F.G
- A vous lire, l'homme a usé ses dernières
cartouches et l'intelligence qui l'a habité cherche
maintenant un support autre qu'organique pour poursuivre
son étonnante odyssée aux confins de l'univers.
Votre essai est la version "sérieuse"et référencée
de cris d'alarme déjà lancés dans
deux romans précédents concernant les
relations homme-logiciels. Pourquoi avoir suivi cet
ordre-ci : romans-essai et non l'autre : essai-romans
?
J-M.
T. : En réalité, la réflexion qui
débouche aujourdhui sur " Totalement
inhumaine " a commencé bien avant que je
nenvisage décrire, à lépoque
où dans les années 80 jétais
impliqué à fond dans le développement
de l intelligence artificielle en France. Ma tentation
première fut donc décrire un essai
sur le sujet, et javais dailleurs conçu
un plan très détaillé et rédigé
de copieuses notes à cet effet. Et puis, je ne
sais pourquoi, lorsquà deux reprises lopportunité
me fut donnée de poser mon sac et décrire,
ce furent des fictions qui me vinrent sous la plume.
Après la publication du " Successeur de
pierre " en revanche, cest tout aussi naturellement
que je me suis mis à cet essai. Lévénement
déclenchant a été la débâcle
de la " netéconomie " qui vérifiait
de façon quasi expérimentale mes idées
sur la façon dont nous devenons, insensiblement,
" la chose de choses inertes ". Après-coup,
je suis persuadé que cétait le bon
cheminement, et que ces vingt années de cave
étaient nécessaires à la maturation
de ces idées.
F.G
: Vous êtes vous-même une figure pionnière
en France des applications de l'intelligence artificielle
et savez de quoi vous parlez en évoquant le développement
de cette discipline. Mais pourquoi en dénoncer
le danger après l'avoir si longtemps côtoyé
: prise de conscience tardive ou aveuglement issu de
l'aura du Successeur?
J-M.
T. : Cette prise de conscience naurait certainement
pas eu lieu si je navais eu le parcours que vous
rappelez. Il en va du Successeur comme des autres espèces
vivantes : on ne les connaît vraiment quau
terme dun long compagnonnage. Noubliez pas
par ailleurs que le Successeur ne nous est vraiment
apparu que depuis peu et que nombreux sont ceux
qui, en dépit de ses manifestations de plus en
plus tangibles, nient encore son existence.
F.G
: Lorsqu'on lit les premiers chapitres de votre essai,
on est amené insensiblement à opérer
une redoutable confusion entre vie et intelligence,
les deux termes paraissant alors synonymes. Doit-on
en inférer que la sorte d'élan vital dont
vous cherchez à mesurer le déploiement
au fil des siècles devait nécessairement,
pour survivre, "persister dans son être", s'acoquiner
à une forme d'intelligence ? Jusqu'à quel
point ces deux entités se rejoignent-elles selon
vous ?
J-M.
T. : Elles ne se " rejoignent pas "
tels deux êtres qui décideraient, face
à un sort contraire, de faire cause commune
elles sont une seule et même chose : Lintelligence
est une propriété de la vie, qui à
son tour est une propriété de la matière.
Autrement dit, la vie et lintelligence sont à
mes yeux des propriétés de la matière,
qui apparaissent nécessairement à un certain
stade dorganisation de cette dernière.
F.G
: Avez-vous été influencé par dautres
philosophes que Chardin dans lélaboration
de vos oeuvres ?
J-M.T.
: Jai trouvé après coup des similarités
mais aussi des divergences fondamentales quil
serait trop long dexposer ici avec le concept
de " volonté " chez Schopenhauer et
ceux de " volonté de puissance " et
de " surhumain " chez Nietzsche. Mais ce nest
quaprès coup, et je ne peux donc parler
dinfluence, du moins directe. Sil est des
influences que je revendique, en revanche, cest
celle de la méthode généalogique
de Nietzsche et ai-je besoin de le préciser
? celle de la biologie du développement.
Quant à Chardin, je nai vraiment compris
son " point oméga " qualors que
je rédigeais la dernière version du "
Successeur de pierre " dont il est un des personnages.
Mais si je partage souvent son analyse, jannonce
dès la fin du chapitre 2 mon désaccord
complet avec sa conclusion : alors que son Monde converge
vers un point le visage aimable et aimant du
Christ le mien se distribue en un réseau
la figure " totalement inhumaine "
du Successeur.
