Inhumain,
trop inhumain
Par
Olivier Noël
"Durcir,
lentement, lentement, comme une pierre précieuse
et rester finalement là, tranquille, pour
la joie de l'éternité."
F. Nietzsche, Aurore, § 541.
Avec Totalement
inhumaine, Jean-Michel Truong sort en apparence
du domaine de la fiction pour nous livrer un
essai fort déroutant prolongeant et approfondissant
les réflexions amorcées dans Le Successeur
de pierre. Il unit dans un même mouvement
jubilatoire et contradictoire une féroce et brillante
généalogie du couple monstrueux libéralisme/informatique
(destruction en règle de la netéconomie,
nouveau système de castes sociales
), et
une sinistre extrapolation autour des rapports ambigus
Homme/Artefact. Incomparable description entomologique
de notre univers socio-économique, condamnation
sans appel de notre espèce, c'est aussi et surtout,
à mon sens, un chant poético-mystique
au parfum entêtant de prophétie. Car Truong
révèle sa profession de foi comme un Dernier
Testament, annonçant la venue au monde d'un nouveau
paradigme qui sera notre dernier espoir de salut et
d'élévation, mais aussi notre perte.
L'objet
de Totalement inhumaine est la perpétuation
d'une conscience à défaut
de la conscience humaine trop entachée de sang
et d'insanité au-delà de la limite
estimée de survie de l'humanité, dans
quelques milliards d'années lorsque notre étoile,
atteignant un nouveau stade, deviendra une géante
rouge et détruira toute vie sur Terre. L'Homme
est éphémère, il est donc urgent
de lui trouver un successeur. Or pour Truong
il est tout désigné : le minéral,
l'informatique, le net. La sphère cybernétique.
L'auteur nous décrit alors la naissance et la
fulgurante et inexorable ascension avec l'aide
précieuse de l'ultralibéralisme
d'une nouvelle intelligence radicalement différente
de la nôtre. Est-ce souhaitable ? Truong ne répondra
pas ouvertement. Pour lui, cette intelligence d'un nouveau
type ne nous appartient déjà plus. L'outil,
prolongement de nos organes, s'affranchit et nous survivra.
Mais la conclusion de l'ouvrage nous éclaire
sur les convictions de l'auteur : il désire cette
succession.
L'Homme, de par
sa nature organique, est "périssable". Il n'est
pas ce palimpseste réutilisable à l'envi
qu'il a longtemps cru être : Auschwitz, Hiroshima,
Kigali, tous ses crimes abominables, intolérables,
le marquent du sceau indélébile de leur
infamie, l'ont "disqualifié à jamais".
S'il a su pourtant maintenir l'illusion, il ne peut
aujourd'hui que constater l'étendue du désastre.
Le palimpseste a vécu. Un nouveau support plus
durable se développe néanmoins, à
nos frais : le Successeur, le disque dur de la Conscience,
extensible à l'infini et promesse d'une ère
nouvelle qui s'accomplira donc sans nous. Il faut accepter
l'idée que l'intelligence, la vie même,
ne sont pas tributaires de l'organique ni de notre configuration
(a fortiori de notre image) : comme l'a démontré
MacLuhan, "le média c'est le message". On peut
alors envisager l'émergence d'une forme de vie
minérale, basée comme la nôtre sur
l'information (car notre cerveau n'est qu'échange
d'informations). Vouloir donner forme humaine aux intelligences
artificielles est donc pour l'auteur une absurdité
totale et la manifestation de nos tendances démiurgiques.
Mais Truong enfonce le clou un peu loin : vouloir simplement
évoluer, dans son corps, son esprit ou son environnement,
c'est encore selon lui se prendre pour Dieu, le "Zeus
Pancreator". Désirer maîtriser son univers,
progresser, serait-ce encore se prendre pour Dieu ?
Difficile de suivre l'auteur sur cette voie chaotique.
Ne serait-ce pas lui, plutôt, le "Zeus-Pancreator",
lui qui juge l'humanité toute entière,
lui qui la condamne à la peine de mort pour le
bien du Successeur ?
L'Homme disparaîtra,
cela au moins est certain (c'est l'une des grandes leçons
de la terrifiante saga de Dune : rien n'est éternel).
Mais l'auteur s'avance un peu vite en déterminant
l'échéance à l'explosion du Soleil.
