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Histoire
de l'art et histoire du néant
par Peter
Sloterdijk
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Après
le monstrueux comme forme spatiale et forme temporelle
de la modernité, il faut parler du monstrueux
dans les formes des choses qui caractérisent
la modernité. Chaque contemporain peut, sans
difficulté, observer la part croissante de
l'artificiel dans les univers existentiels des temps
modernes. La modernité, considérée
comme une campagne permettant d'élever le confort
et les routines assujetties aux compétences,
implique que les sujets soient équipés
d'armatures de plus en plus efficaces d'intensification
de soi‑même : nous vivons depuis très
longtemps dans des univers existentiels marqués
par la technologie, dans lesquels les machines classiques
et cybernétiques jouent un rôle déterminant
pour la forme que nous donnons à notre existence.
Compte tenu de ces phénomènes évidents,
il est facile de faire passer l'interprétation
de la modernisation comme une artificialisation. La
loi de la modernité, sous cet angle, est l'engagement
accru de l'artificialité dans toutes les dimensions
essentielles de l'existence. Il est plus difficile
de justifier ce diagnostic face au malaise qui se
propage et augmente dans la modernité. Car
les grammaires des civilisations hautement avancées
nous abandonnent jusqu'à nouvel ordre lorsqu'il
s'agit d'exprimer le lieu de l'artificiel dans le
réel (1).
Toutes
les formes de pensée traditionnelles coïncident
sur un point : elles nourrissent une sorte de soupçon
de nihilisme à l'égard des artefacts.
À partir de Platon, les créations de
la technique et de la représentation par l'image
passent pour des formes d'Être déficientes
; les monismes souverains des Indiens font tout de
même converger samsara et nirvana. Est à
la rigueur exempté du soupçon de trompe‑l'œil
et de néant, dans la tradition occidentale,
ce que l'on appelle les grandes œuvres d'art,
auxquelles la pensée classique concède
elle aussi (bien qu'à contrecœur), malgré
leur caractère extrêmement artificiel,
une participation privilégiée à
la substance et à l'âme. Dans la tradition
de la pensée de l'Être, telle qu'elle
s'incarne dans les formes élevées de
la métaphysique occidentale, le malaise provoqué
par l'artificiel constitue une solide constante. Il
exprime le fait que l'on ne peut pas dire dans un
langage de l'Être ce que sont « par nature
» les machines, les systèmes de signes
et les œuvres d'art. Il semble être dans
leur nature de rompre avec ce qui est typiquement
la nature. Car tout ce qui est œuvre prétend
à nier l'Être substantiel par la représentation,
et à le compléter.
Ce
n'est pas un hasard si, dans l'histoire de l'art récente,
on a tenté d'élaborer le culte comme
un fond pour des images, un fond qui se situe à
un niveau plus profond que l'artifice. Le culte, lui
aussi, est un dérivé de l'Être
; il recouvre les images d'un vieux sens gestuel,
religieux, et même physiologique ; il veut rattacher
l'écume des signes à la chair des choses,
à la vie agissante même. On le comprend
facilement: là où l'on est parti du
primat de l'Etre, les artifices ne peuvent être
compris que comme des bâtards ontologiques ;
en eux, le néant aurait illégalement
arraché à L'Etre certaines parties de
sa plénitude. L'esthétique et la théorie
de la technique, placées sous les auspices
de l'Être, mènent toujours et nécessairement
à des dénonciations plus ou moins explicites
du monde des apparences comme sphère d'extensions
inutiles à une réalité plus ancienne
et plus digne. Les œuvres de l'art sont en réalité,
comme celles de la technique, les enfants du néant
‑ ou du moins seulement les demi‑sœurs
de l'Être véritable. Elles sont des créatures
de l'illégalité ontologique, doivent
être comprises comme exemptes d'image originelle,
comme de simples atténuations de l'Etre, non
garanties par les origines et inessentielles, au sens
fort du terme. En elles, un apport de néant,
incapable d'accéder au concept, se creuse une
place dans le monde dense des données naturelles
et fondamentales.
On
comprend comment, avec l'intensification de principe
du facteur artificiel dans la modernité qui
résultait de cette approche intellectuelle,
une critique totalisante de l'abandon de l'Être
qui caractérise les univers de l'art était
inéluctable. Les derniers penseurs de l'Être
se considèrent inévitablement comme
les derniers vivants dans un environnement de mort
colorée, c'est‑à‑dire des
machines, des simulacres, des courants de signifiants,
des mouvements de fonds. Pour eux, l'histoire de l'art
la plus récente est une danse des morts illuminée
par des restes d'âme perdus ‑ le monde
artistique, vu avec les yeux des vieux fidèles,
pourrit sous la forme d'un volontarisme nihiliste.
