A
quoi tient le succès populaire de Matrix
? Je l'expliquerai d'une formule : pertinence de la
métaphore, rouerie de la morale. En tant que
fable des temps présents, Matrix exprime
en effet de manière percutante ce que nombre
de nos contemporains commencent à éprouver
dans leur chair et dont Nietzsche le premier eut l'intuition
: « L'humanité emploie sans compter tous
les individus comme combustible pour chauffer ses grandes
machines ». Les ordinateurs n'ont pas d'accès
direct à l'énergie. Ils ont besoin de
nous pour la capter et la transformer. Ils nous manipulent
à cette fin. Nous sommes devenus de simples maillons
dans la chaîne alimentaire des machines.
Leur cheptel.
Cette
domestication de l'homme par la machine réplique
un autre drame, dont résulta la cellule vivante
«moderne» - la cellule eucaryote -, dont
sont bâtis la plupart des vivants : à l'origine,
elle non plus ne savait pas exploiter directement l'énergie
solaire. Elle avait besoin de la capacité de
photosynthèse des cellules végétales.
A cette fin, elle s'associa, au cours de l'évolution,
avec une bactérie spécialisée dans
la transformation de l'énergie des plantes, qu'elle
finit par s'approprier totalement. Aujourd'hui, cette
bactérie a perdu toute autonomie et fait partie
intégrante de nos cellules : c'est la mitochondrie.
L'homme est aux ordinateurs ce que la mitochondrie est
à l'homme : un pur convertisseur d'énergie.
L'incorporation
de l'homme à la machine ne va pas sans d'immenses
souffrances. D'où l'importance des techniques
hallucinogènes - grâce auxquelles nous
prenons les vessies pour des lanternes et nos existences
aliénées pour d'authentiques bonheurs
- au premier rang desquelles figurent les arts multimédias
et virtuels, précurseurs de la future Matrice,
mère de toutes les illusions.
Voilà
ce que dit Matrix et qu'au fond de lui-même,
chacun éprouve comme vrai.
Mais
cette vérité se double d'un lénifiant
mensonge : celui de nous faire croire en la possibilité
d'une résistance. Ruse suprême de la Matrice
qui, tout en désignant le processus par
lequel elle nous asservit, en désamorce la charge
anxiogène. N'en déplaise à Néo
et à ses preux compagnons de fiction, on ne lutte
pas contre un dispositif impersonnel par des moyens
personnels. Seul un contre-dispositif le pourrait.
A la Matrice, il faudrait opposer, non des guerriers
de chair et d'os, mais sa matrice inverse. Mais nous
touchons là aux limites de la pensée humaine,
peu outillée pour imaginer des actions sans agents,
des histoires sans sujets et des épopées
hollywoodiennes sans héros. Le premier film véritablement
post-humain - dont le héros serait un dispositif
- reste encore à venir.
Propos
recueillis par Aude Lancelin
©
Le Nouvel Observateur, 19 juin 2003