"L'homme
n'est pas le Temple du Verbe pour l'éternité".
S'il y a un thème central, pour ne pas dire un
leitmotiv dans ce livre, c'est bien celui que résume
cette sentence. Sans dévoiler l'histoire et le
suspens, car il y en a, on peut dire que c'est la pierre
angulaire du récit. Cette idée de l'obsolescence
du corps humain et de sa disparition au profit de sa
seule intelligence d'abord, et des machines par la suite,
est plus que jamais à l'ordre du jour (cf The
age of the spiritual machines de Ray Kurzweil).
A la suite du Golem, des automates, de Frankenstein,
les agents intelligents promis par l'IA engendrent en
effet la même interrogation séculaire :
jusqu'où maîtrisons nous nos créations
? Or, sur cette question de l'autonomie de la technique
semble aujourd'hui se dessiner une sorte de consensus
théorique (cf Visions de Michio Kaku)
: scientifiques, futurologues, écrivains, publicitaires,
cinéastes, tous nous servent le même scénario
: non seulement nous sommes visiblement incapables de
contenir les effets de nos "progrès"
technologiques, mais nous semblons ravis d'accélérer
le processus qui amènera à notre disparition.
Le
mérite de la fiction, c'est qu'elle permet d'aller
jusqu'au bout du raisonnement et de tenter une explication.
En l'occurrence, la prolifération des automates
est censée être la preuve de l'action souterraine
d'une entité cherchant par tous les moyens à
assurer sa survie. Ainsi, nous ne serions que le jouet
d'une puissance supérieure qui vampirise notre
intelligence avant d'immigrer ailleurs et de nous abandonner
à notre triste sort. Cette Créature prend
dans le roman une place prépondérante,
sa description entraînant une relecture de la
Bible très particulière, servie par un
pape hérétique portant jeans et baskets,
et accroc au Web !
Ce
roman au style alerte et non dépourvu d'humour
offre malgré tout une vision plutôt pessimiste
du siècle à venir. Il dénonce également
le libéralisme exacerbé qui caractérise
le monde développé (qui justifie dans
le livre le Grand Enfermement). Or Jean-Michel Truong
est fondateur de la première société
européenne d'Intelligence Artificielle et expert-conseil
auprès des entreprises de hautes technologies
en Chine. Il oeuvre donc au premier chef à l'avènement
de cette IA censée détrôner l'homme.
Doit-on alors voir son oeuvre comme une sorte d'exorcisme?
L'auteur est-il au contraire, comme l'un de ces héros,
du côté de la Créature; veut-il
en favoriser la tâche ? Le mystère reste
entier, et le paradoxe troublant.
Depuis
que Copernic, Galilée et d'autres nous ont appris
la modestie, nous savons que l'homme n'est ni le centre
du monde ni le maître de la création. Doit-on
pour autant aller maintenant jusqu'à lui dénier
sa légitimité à habiter cette planète
?
Tant
que la question reste du domaine de la prospective,
elle prête sûrement trop à sourire
pour que l'on s'y attarde...
Karine
Dupré