En son centre trône le conservateur, comme pape
de l'abandon de tous les bons esprits (ou encore,
au choix, le metteur en scène, le rédacteur
en chef des pages culturelles, le conseiller culturel).
Heidegger a opposé à ce monde artificiel
la première nature, toujours couverte par la
plénitude de l'origine :
Le
bouleau ne dépasse jamais la ligne de son possible.
Le peuple des abeilles habite dans son possible. La
volonté seule, de tous côtés s'installant
dans la technique, secoue la terre et l'engage dans
les grandes fatigues, dans l'usure et les variations
de l'artificiel. Elle force la terre à sortir
du cercle de son possible, tel qu'il s'est développé
autour d'elle, et elle la pousse dans ce qui n'est
plus le possible et qui est donc l'impossible
(2).
Celui
qui veut lire l'histoire de l'art et de la technique
comme une histoire de l'Être ne peut, où
que ce soit, remarquer que des dépérissements
: l'oubli de l'Ëtre, la fin de l'histoire de
l'art comme histoire de la substance, la chute de
l'humanité dans l'impossible, la foire multimédiatique
pour les âmes mortes.
On
ne peut que s'en rendre compte, du fait que l'histoire
de l'artificiel ne peut plus être développée
dans le style de l'histoire de l'Etre. L'objet artificiel
‑ s'il est pensé à partir de l'Être
‑ ne se dégagera jamais du soupçon
de décadence ontologique et de trahison à
l'égard d'une plénitude initiale de
l'âme. La pensée de l'Ètre ne
suffit pas pour comprendre ce qui constitue la modernité
: le déanimisme en action et une nouvelle répartition
de la subjectivité sur les sujets et les choses.
Les civilisations hautement avancées reposaient
sur la découverte et l'élaboration de
la différence entre le sujet et l'objet ; mais
la modernité a fait vaciller ces délimitations
classiques. Ainsi se met en marche un changement progressif
de répartition au cours duquel une bonne partie
de ce qui était jusqu'ici le spirituel est
transférée dans la sphère des
choses, et ce qui était jusqu'ici le subjectif
dans le périmètre de l'objectif. Gotthard
Günther, qui a développé la théorie
de la technique la plus ambitieuse de ce siècle,
renvoie au sens de ces décalages dans l'histoire
du monde :
Dans
l'histoire de la technique telle que nous l'avons
connue jusqu'ici, le rapport entre le sujet et l'objet
est décrit de manière erronée,
dans la mesure où la pensée classique
assigne encore au domaine de l'âme une quantité
débordante de qualités qui, en réalité,
appartiennent au camp des choses et peuvent y être
conçues comme des mécanismes d'ordre
supérieur.
Il
en résulte un programme d'autocorrections à
la portée infinie dans l'image que les hommes,
à l'ère historique, se sont faite d'eux‑mêmes.
Le
processus de cette correction est ce dont il sera
question dans la prochaine grande époque de
l'histoire du monde (3).
La
modernité, comme millénaire de l'artificialisation
croissante, a donc sa substance dans la technique
comme « conquête progressive du néant
». Aujourd'hui, on ne peut penser la profondeur
du futur que sous la forme d'un complexe de dimensions
de croissance de l'artificiel. Mais il n'est plus
possible de développer une telle croissance
comme une phase de l'histoire de l'Être ; celui
qui veut la saisir conceptuellement doit l'appréhender
comme une histoire du néant en déploiement.
Le néant se donne plutôt à reconnaître
comme l'élément véritable de
la faculté de progresser. Si c'est par la pensée
qu'on correspond à l'Être, on correspond
au néant par des bonds audacieux dans l'opération:
la volonté, l'activité, la composition
sont des réponses adéquates à
la découverte du fait que, dans le néant,
il n'y a rien à reconnaître, mais tout
à accomplir. On peut dire, dans cette mesure,
que le néant est l'élément de
la modernité; à son commencement était
et demeure toujours l'acte ou, pour utiliser le langage
contemporain, l'entreprise. Dans le néant,
la volonté capable d'opération permet
de poser d'énormes pans de l'artificialisation
croissante ; et ces pans offrent à la pensée
ultérieure les matières de la réflexion
sur l'étant.