Car d'ici-là, tous les scenarii de science-fiction
restent plausibles. Nous pourrions même (je vais
déposer le concept !) envisager de rester indéfiniment
sur Terre, nous réappropriant son espace-temps
grâce à la maîtrise de la physique
quantique et des "trous de ver", installant ainsi notre
présent dans le passé de la planète.
L'hypothèse d'une errance spatiale n'est pas
non plus à exclure, de même que la numérisation
de nos esprits (Deus ex de Norman Spinrad, La
Cité des permutants de Greg Egan
).
Ne sous-estimons pas la Science qui a permis, faut-il
le rappeler, l'émergence du Successeur. Ceci
étant dit, l'Homme pourrait bien s'éteindre
à l'occasion de l'ire solaire. Concédons
à Truong la validité de son postulat.
L'humanité
doit donc, selon l'auteur elle n'en a pas vraiment
le choix accoucher d'un héritier, l'aider
à se développer et le laisser voler de
ses propres ailes. L'Homme a d'abord évolué
en termes darwiniens. Cette évolution s'est ensuite
reportée sur ses outils : on peut alors accepter
l'idée d'une "espèce" informatique qui,
toujours selon ces mêmes lois, finira par nous
supplanter. Totalement inhumaine est donc aussi
un roman familial au sens littéral, l'histoire
d'une naissance et de son incidence sur les différentes
parties, mais aussi au sens que Freud accordait à
l'expression, c'est-à-dire ce lieu de recréation,
de fantasme guidé par le désir inconscient
d'une famille idéale ; en l'occurrence pour Truong
: le sens donné à sa vie et le
récit d'une déhiscence, figure
maîtresse de sa réflexion (l'auteur lui
préfère la métaphore de la filiation,
plus accessible mais qui confère inévitablement
à son objet une dimension humaine qu'il aimerait
justement écarter). La déhiscence, c'est
ce terme de botanique qui désigne des organes
clos (fruits, pavot
) qui s'ouvrent d'eux-mêmes
pour livrer passage à leur contenu. Il s'agit
donc d'un processus naturel et nécessaire, étranger
à toute notion de finalité. Les concepts
"d'espèces mères" et "d'embryologie" cybernétique,
utilisés par l'auteur, sont certes évocateurs
mais trop "humains" pour atteindre l'objectivité
poursuivie.
A l'aune de ce
réajustement on saisit mieux la portée
du texte de Truong, ce vers quoi il tend réellement,
à savoir une description rigoureusement scientifique
de l'émancipation prochaine du paradigme informatique,
étape suivante du programme universel présentée
comme un fait non contestable et (presque) avéré.
Son analyse de la propagation des "mèmes" libéraux
et informatiques est saisissante. Truong dissèque
ce nouveau darwinisme électronique (il parle
d'e-gènes) à la manière
d'un entomologiste plus que d'un historien, conscient
de la globalité du système observé.
Il nous montre comment le "Moloch" libéral aliène
ses victimes dans son village global chimérique,
les transformant en insectes et leur niant du même
coup le droit à l'individualité. Pour
ne citer qu'un exemple étonnant, il prouve (p.113-114)
que l'informatisation exponentielle, censée augmenter
la productivité de manière conséquente,
l'a en fait, sinon plombée, du moins ralentie
! L'auteur se demande alors pourquoi nous nous sommes
laissés faire. Il pense bien sûr au Successeur
Sans cette ambiguïté
fondamentale donner du sens à quelque
chose qui n'en a d'autre que celui de sa propre existence
Totalement inhumaine eût constitué,
plutôt qu'un Dernier Testament, un nouvel évangile
à la gloire du Successeur, c'est-à-dire
plus prosaïquement un compte-rendu. A l'Evangile
selon Jean-Michel, à l'Ecriture d'un nouveau
règne, Truong préfère la prophétie.
Il nous avertit et nous affirme avec une sereine véhémence
que notre salut dépend du succès de la
transmission. Il nous invite à célébrer
l'e-charistie, à communier sur le web
et profiter pendant qu'il est temps (cinq milliards
d'années ?) de cette transsubstantiation technologique.
Téléchargez, insérez : vous êtes
en contact avec le corps du Successeur, et vous le renforcez.
