Irak
: guerre ou inspections ? Exploration spatiale
: vols habités ou stations automatiques ?
Cellules souches : embryon ou cellule adulte ?
Chaque fois que, pour régler un problème,
nous avons le choix entre une solution économe
en vies et une autre impliquant mort et destruction,
nous nous ruons vers cette dernière, en un
Drang nach Tod ["élan vers la mort",
NDLR] qui restera comme la marque de fabrique de la
génération qui proclama le plus hautement
les Droits de l'Homme et n'eut cesse, par ses actes,
de les nier.
"Le
calcul des coûts est un calcul de vies"
notait, non sans cynisme, Friedrich von Hayek, théoricien
de l'utilitarisme et père spirituel de la mondialisation,
en comparant les décideurs économiques
aux chirurgiens militaires laissant mourir un blessé
qui aurait pu être sauvé, parce que,
dans le temps qu'ils auraient dû lui consacrer,
ils peuvent en sauver trois autres. Au nom de cette
mathématique sinistre dont l'unité de
compte est le cadavre humain, nous troquons sans sourciller
des vies individuelles, bien réelles, contre
de supposés bonheurs collectifs, des vies présentes
contre d'hypothétiques "lendemains qui
chantent", et des vies lointaines contre des
conforts proches – nations entières de
paysans du Tiers Monde ruinées par les subventions
versées aux nôtres, dizaines de milliers
d'enfants irakiens affamés par les sanctions
infligées par l'ONU à leur tyran, dont
Madeleine Albright estimait que, tous comptes faits,
la mort "valait le coût"…
Et
que dire de la multitude d'arbitrages aussi discrets
que meurtriers rendus chaque jour dans la sphère
économique, au nom d'un adage – "le
risque zéro n'existe pas" – signifiant
en clair qu'une sécurité plus grande
serait si coûteuse qu'il est préférable
que la collectivité accepte d'en payer la contrepartie
en vies humaines plutôt qu'en espèces
sonnantes et trébuchantes, et dont les sept
astronautes sacrifiés sur l'autel de l'équilibre
budgétaire américain ne sont que les
symboles les plus récents et les plus spectaculaires
?
Tandis
que les chercheurs en biologie ne recourent plus à
la destruction de vie qu'en tout dernier ressort,
quand aucune autre méthode ne peut remplacer
l'expérimentation animale, l'industrie du vivant
envisage sans états d'âme, pour fabriquer
les cellules souches qu'elle convoite, de disséquer
des embryons humains, alors même qu'existent
des voies de production non létales, à
partir de tissus adultes. Et tandis que partout nous
modifions à grands frais les tracés
d'autoroutes et de chemins de fer pour épargner
telle espèce animale ou végétale
rare, nous tenons pour négligeables les "risques
collatéraux" que nos entreprises industrielles
ou militaires font encourir à l'animal humain.
Dans les calculs de vies auxquels nous nous prêtons,
la devise humaine affiche désormais le cours
le plus faible.
La
vie humaine n'a pas toujours été considérée
comme une quantité pondérable, dont
on pouvait légitimement comparer le poids à
celui d'une autre vie ou d'un autre bien. Il y eut
même des époques de haute civilisation
où la monnaie humaine, hors commerce, n'avait
pas cours. Comme le rappelle Zygmunt Bauman dans son
indispensable ouvrage Modernité et holocauste,
"la tradition juive interdisait de marchander
la survie de certains au détriment des autres".
Plus près de nous, le philosophe américain
John Rawls, dans sa non moins indispensable Théorie
de la justice, condamne les trocs utilitaristes
chers à Hayek et à ses émules
en posant que "chaque personne possède
une inviolabilité fondée sur la justice
qui, même au nom du bien-être de l'ensemble
de la société, ne peut être transgressée".
Mais
ainsi va l'humanité : tel le peuple de Moïse
après sa sortie d'Egypte, elle se croit à
jamais affranchie de la barbarie, en marche vers la
Terre promise, les plus avancés éclairant
la route des retardataires. Mais, loin d'être
rectiligne, sa trajectoire en fait est celle, circulaire,
d'Ulysse, qui après avoir arpenté le
monde, découvert mille merveilles et acquis
mille connaissances nouvelles, revient en Ithaque…
pour y perpétrer un massacre.
Comme
le sait tout collégien amateur de Monopoly,
sur un circuit, les plus avancés sont aussi
les premiers à revenir à la case départ
– à la case barbare.
A
cet égard, les arbitrages que nous allons rendre
pour régler le problème des retraites
des papy-boomers – qui déciderons-nous
de sacrifier au profit de qui ? – révéleront
la valeur qu'au-delà de nos rituelles professions
de foi humanistes nous accordons véritablement
à la vie et, par conséquent, notre degré
réel de civilisation. Ici, nous n'aurons même
plus l'excuse de l'éloignement dans le temps
ou l'espace : les victimes potentielles sont à
nos portes, nous les croisons tous les jours dans
nos cages d'escaliers.
Jean-Michel Truong
© Libération, "Rebonds",
jeudi 6 mars 2003