Lorsque,
il y a près de trois millénaires, la
pensée classique a débuté sous
l'impression terrassante d'une nature qui paraissait
à tout jamais achevée et semblait avoir
une avance irrattrapable sur toute action humaine
(ce qui constitue le fond logique du sentiment religieux),
cette pensée émergeante, même
si elle est subjuguée par l'Etre qui la précède,
exprimait aussi un acte mental doté de son
propre poids ontologique et dont les conséquences
les plus lointaines ne se révéleraient
que dans la modernité. Pourtant,
dans la mesure où elle voulait contempler la
nature des natures, la raison classique a produit
l'apparence métaphysique caractéristique
du calme sublime. Ses éléments étaient
l'esprit ou la pierre, tous deux conçus comme
les extrêmes, les substantialités supérieures
à toute action, à côté
desquelles l'autre était toujours le néant
(4). La pensée moderne,
en revanche, est possédée par sa propre
puissance ; elle se note elle‑même comme
force et capacité ; de plus en plus inquiète,
activée et devenue attentive à ses propres
actes, elle suit l'histoire faite par l'homme, qu'il
faut désormais mener enfin à bien de
manière planifiée. Elle s'ingère
de plus en plus dans « ce qui est ». Au
fil de son élévation, elle devait forcément
approcher d'un point à partir duquel la volonté
humaine devenait suffisamment puissante pour se poser
en concurrente de la substance classique. Ainsi, la
nature et l'Être ont perdu leur monopole ontologique
: ils se sont vus provoqués et remplacés
par une série de créations artificielles
sorties du néant et par l'émergence
d'un monde postnaturel issu de la volonté.
On
n'est pas étonné que, dans la civilisation
hautement avancée, les citadelles de l'Être
voient toujours une ombre noire ramper autour d'elles
‑ c'est précisément ce néant
qui, dans un premier temps (sous la domination d'un
concept monovalent de l'être : Être est
; Néant n'est pas), ne pouvait être présenté
que comme l'hostile à l'Être, ce qui
n'est pas, le mal. Mais avec le nihilisme moderne,
le pouvoir typique des temps modernes qu'avait l'homme
de commettre des actes sans modèle et sans
fond, et d'inventer du nouveau, a été
officiellement reconnu et représenté
globalement sous un nom marquant, quoique diffamant.
Désormais, même rien est quelque chose
‑ le champ ontologique devient plurivalent.
Depuis, la mauvaise apparence du néant du nihilisme
s'est effeuillée. Le nihilisme, nous le savons
à présent, ne représente que
le revers de la créativité et de la
faculté de vouloir ‑ et quelle modernité
accepterait qu'on lui dénie son droit de naissance
à une vie créative et aux projets nés
de la volonté ? Pour tout le temps mondial
des états de la modernité à venir,
il n'y a plus de doute : la volonté d'artificialité
prime sur la propension à se conformer à
une nature définie ou à une Antiquité
normative. C'est la raison pour laquelle, dans le
noyau de la modernité pensée plus avant,
seuls les inventeurs, artistes et entrepreneurs peuvent
encore jouer un rôle‑clef. Ce
n'est plus le cas, en revanche, des penseurs, au sens
rigoureux de la tradition philosophique. La pensée
elle‑même, comme pendant de l'étant,
est manifestement en train de devenir une simple fonction
partielle de la culture de la volonté et du
projet. Les pâtres de l'Être ‑ prisonniers
du beau rêve d'une existentialité purement
extra‑technique et d'une connaissance qui leur
est propre ‑ sont repoussés en marge.
Mieux, l'Être lui‑même, comme royaume
de la liberté ayant existé (5),
se comporte désormais comme une étroite
province ontologique ‑ elle a été
renvoyée en marge de l'empire de la volonté,
de la création et des projets basés
sur le néant.
Il
y a aujourd'hui un exode hors de l'Être comme
il y a eu un exode rural ; les nouveaux entrepreneurs
dans l'espace du projet, les artistes, les organisateurs,
les rédacteurs de programmes, mais aussi les
entrepreneurs au sens strict, sortent en permanence
du vieux monde de l'Être recouvert par la connaissance,
pour s'installer de manière dynamique dans
le nouveau monde du néant ouvert aux projets.
L'attitude typique de ces tenants de l'exode de l'Être,
c'est la marche en avant d'une constructivité
qui tente de s'emparer du pouvoir consistant à
poursuivre la marche et à en avoir la capacité.
