Jean-Michel
Truong
propos
recueillis par Bruno Peeters
B.P. Jean-Michel Truong, vous avez gagné le Grand
Prix de l'Imaginaire avec Le Successeur de pierre.
Alors, avant toute chose, pourriez-vous vous présente ?
J-M.T.
J'ai 49 ans. J'ai une formation de psychologue et de philosophe
à l'Université de Strasbourg. Après,
je suis entré dans un cabinet de conseil en transfert
de technologies, où je me suis occupé de
transfert de technologies nucléaires et informatiques.
Dans les années 1980, j'ai créé,
avec des chercheurs, la première société
d'intelligence artificielle européenne, que j'ai
revendue trois ans plus tard à un consortium, ce
qui m'a permis de prendre deux années sabbatiques
pour écrire mon premier livre, Reproduction
interdite, sur le clonage humain. Puis j'ai repris
une activité de consultant en transfert de technologies
: introduire l'intelligence artificielle dans le groupe
Usinor-Sacilor pour identifier et définir les applications
dans le domaine de la sidérurgie relevant de l'intelligence
artificielle, et amorcer leur développement. Dans
ce cadre, j'ai rédigé le cahier des charges
d'un système expert en pilotage des hauts-fourneaux,
qui est, je crois, le plus grand projet en intelligence
artificielle qui ait jamais été réalisé
en Europe : 200 années/homme, c'est-à-dire
200 hommes travaillant pendant une année, ou deux
hommes travaillant chacun pendant un siècle...
180000000 FF d' investissement. Et ce logiciel pilote
actuellement les hauts-fourneaux du groupe Usinor-Sacilor.
Puis, je suis parti en Chine début des années
quatre-vingt-dix, pour aider des entreprises de haute
technologie européennes à investir en Chine.
J'ai aidé France-Télécom à
trouver un partenaire, à créer une "
joint venture " pour la réalisation d'un réseau
de téléphone mobile GSM dans le sud de la
Chine. Puis, je suis revenu en France voici deux ans pour
écrire Le Successeur de pierre. Voilà
le résumé de ma carrière.
B.P.
Vous avez parlé de Reproduction interdite, qui
a été publié chez Olivier Orban (et
republié cette année chez Plon). Pourriez-vous
résumer l'intrigue de ce premier roman ?
J-M.T.
L'intrigue peut-être pas, mais le propos certainement.
C'est un roman qui dénonçait, en 1989, les
dangers du clonage. Quand ce livre est sorti, il a soulevé
un tollé dans la communauté scientifique.
On a entendu tous les pontes du domaine dire que le clonage
humain était théoriquement impossible, qu'il
y avait des principes fondamentaux des lois physiques
qui l'interdisaient. Certains autres, moins catégoriques,
disaient que peut-être, en théorie, la possibilité
existait, mais qu'en pratique il y aurait de telles difficultés
que jamais cela n'arriverait. Et puis quelques-uns disaient
qu'on y arriverait peut-être un jour, mais qu'on
se l'interdirait pour des raisons éthiques. Aujourd'hui,
dix ans après, tout le monde fait du clonage, il
n'y a plus aucune impossibilité technique et tous
ceux qui disaient se l'interdire sont en train de préparer
des business plan afin de réunir des capitaux pour
faire du clonage d'animaux et même, pour certains
d'entre eux, du clonage humain. Donc, en dix ans, les
choses ont beaucoup évolué... Ce n'est plus
de la science-fiction, c'est devenu de la banale actualité!
B.P.
Passons au Successeur de pierre. Deux choses frapperont
tout de suite le lecteur avant même qu'il ait lu
dix pages : premièrement, " pierre "
est écrit avec un p minuscule, et deuxièmement,
vous commencez votre roman par une citation de l'Évangile,
où, précisément, il est question
de Pierre avec majuscule, Pierre, le premier pape. Donc
1) pourquoi ce petit " p ", et 2) quelle est
l'importance, dans ce livre et dans votre pensée,
de l'Évangile, de la religion et de l'Église ?
J-M.T.
Vaste question... Bon, vous avez bien noté qu'il
y a là un jeu de mots. Le Successeur de Pierre
avec un grand P désigne le pape encore aujourd'hui,
donc le successeur de saint Pierre, et avec un petit p,
l'expression a une autre signification qu'évidemment
je ne vais pas dévoiler ici : c'est tout le rôle
du livre que de la mettre en évidence. Disons que
je m'interroge sur une succession possible à l'Homme.
Pour répondre à votre deuxième question,
le thème religieux est prédominant, à
plusieurs titres. D'une part parce que le fait même
de parler d'une succession possible de l'Homme remet en
cause fondamentalement ce que nous croyons de Dieu. Dieu,
dans la vision populaire, a créé l'Homme
à son image; l'Homme se croit l'interlocuteur de
Dieu, son compagnon de route pour l'éternité.
