Après
dix ans de silence, Jean-Michel Truong revient avec un
deuxième roman dense et pessimiste sur les capacités
de l'homme à s'affranchir des dérives de
la machine.
L'homme
est surprenant de discrétion, le scientifique éclairant
par l'humanité de ses vues, l'auteur fertile en
imagination. Jean-Michel Truong est ces trois personnes
à la fois. En 1988, ce psychologue-philosophe de
formation, passionné d'intelligence artificielle,
avait surpris en livrant un ouvrage presque prophétique.
Reproduction interdite, son premier roman, s'en
prenait aux risques du clonage humain où l'homme
devenait son propre produit, comme l'un des maillons d'une
industrie puissante et implacable. Le livre avait remporté
des prix et connu un immense succès. Avec la brebis
Dolly, on a estimé depuis la justesse de ces vues.
Onze ans plus tard, il récidive avec un roman inspiré
et inventif. Une entreprise ambitieuse et dense, où
la technologie le dispute à l'histoire de l'homme
et à la religion.
Lépoque
que décrit Truong nest finalement pas si
éloignée de la nôtre. Moins en tout
cas que son contexte. Nous sommes en 2032. Au terme d'une
terrible grande peste, le tiers de l'humanité a
péri, victime des errements et des expérimentations
de l'homme. En dépit de graves émeutes en
2011 à Paris, une loi a proclamé le "
zéro contact ", l'isolement de chacun dans
une cellule, des "cocons" qui s'empilent dans
des pyramides édifiées selon autant de strates
symboliques: l'âge et les classes sociales.
À
leur tête, les Imbus. Ceux qui possèdent
le pouvoir, la maîtrise illusoire des armes et de
la finance réunis dans ce Pacte de Davos, règne
du libéralisme intégral et de ses dérives
eugéniques pour " aider des économies
plombées par des populations pléthoriques
", écrit Truong avec plus d'une ironie. Des
apparences d'Etat subsistent. Les Etats-Unis et la Chine,
dans un face-à-face obsolète mais nécessaire,
semblent les seuls à pouvoir revendiquer encore
ce terme désuet. Seul compte finalement ce qui
lie les individus entre eux. Le web, Internet. Un simple
fil qui relie chaque cocon à une existence aussi
vide que virtuelle. Un monde où l'imaginaire a
perdu sa force de création. Un royaume du néant
qui consacre l'immatériel, où l'extrême
connexion des êtres à travers la planète
n'a d'égale que leur suprême isolement dans
des containers. Là, les hommes s'espionnent, se
parent de nouvelles identités, s'unissent par écran
interposé. Calvin est l'enfant de cette création
infernale. À peine 20 ans et une dextérité
à se rendre maître de l'outil qui déconcerte
ses amis et ses proches. Et rappelle les prouesses de
sa mère, Ada, emprisonnée pour avoir pillé
la réserve fédérale.
Mais
ce livre est porteur d'un autre souffle. Autrement moins
techniciste et moins futuriste que certains passages d'anticipation.
L'histoire se double d'une connotation moins religieuse
que spirituelle. Truong pose les fondations de son invention
: la Créature. Immatérielle et belle comme
une idée. " Une poussière infime et
divine qui a conçu à la fois l'idée
de son Créateur et le moyen de la rendre impérissable.
Au début était le Verbe, et le Verbe était
avec Dieu ", écrit Truong. Les premiers chrétiens
y ont consacré leur réflexion en consignant
cette élaboration doctrinale dans une bulle sertie
du sceau de Pierre, le premier des Papes. Ce document
sert de toile de fond à ce roman. L'auteur prétend
le Verbe en quête d'une demeure indestructible minérale
(la pierre) puisque l'homme, hormis Calvin, n'est plus
à même de défendre cette idée.
Sa
Créature, c'est l'Esprit qui souffle. " La
mort du corps n'est rien, craignez plutôt celle
de l'âme ", fait dire Truong à l'un
de ces héros. Derrière des réflexions
sinueuses, reconnaissons-lui, en dehors de tout mysticisme,
cette quête de sens et ce constat amer sur une humanité
démissionnaire de ses prérogatives.