L'humanité
avant dernière
Par Etienne
Barillier
L'essai de Jean-Michel
Truong Totalement inhumaine se propose, en quelques
centaines de pages, d'ouvrir les yeux de son lecteur
sur une de ces erreurs sur lesquelles se fondent les
civilisations: l'intelligence ne dépend pas de
l'humain pour être. Elle prépare même,
dans les coulisses, sa prochaine incarnation et passera
un jour de la chair au silicium...
Loin d'être
un texte austère ou complexe, l'essai se lit
avec grand plaisir. La démarche adoptée
est, à ce tire, aussi pédagogique que
roublarde. Afin de conduire son lecteur au sommet du
haut duquel il pourra contempler les destinées
concurrentes de l'humain et de son Successeur, notre
guide adopte tour à tour un ton jovial ou sérieux,
alternant métaphores et comparaisons, explications
et citations. Le trajet reste ainsi toujours agréable,
plaisant et clair. Au lecteur de garder les yeux ouverts:
on lui présente une démonstration, à
lui de trouver les contre-exemples! D'un simple point
de vue intellectuel, le texte remplit son objectif premier:
faire réfléchir sur des questions auxquelles
on n'aurait pas pensé sans lui.
On peut se demander
alors quel est l'objet même de l'essai. Si on
ne peut le soupçonner de prosélytisme
à tendance sectaire, on ne peut qu'être,
littéralement, sidéré par le panorama
qui s'offre à nous.
En effet, ce
fameux Successeur en lequel s'incarnera l'intelligence
quand elle abandonnera l'humain reste hors de notre
perception. Les manifestations de sa venue au monde
sont seulement déchiffrables une fois l'événement
passé. Ce ne sont pour l'instant que des ombres
projetées sur un mur dont J.-M. Truong propose
une interprétation. Un exemple rapide: la Seconde
Guerre Mondiale, la mondialisation et le capitalisme
ont en commun une poussée technologique qui a
servi les intérêts du Successeur. Ce dernier
croît en effet à mesure que se déploient
les systèmes informatiques. Cette croissance
technologique, dont on est dépendant, entraîne
de nouvelles technologies donc de nouvelles dépendances
et la création d'un cercle vicieux qui prive
l'homme de ses libertés fondamentales.
L'auteur définit
progressivement les mécanismes complexes qui
président au développement lent et inéluctable
de cette autre conscience. Inaccessible, indéfinissable,
elle n'est encore qu'une force émergente qui
se construit à mesure que nos civilisations se
détruisent.
Au fil du parcours,
l'humain en prend pour son grade. Les horreurs sociales,
les aberrations économiques et les monstruosités
martiales sont autant de signes, selon l'auteur, de
la montée en puissance du Successeur, autant
de jalons dans son histoire personnelle. Reste l'humain,
terriblement seul, pauvre créature vouée
aussi bien au génie qu'à la disparition
et à l'oubli.
Veule, égoïste
et destructeur, le portrait de l'humanité pourrait
être sans appel si ne perçait une certaine
générosité qui désamorce
en partie l'horreur. Est-ce la résignation de
celui qui attend l'inéluctable? Redoute-t-il
ce Successeur autant qu'il l'attend? Est-ce qu'une chance
demeure pour sauver l'humain en tant que tel? Le texte
n'apporte pas d'élément de réponse.
Au terme du chemin, on contemple les ruines de toutes
les civilisations, détruites par la folie (la
vanité?) de l'homo sapiens. Là s'arrête
l'essai parce qu'il atteint les limites de son propos.
Aller plus avant serait entrer dans un autre territoire,
que l'on sent frémissant, celui de l'imaginaire,
celui de la science-fiction.
La critique la
plus facile serait par conséquent de reprocher
à l'auteur de ressusciter un lieu commun de la
science-fiction: la machine pensante qui développe
une conscience nouvelle, inédite, inhumaine.
Ce serait oublier deux choses: la première est
que J.-M. Truong ne parle pas de littérature
dans son essai, la seconde est qu'il ne parle pas de
sa littérature.
Le texte tisse
pourtant de nombreux liens avec LE SUCCESSEUR
DE PIERRE (j'écris le titre en majuscules
afin d'en conserver la belle ambiguïté).
Totalement inhumaine, publié après
la fiction, peut être pris comme une sorte de
longue postface qui permettrait d'apercevoir la fabrique
de l'auteur. On aurait aimer ainsi savoir ce qui, de
l'essai ou de la fiction, est né en premier.
Ou, mieux, de savoir pourquoi le roman a été
écrit avant l'essai.
Relecture de
l'Histoire de l'humanité, texte ontologique souvent
troublant, étude presque eschatologique, le texte
est à bien des égards une formidable construction
intellectuelle. à défaut d'être
pleinement convaincant, l'argumentation déployée
enrichira certainement quantité de lecteurs.
Avec son pouvoir de séduction, la lecture de
Totalement inhumaine ne peut laisser indifférent.
Cela la rend indispensable.
©
Mauvais Genres, 30-déc.-2002