Examinons
l'hypothèse développée récemment
par Jean-Michel Truong. L'auteur, spécialiste de
l'intelligence artificielle et romancier, ne fait-il qu'ajouter
une pierre à l'édifice déjà
impressionnant de la science-fiction ? Pas tout à
fait. Il argumente à partir de données incontestables
; et l'avenir qu'il envisage n'est nullement improbable,
à condition de raisonner sur un assez long terme.
Il
s'agit d'aller bien au-delà d'une humanité
améliorée ou transformée par des
technologies électroniques, transgéniques
ou « bioniques ». Nous plaçant dans
la perspective audacieuse d'une évolution qui n'a
pas dit son dernier mot avec le type humain et qui procède
par tâtonnements créateurs à partir
de tout support possible, osons comprendre que l'intelligence
dite artificielle amorce un déploiement totalement
autonome. Déjà naissent des robots capables
de construire d'autres robots. À partir du Net,
on verra se multiplier des logiciels autoproducteurs et
le travail colossal des « e-gènes »
devrait produire une intelligence « totalement inhumaine
» (au sens où nous entendons aujourd'hui
l'humanité), passant - après des millions
d'essais et une complexification aujourd'hui à
peine concevable - à une forme de vie nouvelle,
survivant à l'entropie qui ronge invisiblement
nos organes et notre cycle biologique, sur une planète
elle-même condamnée à très
long terme à perdre la lumière et la chaleur
du soleil. Le Successeur serait,
dans un avenir encore indéterminé, une nouvelle
espèce, une sorte de post-humanité, toute
différente de la nôtre (1).
Nous n'assistons qu'à son émergence à
partir des mémoires et des « interconnexions
massives » du Net (2).
En
faveur de cette hypothèse jouent deux arguments:
le premier s'appuie sur le caractère imprévisible
d'un immense processus évolutif dont l'humanité
actuelle (qui ne parvient plus à se penser à
partir du concept de « nature humaine (3)
») pourrait n'être qu'une phase transitoire:
Bergson ne voit-il pas dans l'univers une « machine
à faire des dieux » ? Et avant lui, Nietzsche
ne prédisait-il pas l'avènement du Surhomme
? Le deuxième argument peut s'appuyer sur le fait
que la mondialisation des télécommunications
électroniques produit des phénomènes
d'autonomisation qui n'en sont qu'à leurs débuts:
les progrès de l'informatique et sa diffusion universelle
ont été si foudroyants, l'explosion du virtuel
a été telle qu'on ne peut plus raisonner
dans les termes classiques d'un développement linéaire.
Des seuils qualitatifs ont été franchis
et l'on est déjà bien au delà de
la problématique de la maîtrise des instruments
techniques par un homme censé être souverain.
L'humanité est happée par la « logique
» des réseaux dont elle dépend désormais.
Évolution imprévisible, contraintes nouvelles
et spécifiques : voilà deux points incontestables.
En
revanche, ce qui fait grandement difficulté dans
l'hypothèse spectaculaire que nous examinons, c'est
l'utilisation du terme même de « vie »
et de l'analogie de son évolution. Car si le support
du Successeur n'est plus le carbone, il n'a plus rien
de commun avec la vie telle que nous la connaissons sur
la terre. Supposons que ce soit une matière minérale:
par exemple, du silicium. Admettons encore que l'électricité
nécessaire au fonctionnement de cet immense réseau
de réseaux soit autoproduite. Accordons encore
beaucoup d'autres « sauts » technologiques.
Au sens strict, l'intelligence qui survivrait et même
se développerait alors présenterait les
qualités et les défauts d'une immense banque
de données autoprogrammées, dépourvue
de tout ancrage de chair et de sang. Pourquoi, dès
lors, parler encore d'une forme nouvelle de vie ? Pourquoi
même qualifier cette réalité de «
totalement inhumaine » (ce qui fait encore référence
à l'humain) ? Pourquoi la nommer « Successeur
», comme si le cadre singulier et encore personnalisé
d'une « Succession » avait encore un sens
à ce niveau ?
Si
Jean-Michel Truong a raison (et il n'a pas tout à
fait tort), son propos revient à admettre qu'il
y aura toujours, au-delà de l'homme, des échanges
physiques, informationnels et même peut-être
(dans les termes qui furent ceux de Teilhard de Chardin)
une forme de « noosphère », c'est-à-dire
une aire d'intercommunications supramatérielles,
inconcevables à l'intérieur des limites
de notre intelligence incarnée.
Il
n'y a d'inhumanité que pour l'homme et en référence
à l'idée qu'il se fait de sa propre humanité.
Que l'actuelle mise en place de la « Net-mondialisation
» soit très largement inhumaine, transgressant
les limites et les ancrages qui ont fait l'« humus
» de l'homme tel que nous le connaissons, ce n'est
pas niable. Mais c'est justement toujours l'homme qui
échange toutes ces informations et surtout qui
proteste, s'insurge, s'angoisse de ne plus reconnaître
ni son visage, ni ses marques dans l'évolution
qui l'emporte. Même lorsqu'on parle d'une réalité
« totalement inhumaine », l'adverbe
« totalement » n'arrive pas à effacer
la référence à l'humain. Cela ne
signifie nullement qu'il n'y a pas ni qu'il ne peut advenir
une réalité totalement autre (que savons-nous
de ce qui « se passe » aux confins de l'univers
?), mais cela témoigne toujours de la spécificité
de la conscience humaine: celle-ci se pose en s'opposant,
s'affirme en se dépassant; en ce sens, elle ne
peut s'extraire absolument de soi, elle ne peut s'abstraire
complètement de la relation singulière qui
la lie aux choses et à elle-même - qu'on
nomme ce lien irremplaçable « subjectivité
» ou « ouverture à l'Être ».
C'est dire que, si la disparition de l'humain n'a rien
d'impossible, elle reste aussi inconcevable à l'homme
en son contenu que ce qui l'attend (ou ne l'attend pas)
au-delà de sa disparition physique : si je décide
de me donner la mort, je ne sais pas vraiment ce que je
me « donne » :je sais seulement ce que je
refuse. Ce qui est vrai pour l'individu ne l'est pas moins
pour l'humanité dans son ensemble.
©
Dominique Janicaud, L'homme va-t-il dépasser
l'humain ?, Bayard, Paris 2002, p. 50 à
55.
1.
C'est une hypothèse déjà formulée
par Bill Joy, cité par Edgar Morin, L'identité
humaine, Paris, Le Seuil, 2001, p. 232.
2.
Voir Jean-Michel Truong, op. cit., p. 49-50.
3.
Voir le livre d'Edgar Morin, Le paradigme perdu:
la nature humaine, Paris, Points-Seuil, 1973: «
Ce qui meurt aujourd'hui, ce n'est pas la notion d'homme,
mais une notion insulaire de l'homme » (p. 211).
Il ne faut plus se contenter de penser l'homme à
partir de lui-même et de ses caractères
censés être permanents, mais le resituer
dans l'évolution des vivants, par rapport à
son environnement, ainsi qu'en ses différences
ethniques et socioculturelles.
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