur des ordinateurs IBM. Il n'y a aucun problème. Ce n'est donc pas la capacité des ordinateurs qui limite l'avancée de l' intelligence artificielle dans l'industrie. En revanche, côté logiciels et vous avez raison de les citer comme une des raisons du ralentissement, je serai beaucoup plus sévère. S'il n'y a pas aujourd'hui plus d'applications d' intelligence artificielle dans l'industrie, c'est effectivement à cause du logiciel. Ceux qui sont proposés aux industriels tant les logiciels de base au niveau des langages que les outils pour développer des systèmes experts ne sont pas des produits industriels. Ce sont encore des produits trop proches du produit de laboratoire qui ne sont ni finalisés ni exploitables, faute d'être suffisamment documentés comme on serait en droit de l'attendre d'un producteur de logiciels. Ceci constitue un frein. Un industriel hésitera en effet à introduire parmi ses moyens de production et encore plus parmi ses produits, des composants qui ne sont pas parfaitement sûrs. Il faut bien reconnaître que trop d'outils logiciels sur lesquels repose l' intelligence artificielle, sont à l'heure actuelle plus des prototypes que des produits. Précisément une des limitations de Prolog comme vecteur d'applications d' intelligence artificielle, est le manque de maturité industrielle des outils de base de Prolog. Aujourd'hui nous venons d'en faire l'expérience on pourrait développer des applications sur micro-ordinateurs. On a des machines magnifiques, puissantes, fiables qui pourraient être des supports d'applications d'intelligence artificielle. Et bien, on ne trouve pas la couche de langage le Lisp, pour ne parler que de lui qui permet d'exploiter vraiment toutes les capacités matérielles. On se trouve donc très limité de ce côté, à part certaines exceptions. IBM a maintenant des Lisp qui sont parfaitement intégrés à ses produits. Bull commence à mettre à son catalogue des langages intéressants sur certains aspects mais qui ne sont pas encore totalement satisfaisants. Je pourrais en citer d'autres. Mais à côté des produits que l'industriel peut acheter les yeux fermés, on trouve encore trop souvent sur le marché des produits très imparfaits. Enjeux : Avez-vous buté, dans le développement des applications, sur des problèmes de normes ? J.-M. Truong-Ngoc : Non, nous n'avons pas buté sur des problèmes de norme, du moins pas encore. On commence seulement à les entrevoir. J'y ai fait allusion tout à l'heure. Construire 30 systèmes experts développés chacun par une équipe différente constituée d'un expert et d'un cogniticien construire 30 systèmes experts dont la durée de vie sera de 10, 20, 30 ou 50 ans, bref aussi longue que l'INRA décidera de les garder en exploitation, cela nous a amenés à avoir une vision précoce des problèmes de normes qui vont se poser : standards de fabrication, normes de documentation, normes de codage de la connaissance... Nous sommes en train de réfléchir à ces questions. Les équipes qui devront se passer le relais le pourront ou ne le pourront pas. Et pour la première fois nous avons un client qui s'interroge aussi sur ces aspects normatifs. Se pose également le problème des relations avec les autres systèmes qui eux sont standardisés. Comme vous pouvez le constater, nous sommes conscients des problèmes qui nous guettent. Mais nous pensons avoir une certaine avance dans ce domaine. Le fait de construire 30 systèmes experts conduit comme je viens de l'expliquer à se poser les bons, les vrais problèmes. On pense développer prochainement un standard Cognitech et un jour l'imposer - ce qui ne vous étonnera pas! Pour l'instant il se réduit à peu de choses mais le petit deviendra grand ! De toutes les façons, c'est vital pour nous. Ou bien on est capable de développer des standards de conception, de production, d'exploitation, de maintenance et de communication de systèmes experts et dans ce cas on peut bâtir une activité industrielle ou bien on ne sait pas et on continue à faire de l'artisanat. Enjeux : Trouve-t-on déjà des standards étrangers ? J.