Se connecter au réseau des réseaux (le
Roi des Rois ?) c'est contribuer à prolonger
la Conscience pour l'éternité, pour les
siècles des siècles. Jusqu'au jugement
dernier : Truong, page 73, parle d'un "terminus" de
la vie, but à atteindre pour lequel l'humanité
doit uvrer. Quel est donc ce terminus ?
Déchiré
entre son humanité d'une part (Truong est un
homme : il ne peut, malgré lui, raisonner qu'en
tant que tel) et sa prétention à l'objectivité
d'autre part, il nous lègue, en première
instance, un objet fondamentalement Humain. L'entreprise
dans laquelle Truong s'est engagée relève
tantôt du fantasme (interprétation psychanalytique)
tantôt de la foi (le Successeur, figure hérétique
et impersonnelle mais manifestement d'essence divine).
Truong a un lourd handicap : il n'est pas inhumain.
En outre son présupposé de départ
n'exigeait pas cet antagonisme Homme/Successeur, car
si l'homme n'est en effet qu'une étape, la suivante
surviendra quoi qu'il arrive, avec ou sans nous. Il
semble alors contradictoire d'inclure notre volonté,
nos actes, dans le processus de déhiscence.
Considérant
pour ma part que la vie en premier lieu l'Homme,
cette race d'assassins et d'artistes pathétiques
n'a pas de sens (de telos écrivais-je
dans mon article sur Le Successeur de pierre)
je ne puis adhérer à la thèse manifeste
de l'auteur (la nécessité de la succession),
consubstantielle à l'idée et, partant,
du comportement de résignation.
Truong préfère parler de "désengagement"
(voir interview sur le site), attitude proche du bouddhisme
et qui participe soit d'un profond cynisme (les petits
profiteurs du système néolibéral,
parfaitement conscients de son caractère destructeur)
soit d'un mal-être existentiel (difficulté
à trouver un sens, rejet de sa nature d'Homme
).
Gageons cependant que ce "désengagement" de l'auteur
est bien l'aboutissement d'une réflexion dont
la sincérité n'est pas douteuse. Y voir
comme je l'avais fait pour le Successeur
une dérive "xénocide" apparaît dès
lors injuste, même si l'auteur, par ses incessants
anthropomorphismes et, plus encore, par sa façon
d'insister sur les crimes de l'humanité (Auschwitz
comme preuve ultime de son incapacité à
évoluer vers un devenir meilleur) n'y est certes
pas étranger. L'ambiguïté subsiste
donc, non sur l'intention de Truong mais sur les portées
philosophiques de son discours.
Le malaise provient
en partie de ce que sa réflexion s'inscrit dans
une intention épistémologique d'une part
admirable analyse de l'évolution du paradigme
informatique et de son allié le néolibéralisme
et téléologique d'autre part
justifier la Succession par l'inanité qui frappe
l'humanité conférant inévitablement
au système observé une orientation (quoi
qu'en dise l'auteur) tandis qu'il n'est que le produit
d'un ensemble de déterminismes. L'humanité
elle-même se retrouve implicitement investie d'un
devoir de perfection puisque sur le point d'être
destituée pour fautes graves. Son destin aurait
été scellé par Auschwitz et ses
avatars ; Truong n'exhorte pas tant à l'euthanasie
de l'humanité qu'à son écrasement
(au sens informatique du terme) par son successeur supposé.
D'ailleurs le problème ne se pose pas pour l'auteur
en termes moraux : il ne cherche que l'assurance d'une
intelligence post-humanité. Il écrit même
(p.72.) : "Au terme de la course, quand tout aura été
consumé, la palme ne reviendra pas au concurrent
le plus intelligent, mais à celui qui, simplement,
sera là." Autrement dit, il professe un
darwinisme cosmique, le droit du plus fort à
l'échelle des espèces : le vaincu n'aura
été qu'un faible, juste bon à être
jeté en pâture. Tant pis alors si, pour
la pérennité de l'entreprise (la Conscience),
on licencie à tour de bras (l'homme sacrifié
à la cause de la Conscience). C'est la conjoncture
cosmique.
Au lieu de s'en
tenir à la stricte généalogie du
Successeur, il veut lui donner un sens, c'est-à-dire
avec ce que cela comporte d'intrinsèquement humain,
invalidant ainsi la vaine tentative de l'auteur de ne
plus raisonner en tant que tel. Cet insoluble opposition,
si elle ne nuit aucunement à l'implacable autopsie
de notre société, ne peut en revanche
conduire qu'à une reconstruction métaphysique
du monde avec l'érection d'une Conscience comme
fin en soi ; autrement dit, Truong dérive la
notion chrétienne de but (de foi) et l'adapte
à sa propre cosmogonie scientifique.
