Un
texte de fiction plus qu'un essai
Par
Francis Mizio
"Totalement inhumaine",
m'a fait l'effet d'être plus une scientifiction
qu'un essai. Malgré tout le respect et l'admiration
que je peux devoir à J-M Truong, je dois
avouer que ce livre m'a fortement ennuyé, sinon
agacé. Pourquoi ? Peut-être m'attendais-je
à lire un essai clairvoyant et j'ai découvert
ce qui m'a semblé être un fatras de réflexions
et de faits pas toujours signifiants mêlés
à une certaine poésie d'auteur ; lequel
est éminemment plus impressionnant dans ses romans,
lorsqu'il la met en pratique dans ce genre plus adapté
à ses propos et son talent.
De fait, pour
moi l'auteur expose de façon très compliquée
-en employant des ficelles de la science fiction telle
la création de patronymes et de néologismes-
un portrait de ce qui ne me semble être somme
toute que celui du capitalisme débridé.
Le télescopage entre essai généreux,
sincère et humaniste -quoique quelque peu outré
dans le rôle du cassandre- et les outils de fiction
qu'il emploie dessert le propos, voire frise le ridicule
par trop d'anachronismes. En fait J-M Truong appellerait
le Successeur, le capitalisme ou la société
de marché, et les Imbus les propriétaires,
etc, ce serait plus simple, mais le côté
prophétisant de "l'essai" y perdrait car on s'apercevrait
peut être plus facilement que les propos ne sont
pas plus différents que ceux d'un Bourdieu. La
figure du Successeur (du moins dans la première
partie, après ll change), mélange de technologie
-techniques cybernétiques diverses et même
cryptographie-, et de sciences tous azimuts, allant
jusqu'à l'Internet au risque d'être une
nouvelle figure du panthéon scientiste ne serait-elle
pas tout simplement, plus prosaïquement un des
outils, un phénomène émergent de
l'emballement, de la société de marché,
du "système" capitaliste, de la société
de consommation dont Baudrillard fait remonter l'origine
dès l'antiquité? Le Successeur en gros,
n'est il pas simplement l' d'ordonnancement de l'ordre
social et/ou mondial? Auquel cas, le terme de Successeur
-concept émergent et vivant- n'est il pas applicable
a bien d'autres choses plus terre a terre, telles que
par exemple le marché boursier?
C'est jargonner
science fictivement au lieu de le faire sociologiquement
pour ne pas nommer des concepts comme lutte des classes
ou autres qui sont ringardisés. Exemple :
pour avoir une explication claire des "mêmes",
concept californien qui fut très mode chez des
auteurs de SF justement (Gibson, Sterling) et dans le
giron du M.I.T., il suffirait de lire une des notes
elles même de Truong qui cite Bourdieu, -celui-ci
définissant un"dogme médiatique éphémère"
de façon plus simple que J-M Truong. De fait,
"Totalement Inhumaine" m'apparaît comme un travail
bluffant mais creux. Voire : comme un cahier des charges,
une réflexion menée afin d'écrire...
un roman (le Successeur de Pierre ?). Le propos de Truong
-sa vision- portant bien plus en fiction qu'en essai
et de fait, paradoxe, gagnant plus en crédibilité.
Truong est un vrai écrivain, mais pas un essayiste.
Le romancier brillant phagocyte l'essayiste volontaire
et lui nuit.
Enfin, Jean-Michel
Truong me semble -c'est un paradoxe chez un humaniste
viscéral- quand même bien fasciné
par le darwinisme social et la sociobiologie, cette
stupide application de la génétique a
n'importe quoi (les e-genes de J-M Truong, sont grotesques
scientifiquement, au mieux c'est de la poésie
science fictive). on est dans l'amalgame denoncé
par Sokal et Bricmont, dans le plaquage de notions scientifiques
a des faits sociaux ou philosophiques.
Je ne dis pas
que Truong adhère a ces notions : on le sait
violemment contre. Je le dis fasciné car le propos
semble moins clair sur ces points. On ne peut pas "pirouetter"
avec des "e-genes" (c'est-à-dire reprendre des
notions génétiques, ce fourre-tout actuel)
et après s'attarder et s'énerver sur un
évolutionnisme et un darwinisme holistique que
l'on sort à toutes les sauces puissamment car
capable de créer une lecture complète
du monde à l'instar de la psychanalyse ou de
la religion, new age ou pas. Il faut reconnaître
que ces notions dangereuses et troublantes donnent le
vertige et sont, logiquement le grand méchant
loup du moment, perturbantes etc. La encore gageons
qu'une vague de réaction tendra à prouver
que le discours tout génétique actuel
va changer. Il y a effet de médias et d'intérêts
économiques, mais on s'apercevra comme ce fut
le cas pour bien d'autres choses que le discours unilatéral
connaît des failles.. Que les "vérités"
actuelles, le culte de l'ADN et tout le bataclan ne
sont pas impossibles à remettre en cause. Peut
être cela se passera quand les fonds de pension
américains cesseront d'investir dans les société
de bio ingénierie.