Les entrepreneurs et les artistes ne gardent et n'épargnent
pas « ce qui existe », mais mettent en
œuvre et en débat ce qui n'a jamais été
là sous cette forme, dans un refus constant
de l'existant. L'ancien Être et son étant
se voient recouverts par un surcroît, de plus
en plus puissant, de nouvelles réalisations
dont les expressions concrètes se propagent
autour de nous sous forme d'artificialisation dans
les cultures de l'appareil et de l'image. Ce que signifiait
jadis l'Être se dresse d'ores et déjà
comme une chapelle entre des gratte‑ciel ‑
ou comme une preuve de l'existence de Dieu au milieu
d'un listing informatique. Fait de verre et d'acier,
de nouveaux matériaux et de nouveaux systèmes
d'écriture, un monde intermédiaire s'accroît,
impossible à cerner et qu'aucune synthèse
ne permet de dominer; ce n'est ni nature ni volonté
de nouveauté incubant et non encore réalisée,
c'est un monde d'appareils cristallisé sous
la forme d'une volonté passée et de
déchets techniques comme ordures provenant
de la masse des restes dévalorisés des
artefacts ; les mégalopoles et les montagnes
d'immondices sont les résultats des entreprises
du titanisme routinier.
Depuis
le XVIIe siècle, la révolution de l'activation
s'est formée en un système d'escalade
engendrant sa propre motivation. Ses succès
durables font que l'on peut tout aussi peu parler
d'une fin de l'histoire de l'art que d'une fin de
l'histoire de la technique, ou d'une fin de l'histoire
des États. Il n'existe aucune raison de ne
pas croire que le meilleur est en train de naître
ou pourra se produire dans le futur. Celui qui croit
voir devant soi la fin, de quoi que ce soit, projette
de façon illégitime sa lassitude sur
la marche du monde. Ce qui s'achève véritablement,
c'est la possibilité de penser l'histoire de
l'art et de la technique à partir d'une histoire
de l'Être. La modernité, comme processus
du monde, s'intensifie de nouveau pour devenir plus
que jamais l'heure du crime d'un monstrueux ouvert
vers l'avenir; elle demeure la forme d'accomplissement,
douée d'une puissance de réalité,
d'une histoire du néant inaccessible à
la seule pensée. En elle, les anciennes natures
ont toutefois besoin de protection : le fait qu'on
l'ait compris fait surgir de nos jours un conservatisme
sans exemple dans l'histoire des idées ‑sous
la forme d'un espace du souci vert. Lui donner une
configuration productive en utilisant les résultats
obtenus dans l'histoire de la liberté par les
formes modernes de la société et de
la vie : cette mission caractérise à
présent la ligne de front la plus avancée
de la pensée que l'on qualifiait jadis de philosophique.
C'est
la raison pour laquelle l'humanité, lorsqu'elle
construit ses horizons de volonté dans une
routine constamment étendue, peut porter son
regard dans une profondeur des temps largement stratifiée.
Celui qui, dans cette ère, ne mise que sur
l'Être ne connaît que l'usure. La force
de la modernité permanente, c'est l'impossibilité
d'épuiser le néant.
Peter
Sloterdijk, Essai d'intoxication volontaire,
suivi de L'heure du crime et le temps de l'oeuvre
d'art. Sur l'interprétation philosophique de
l'artificiel. Hachette
Littératures, coll. Pluriel, 2001, pages 223-234
1.
C'est la conclusion que l'on peut tirer de l'article
de Hans Blumenberg « Nachahmung der Natur. Zur
Vorgeschichte der Idee des schôpferischen Menschen
», in H. Blumenberg, Wirklichkeiter
in denen wir leben, Stuttgart, 1981, p. 55‑103.
2.
Heidegger, « Dépassement de la métaphysique
», in Essais et conférences, Paris,
Gallimard, 1958, p. 94.
3.
Gotthard Günther, Beiträge zur Grundlegung
einer operationsfâhigen Dialektik, vol.
111, Hambourg, 1980, p. 224‑225.
4.
La vieille ontologie de l'objet irréalise la
réflexion ; la vieille ontologie de l'esprit
irréalise la matière. Ces deux réductions
(conditionnées par une monovalence ontologique)
agissent jusqu'à nos jours, sous la direction
massive du premier mode (positiviste).
5.
Allusion à la formule de Schelling : «
Sein ist gewesene Freiheit », «
Etre, c'est la liberté passée ».
(NDT)
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