C'est à
dessein que j'invoque ici la religion chrétienne
et son principe de dévotion, qui chez Truong
glisse vers son objet du désir : le Successeur.
Totalement inhumaine prône l'arrivée
d'un Jésus moderne et totalement inhumain, qui
seul sauvera de notre ruine la présence d'une
Conscience dans l'univers. Contempteur de l'humanité,
Truong pleure sa mort imminente mais célèbre
le couronnement de son héritier. Page 66, l'auteur
est explicite : "L'enjeu n'est rien de moins que la
persistance d'une conscience dans l'univers après
la disparition de la nôtre. S'y joue par conséquent
le sens même de notre existence."
Mais convaincu
du caractère irrévocable du processus
d'autodestruction dans lequel est engagée l'humanité,
il ne propose aucune alternative à la Succession,
et pour cause : il n'y aurait pas d'issue. Le canot
de sauvetage serait en même temps la torpille.
La netéconomie, le marché, internet, etc.,
sont les plus grands soutiens du Successeur, mais ils
accélèrent notre déchéance
et donc précipitent la chute du Successeur. Nous
aboutissons à cette curieuse aporie :
1. la Succession
est inéluctable
2. le néolibéralisme
est inéluctable (de par sa nature complexe à
l'image d'un cerveau)
3. ce
dernier est en train de nous détruire
4. il
pourrait bien nous éliminer avant l'émancipation
du Successeur (le premier point serait alors faux)
Dans
cette optique de perpétuation d'une conscience,
il apparaît urgent de proposer une alternative
sociale au système ultralibéral. Sans
cela, son Successeur pourrait être réduit
à l'état d'avorton, victime de l'humanité
infanticide. Or l'attitude fataliste de l'auteur me
semble incompatible avec son espérance en l'émergence
d'une Intelligence supérieure. Enfin, l'inéluctabilité
de la Succession est encore matière à
polémique. On ne peut écarter l'hypothèse
d'une prise de conscience collective, un "jihad butlérien"
(Dune) qui viserait à maintenir la suprématie
de l'Homme sur les machines. Ou d'une symbiose harmonieuse
("l'homme symbiotique"), même si l'auteur les
juge irréalisables.
Totalement
inhumaine, par la nature de son discours (il est
trop tard, l'homme va disparaître et sera remplacé
par le successeur) qui exclut d'emblée toute
réfutation, peut dès lors sembler absolument
hermétique, excessivement pessimiste ou, pour
certains esprits étriqués, suspect (ceux-là
ne manqueront pas de noter les nombreuses citation de
Nietzsche fort pertinentes d'ailleurs). J'ajouterai
à ce propos que tout ouvrage, aussi contestable
soit-il, qui pousse à la réflexion et
à la remise en question tant individuelle que
collective sera toujours préférable à
celui qui n'a rien à dire, et que plutôt
qu'une morale ou l'absence d'une morale, "la littérature
exige une hypermorale" (G. Bataille, La Littérature
et le mal, avant-propos)
Qu'il
me soit alors permis d'envisager une toute autre lecture
de l'ouvrage. L'objet du livre ne serait pas tant politique
ou philosophique (qui du reste peut prétendre
à une si féroce et si lucide critique
du système néolibéral ?) que
poétique. L'essai sulfureux ne serait q'un
roman de science-fiction à la première
personne, le rêve éveillé d'un futur
effrayant.
Car Totalement
inhumaine pourrait bien relever d'une démarche
artistique (consciente ou non) dominée par le
motif de la déhiscence (naissance et émancipation
du Successeur) et engendrée par la quête
de sens de son auteur. L'essai constitue à cet
égard un manifeste esthétique très
particulier, puisqu'il ne propose pas moins qu'une nouvelle
définition de l'Art, dénié dans
son acception usuelle. L'Art (mais aussi l'expérience
mystique) en tant qu'expression individuelle (et ce
quel que soit son but) est selon l'auteur un leurre
destiné à nous maintenir dans l'illusion
du bonheur, une activité "dispendieuse" : l'opium
du peuple, relayé par l'uvre suprême,
l'Art absolu, la réalisation concrète
de cet acte déhiscent et créateur perpétré
par l'Humanité en tant que paradigme, unité
indivisible et globale. Cela éluciderait la propension
de l'auteur à tout expliquer (comme les évènements
historiques) en fonction de l'objet de son analyse.