Copernic a montré
que l'homme n'était pas le centre de l"univers,
Darwin a montré que l'homme n'était un
singe évolué, Freud qu'il ne maîtrisait
pas ses actes, la sociobiologie et les éthologistes
cherchent à nous montrer que nous sommes que
la proie de nos gènes, nos phéromones
ou nos instincts animaux... Truong l'humaniste, croit-il
vraiment pas que le rabaissement de la condition humaine
n'est pas suffisant ? Que c'est le sens du progrès
que de déchoir l'humanité ? L'homme ravalé
au rang du ver de la crevette qu'il cite (ou de la douve
du mouton, exemple similaire), est-ce le sens d'une
justice déterministe qui voudrait qu'il soit
condamné à un sort dérisoire à
cause de ses actes et de sa part d'inhumanité
? Je ne crois pas que Truong pense ou souhaite ça,
ou qu'il y croit même seulement. Il agite un spectre.
Un spectre créé par un romancier en traduisant
une confusion dans son raisonnement : il prophétise
ce qu'il abhorre. Son imprécation teinté
de judéo-chretienté a la la recherche
de rédemption, sur le mode "on y va et y'a pas
d'autre solution, vous allez payer pour vos fautes"
ferait presque de lui un des prosélytes... ce
qu'il n'est pas !
Nous sommes dans
la confusion.
L'annonce d'un
successeur qui nous asservit tout, dieu imago protéiforme
ou informe c'est selon les parties de l'ouvrage (c'est
quoi le Successeur ? Ce serait enfin "la main
invisible" du marché qu'on va enfin contempler
en 3D?) que cherchent tous les scientifiques pris par
la gueule de bois du XXe siècle est au mieux
millénariste, au pire, un effroi peu candide
(Certains voient dans le Net la concrétisation
des neurones, du cerveau collectif de Gaïa la planète
organisme vivant et intelligent que nous habitons. Le
Successeur est il pour Truong une variation conceptuelle
de cette vision qualifiée de New age ? C'est
pas clair). La révolution couve, ou du moins,
la réaction. Les incidents récents de
Gênes l'ont montré et
leurs conséquences
sont en marche. Ainsi, on pouvait lire des discours
enflammés et étourdissant il y a peu sur
la "nouvelle économie"..; avant que cela ne retombe.
Baser alors sa réflexion sur des moments de paniques
médiatiques, effarés ou enthousiastes,
et en tirer une vision d'avenir relève de la
science fiction, c'est un procédé, un
schéma mental de science fiction (la SF comme
l'a bien définit Dunyach un jour est une littérature
d'hypothèses. Cela ne fait pas d'elle une capacité
a être prise pour un essai, une réflexion
définitive sur le monde. Faudrait soit dit en
passant l'expliquer a Dantec). Le probleme c'est qu'a
notre époque analystes ou sociologues mêlent
les prophetisations à l'analyse et que du coup
ces formes d'expressions couramment mêlées
entraînent des torrents de glose creuse. Truong,
déformé par son travail de brillant romancier
applique une hypothèse qu'il poursuit figée
et non modifiable dans le futur (hypothèse :
le capitalisme ne changera pas. Actuellement dans sa
forme définitive, il va asservir le monde). C'est
un procédé de romancier de SF : pousser
une hypothèse en la pétrifiant et en faire
jaillir les images, une forme, une entité. C'est
ce que fait Totalement Inhumaine à travers les
diverses figures dont celle bien confuse, du Successeur.
Or, on le sait l'histoire n'est pas si monolithique
et même en science fiction il arrive qu'on tienne
compte des détails microscopiques ou des individus
qui influent sur des cours historiques généraux
(cf : Asimov, la psychohistoire dans Fondation). L'histoire
n'est pas si manichéenne et la vision de Truong
est celle d'un occidental qui oublie -quand même,
et même s'il en parle- 95% de la planète
qui a faim et se fichera de nos concepts quand il s'agira
de venir faire des razzias pour bouffer... et donc changera
le cours de l'histoire tel qu'il se dessine a première
vue, en prenant une hypothèse calquée
sur le présent.
Bref, pour moi
Totalement Inhumaine n'est donc pas un essai. C'est
au mieux de la science fiction sous l'aspect d'essai,
et se vit comme un des défauts de notre ère
aveuglément scientiste. J'en veux pour preuve
qu'on y retrouve des figures science fictives au delà
même des procédés seulement narratifs
ou stylistiques. Le grand ordinateur omniscient et omnipotent
de Brown ou Clarke ; la société en ruche.
J'en passe de nombreuses, comme les chapitres 7 et 8
qui sonnent comme du Pynchon paranoïde. Mais là,
si c'est un reproche pour un essai... c'est un compliment
pour le romancier.
©
Mauvais Genres 30-déc.-2002