Tout à coup s'ouvre la possibilité d'une
succession à l'Homme, une sorte de rival de l'Homme
dans l'amour de Dieu, quelqu'un qui entrerait en compétition
avec l'Homme pour gagner les faveurs de Dieu ? Cela pose
des tas de problèmes... ! Donc, ce thème
de la religion est très présent dans le
livre parce que, tout simplement, c'est une conséquence
logique du fait qu'une succession à l'Homme devienne
envisageable. En cela, d'ailleurs, je ne fais que rejoindre
une réflexion qui avait été entreprise
au tout début du siècle par Teilhard de
Chardin, peut-être le seul théologien à
avoir réellement pris au sérieux Darwin,
et à s'être posé la question. L'évolution
ne s'est pas arrêtée avec l'Homme, ne s'arrête
pas avec l'Homme. Donc, quelque chose se prépare
qui va prendre sa succession. Dans ce cas-là, qu'en
est-il de Dieu ? Et des relations entre Dieu et l'Homme?
B.P. Je ne vous demanderai certainement
pas de résumer votre livre, mais je rappelle à
ceux de nos lecteurs qui n'étaient pas présents
à Utopia 99 que, préalablement à
l'attribution du Grand Prix de l'Imaginaire, vous avez
donné une conférence qui a, comme l'a dit
l'organisateur, quasiment "atomisé "
l'audience par sa densité, par sa concision, et
par la pertinence de l'analyse. Ce que j'en ai retenu,
essentiellement, concernant votre vision du monde : vous
insistez sur deux grands thèmes actuels, qui selon
vous dominent les scènes politique, économique
et sociale. D'une part le libéralisme triomphant
depuis " certains travaux de maçonnerie dans
le Mur de Berlin " pour reprendre vos propres termes,
guerre totale menée par un besoin de développement
et, d'autre part, et là nous revenons à
l'intelligence artificielle, l'influence de toutes les
nouvelles technologies informatiques (essentiellement
le web). Là, vous avez créé la sensation
en affirmant que, contrairement à ce que nous croyions,
et communément admis, l'internet ne sert ni la
communication ni la démocratisation de l'information,
mais... Est-ce correct ?
J-M.T.
Oui, c'est bien cela. À mon avis, il s'agit de
deux manifestations (l'hégémonie du modèle
néolibéral et la généralisation
du web comme instrument de communication entre guillemets,
de pseudo-communication) de l'aliénation de l'homme,
de sa soumission, sans qu'il s'en soit rendu compte d'ailleurs,
à des objets, à des choses inertes. J'ai
cité cette phrase qui résume finalement
très bien mon livre, phrase de Simone Weil, qui
écrivait ceci, au tout début de la Deuxième
Guerre mondiale : " L'histoire humaine n'est
que l'histoire de l'asservissement qui fait des hommes,
aussi bien oppresseurs qu'opprimés, le simple jouet
des instruments de domination qu'ils ont fabriqués
eux-mêmes et ravale ainsi l'humanité vivante
à être la chose de choses inertes. "
De fait, le néolibéralisme, comme le
web, sont deux manifestations de ce phénomène,
qu'avait déjà noté Marx dans les
Manuscrits de 1844. Cet asservissement de l'homme
à l'objet, à ses propres objets. Si on relit
l'histoire humaine depuis ses origines à la lumière
de ces possibilités qu'aujourd'hui offre la technologie,
on se rend compte que ces deux visions étaient
parfaitement justes. C'en est au point où je me
demande si l'homme n'a pas abdiqué de sa propre
prétention à dominer l'univers le jour où
il a taillé son premier silex. En déléguant
en quelque sorte au silex sa nécessaire adaptation
à son environnement, il a renoncé à
évoluer lui-même et il a commencé
à faire évoluer les objets. Donc aujourd'hui
l'homme, comme le disait très bien Leroy-Gourhan,
est un " fossile vivant ", qui n'a jamais évolué,
tandis que ses objets ont évolué au point
qu'aujourd'hui, ils commencent à acquérir
une autonomie par rapport à leur créateur,
l'homme, et sont en passe de le dépasser. Je pense
réellement que nous sommes à un point d'inflexion
de l'évolution où nous passons le témoin
à nos objets les plus évolués.
B.P.
Et nous abdiquons ?
J-M.T. Et nous avons abdiqué,
en réalité. Et nous laissons ces objets
mener le monde. Quand on pense que des tas de décisions
se prennent sans qu'il y ait la moindre intervention humaine...
Cela m'avait frappé, à la lecture du livre
de Raoul Hilberg, sa grande somme sur la Shoah, La
destruction des Juifs d'Europe, c'est que cet Holocauste
se soit passé sans qu'il y ait eu planification,
pensée appliquée, une seule source d'inspiration.