-M. Truong-Ngoc : Non, absolument pas. Les Américains sont même loin de l'idée de normes. C'est au contraire la profusion chez eux. On revient précisément des Etats-Unis où nous avons fait une étude sur les systèmes experts existants, les outils pour les développer. Nous avons trouvé plusieurs dizaines d'outils différents. Or vous ne pouvez absolument pas utiliser une base de connaissances réalisée avec un outil pour la " processer " avec un autre. Il serait donc intéressant d'avoir un formalisme unique ou un ensemble de formalismes clairement défini pour décrire la connaissance. Ce qui permettrait avec des grosses machines de développer des bases de connaissance pour ensuite les transférer sur les petits outils. Actuellement c'est totalement incompatible. A terme cela va donc poser de sérieux problèmes,
sans compter celui que rencontrera l'industriel. Imaginez un industriel ou l'INRA par exemple qui vont avoir d'ici à 5 ans plusieurs dizaines de systèmes experts soit en cours de développement, soit déjà en exploitation. Comment maintenir une cohérence dans tout ça ? Le problème est posé dans toute son extension. Pour l'instant il n'y a pas beaucoup de réponses. Il faudrait précisément favoriser une réflexion fondamentale sur ce thème. Si je pouvais formuler un vu, ou en tout cas émettre une recommandation, je dirais qu'il faut orienter la recherche plutôt vers cette réflexion sur les standards, sur les normes que vers un financement du nième outil pour
faire de l' intelligence artificielle ou de la nième
application. Ça n'a plus guère d'intérêt
aujourd'hui. Le comité d'Action Thématique
Programmée du CNRS dont je fais partie,
qui distribue les fonds auprès des laboratoires
qui font de l' intelligence artificielle a distribué
cette année un peu plus d'un million de francs
entre une douzaine de laboratoires. C'est dérisoire.
L'ADI vient d'allouer je crois 3 millions de francs cette
année au titre de ses activités d'incitation
à la recherche en intelligence artificielle. C'est
tout aussi dérisoire.
Si on veut que se bâtisse
rapidement une industrie, il faut pouvoir disposer d'outils
industriels. Or on ne peut avoir de tels outils que si
on a une vision très claire de ce qu'est le cycle
de vie d'un système-expert, des standards à
adapter à chacune des phases de ce cycle.
Enjeux
: Vous nous avez dit au début de cet entretien
que le phénomène de l' intelligence artificielle
en tant qu'activité industrielle est très
récent. On peut donc penser qu'il ira en s'amplifiant.
Quels conseils donneriez-vous à une entreprise
qui souhaite se lancer dans cette activité ?
J.-M.
Truong-Ngoc : Qu'est-ce qui fait qu'une société
comme la nôtre aura une chance ou non de réussir
? Le premier critère il est absolu
et j'ai tout à l'heure parlé de chercheurs
de haut niveau : il faut que l'activité
de cette société repose sur un savoir-faire
et sur des connaissances scientifiques du plus haut niveau.
Il n'est pas question d'importer ce savoir-faire par le
biais de licences par exemple. On n'achète pas
ce savoir-faire, on l'intègre, on le digère.
Ensuite en second lieu, presque au même niveau il
faut une culture managériale tout-à-fait
éprouvée dans ce domaine parce qu'on est
constamment sur un fil et qu'une erreur de manuvre
peut vous faire chavirer à tout instant.
J'ai vis-à-vis de
certaines entreprises comme la nôtre, c'est-à-dire
issues de laboratoires universitaires, certaines inquiétudes
quant à leur capacité de survie parce qu'elles
n'ont pas su s'agréger une culture managériale.
Elles sont aujourd'hui dirigées par monsieur le
professeur Untel qui est un excellent scientifique mais
pas un manager. Il est très difficile de faire
communiquer deux cultures, une culture académique,
universitaire, de recherche et une culture managériale.
Nous avons la chance à Cognitech de ne pas rencontrer
ces problèmes. Notre directeur général,
a dirigé de grands projets industriels de haute
technologie, mais elle est elle-même issue de la
recherche. Elle comprend donc bien le langage d'Alain
Bonnet et de Jean-Paul Haton qui eux-mêmes ont su
faire l'effort de comprendre les points de vue de la Direction
générale tout en sachant simplement rester
à leur place. C'est "la" condition dirai-je
tout à fait indispensable pour réussir.
Propos
recueillis par Françoise ALBASINI
©
Enjeux - Les Echos, septembre 1985, n°61, p. 30-35.
|