F.G
: Vous mettez à jour des thèses pointues
concernant la biologisation, la sexualité et
la prédation des agents logiciels du réseau
internet ou " e-gènes ". Pour certains
scientifiques, ces théories ont encore une connotation
très SF - appellation que vous contestez par
ailleurs, appliquée à vos textes. Quand
prendra-t-on au sérieux en France cette menace
du transbordement du Successeur, menace " valant
pour nos contemporains et nous-mêmes, voués
à être dépassés par cette
intelligence sans accompagner sa parousie ?
J-M.
T : Quil soit bien clair quil ne sagit
pas à mes yeux dune " menace "
mais au contraire dune " immense espérance
", bien que " totalement inhumaine ".
Du succès de ce " transbordement "
dépend quil y ait de la conscience dans
lunivers après que nous ny serons
plus. Quant à savoir quand la réalité
de ce transbordement sera prise au sérieux, je
ne me fais pas dillusion. Jénonce
au début du livre trois conditions préalables
à cette prise de conscience : accepter que la
vie soit un processus multimédia, renoncer à
lanthropocentrisme, et renoncer à nous
prendre pour Zeus Pancreator. Nous nen prenons
guère le chemin.
F.G
: Pouvez-vous préciser ce qui se cristallise
dans cette dernière expression, Zeus Pancreator
?
J-M.
T : Il personnifie le mythe de la toute-puissance de
la volonté et de la raison qui conditionne nos
scientifiques, nos ingénieurs et nos " managers
", et les empêche de voir que des événements
autrement déterminants que ceux dont ils se prétendent
les causes comme lépiphanie du Successeur
adviennent " à linsu de leur
plein gré ".
F.G
: Vous consacrez de longs développements dans
votre essai à lhistoire du développement
de lintelligence artificielle, l'importance des
"mèmes" dans l'ancrage de la vie sur Terre. En
passant au prisme du Successeur guerres mondiales, industrialisation
de masse, essor du web, nouvelle économie "
Folie dot.com " et droit au bonheur, vous décrivez
une irréfragable "biodicée". Soit une
justice inhérente à la croissance de la
vie qui semble justifier a posteriori - au détriment
de l'humanité ! - ce qui a eu lieu au nom d'un
développement nécessaire pour l'intelligence.
Que devient la liberté de l'individu ou de la
raison face à ces " ruses " du Successeur
?
J-M.
T. : Il est temps que nous en finissions avec lidée
dune liberté totale : nous ne sommes libres
que dans le cadre de ce que permettent les lois de la
physique. Nous pouvons ruser avec elles comme
avions et fusées rusent avec les lois de la gravité
et ainsi exploiter au maximum lespace de
liberté quelles nous laissent, mais celui-ci
nest pas infini. Au fond, je ne fais que poser
lantique question des philosophes : que nous est-il
permis despérer ? Peut-être lexacte
perception de nos limites nous conduira-t-elle à
reconsidérer nos relations avec le reste de la
nature et nos responsabilités à son égard.
F.G
: Si l'on suit le tableau sombre que vous évoquez,
l'humanité est en quelque sorte passée
"à côté de la plaque", n'ayant pas
su exploiter la puissance qui se présentait à
elle pour oublier ses vieux démons (pouvoir,
domination, violence) et évoluer en sa compagnie.
Témoin le désordre de la " net-économie
" qui précipite la catastrophe. La "téléportation"
du Successeur dans le minéral prendra bien encore
quelque temps : quelle solution demeure aux hommes de
bonne volonté afin d'enrayer le processus létal?
Que pouvons-nous espérer dans le voisinage du
Successeur ?
J-M.
T. : Cest lobjet de la conclusion de "
Totalement inhumaine ". Ne pouvant enrayer son
développement, les humanistes ne pourront que
tenter de limiter la souffrance quil engendre.
Pour limmense majorité dentre nous
qui forme ce que jappelle le " Cheptel
" cela passe par la généralisation
des soins palliatifs aujourdhui réservés
aux mourants.
F.G
: Tout cela nest guère optimiste. Savez-vous
si le film "IA" de Spielberg , consacré à
lintelligence artificielle, abonde dans le même
sens que vous ?
J-M.
T : Pour ce que jen ai appris nayant
pas moi-même vu le film cest tout
le contraire !
Propos
recueillis par FREDERIC GROLLEAU le 10 juillet 2001