En réalité, ce sont des procédures
qui ont été mises en place. À chaque
étape de cette procédure, il y avait un
processeur. Il se trouve que ce processeur était
humain, parce qu'à l'époque on n'avait pas
de processeur de silicium. Mais à la limite, des
processeurs de silicium auraient fait l'affaire. Aujourd'hui,
je me dis que nous sommes à un stade où
un tel processus destructeur, autodestructeur, de l'homme,
peut être complètement conduit par des processeurs
de silicium. L'homme est écarté, de plus
en plus si vous y réfléchissez bien, des
décisions qui le concernent lui-même, y compris
de la décision de sa propre mort! C'est ce que
d'ailleurs j'essaye de montrer dans certains épisodes
du Successeur de pierre.
B.P. Vous en parliez tout à
l'heure : vous dirigez une entreprise en Chine, vous êtes
spécialiste en intelligence artificielle. Comment
parvenez-vous à concilier cette vision tout de
même sombre et pessimiste avec votre travail ?
J-M.T.
Je n'y parviens pas puisque je suis obligé d'interrompre
mon travail quand je me mets à écrire. Je
prends donc deux et cette fois-ci trois
années sabbatiques. Cela dit, ces interrogations
que j'ai, cette vision que je me suis faite des choses,
me viennent directement de mes activités quotidiennes.
C'est-à-dire que si je n'avais pas eu ce travail,
si je n'avais pas créé cette société
d'intelligence artificielle, si je n'avais pas vécu
si longtemps en Chine, ces idées ne m'auraient
probablement même pas effleuré l'esprit.
B.P.
Je précise ma question. Vous travaillez directement
sur l'intelligence artificielle qui, selon vous
vous venez de le dire conduit peut-être à
notre propre destruction. N'est-ce pas suicidaire ?
J-M.T.
Oui, mais pour moi, le dépassement de l'homme n'est
pas une chose noire, une catastrophe. Ce n'est pas un
désastre, au contraire. C'est d'abord une constatation.
En plus, je pense que le dépassement de l'homme
est hautement désirable.
B.P.
Nous ne sommes pas notre propre fin ?
J-M.T.
Nous ne sommes pas notre propre fin. Et surtout, nous
avons en nous une telle imbrication entre une aspiration
à la vérité, à la justice,
à la beauté, et en même temps une
agressivité, un esprit de compétition, une
volonté de mort, que je trouve personnellement
apaisante, consolatrice, l'idée qu'un jour ce qu'il
y a de meilleur dans l'Homme puisse se séparer
de ce qu'il y a de plus abominable. Peut-être est-ce
notre devoir, c'est ce que je suggère : la mission
historique de l'homme consiste à transplanter ce
qu'il y a de mieux en lui sur un support qui le débarrassera
définitivement de ce qu'il y recèle d'abominable.
Autrement dit, garder le cortex cérébral
d'Einstein, mais jeter le système limbique qu'il
partageait, ainsi que nous et tout le genre humain, avec
les sauriens et les reptiles.
B.P. Le syndrome Staline-Mozart,
comme vous disiez hier soir ?
J-M.T.
C'est cela. Staline et Mozart. Débarrasser l'intelligence
humaine de ce qu'elle a d'encore reptilien. Et qui fait
qu'aujourd'hui, nous n'avons pas Staline sans Mozart,
ni Mozart sans Staline plus exactement. Nous n'avons pas
Mère Teresa sans Pol Pot. C'est impossible. Ce
sont les mêmes êtres humains qui créent
les holocaustes et qui composent les symphonies.
B.P.
Un bouquin en 1989, un autre en 1999, cela en fait un
tous les dix ans : qu'en est-il du suivant ?
J-M.T.
Eh bien... 2009. Après tout, je ne sais pas si
j'aurai des choses à dire dans dix ans! Ne vivant
pas de mon écriture, je suis soumis à un
rythme où j'accumule des noisettes durant des années
dans mon grenier. Quand j'ai assez de noisettes pour passer
deux hivers, j'écris un livre. Donc vous ne verrez
pas un livre de Truong dans les cinq années qui
viennent...
B.P.
Toute dernière question, bien classique : que pensez-vous
de ce Grand Prix de l'Imaginaire que vous venez de recevoir
à Utopia 99 ?
J-M.T.
D'abord un grand étonnement. Je prétends
que ce n'est pas de la science-fiction, je n'écris
pas de la science-fiction, je suis moi-même complètement
vierge en matière de science-fiction, je n'en lis
pas, donc je suis étonné, et en même
temps flatté et heureux que ce livre ait reçu
cet accueil. Cela représente un encouragement,
c'est vrai. Je suis bien conscient de développer
des idées qui ne sont pas... "mainstream",
disons, et donc le fait qu'elles aient reçu cet
écho, je ne dis pas une validation, mais cet accueil,
m'encourage. Et j'en suis heureux.
Propos
recueillis en octobre 1999 à Utopia 99, Poitiers
©
Phénix 2000
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