Le Successeur serait l'inspirateur de toute chose, comme
un Dieu tout puissant. Truong, démiurge mystique
et complaisant ? Non ! Simplement l'instigateur d'un
projet poétique surhumain, monstrueux, qui tiendrait
en quelques mots inoffensifs : "quelque chose plutôt
que rien".
Se pose en effet
la question de la légitimité de cette
Succession rêvée. Truong, trop occupé
à définir les contours de sa créature,
a oublié dans son livre cet élément
primordial, qui aurait dû constituer l'ADN de
l'ouvrage : Pourquoi ? Pourquoi cette transfiguration
est-elle souhaitable? La réponse ne peut être
qu'un syllogisme, forcément poétique :
pour qu'il y ait encore, après nous, une conscience.
Tout sauf l'humanité aux mains ensanglantées.
Nous sommes tous des Raskolnikov, Truong est notre Porphyre
et le Successeur un chef d'oeuvre en cours de création,
artefact ultime par lequel l'Homme sera enfin "sorti
de lui-même" et, du même coup, suicidé.
L'Homme se fait Seppuku et de ses entrailles jaillit
le Successeur, prêt à se purifier de ses
scories (ses résidus humains) avant d'affronter
l'infini.
L'infini ? Pas
sûr. L'Univers pourrait bien, à son tour,
s'effondrer ou imploser. Le Successeur devrait alors,
lui aussi, accéder à une nouvelle forme,
à une improbable immatérialité
(et donc à la divinité). Et de même
que "L'Homme n'existe que pour être dépassé"
(Nietzsche, cité par Truong p.77) le Successeur
ne sera à son tour qu'une autre étape.
Truong cherche à donner un sens à sa vie
et à celle de l'humanité, c'est de plus
en plus patent, de livre en livre (p.25 : "La vie serait
donc dénuée de sens ?). Il donne un sens
à Auschwitz (et juge l'humanité) comme
un chrétien donne un sens à sa souffrance
("au moins, ça n'aura pas été en
vain"). Il refuse d'admettre la futilité, l'absurdité
de l'existence, l'absence de cause première et
de but dernier. Pourtant en vérité l'Homme
ne peut tendre que vers rien. Au bout du compte, dans
cinq ou mille milliards d'années, il n'y aura
que le néant. L'Univers dépasse notre
entendement non parce que nous sommes humains mais parce
qu'il est divin, incommensurable, terrifiant. Truong
veut espérer, veut croire à la
Révélation finale, et c'est pourquoi il
se fait tour à tour l'aède et le prophète
d'un avenir meilleur (à propos d'aède,
notons que l'analogie que fait l'auteur entre les structures
homériques et notre société est
fort judicieuse). Meilleur, c'est-à-dire sans
nous, les Hommes. Sans Auschwitz, certes. Mais sans
Lautréamont, sans Modigliani, sans Bach, sans
Bergman. Qui peut désirer décemment un
tel monde ? Rien plutôt que nous ?
Quel
homme peut désirer un monde sans homme ? Lui
préférer une intelligence "totalement
inhumaine" ? C'est d'ailleurs le propos de la tétralogie
d'Ender, d'Orson Scott Card : on ne peut que traîner
sa culpabilité de race néfaste et meurtrière,
et espérer en un avenir meilleur. Pourtant Jean-Michel
Truong, que son espèce répugne, est bien
cet anti-humaniste pressenti dès son roman précédant.
Anti-humaniste parce qu'il ne raisonne pas au niveau
de l'individu (notion trop humaine) qui n'a pas sa place
dans sa réflexion, mais au niveau du paradigme.
Et parce qu'il a fait sien cet enseignement de Zarathoustra
:
"Que
l'avenir et le plus lointain soient la raison d'être
de ton aujourd'hui : dans ton ami, tu dois aimer le
surhomme comme ta raison d'être. Mes frères,
je ne vous conseille pas l'amour du prochain, je vous
conseille l'amour du plus lointain." F.
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
©
Mauvais Genres 30-déc.-2002