Là-bas
la moindre rizière a une âme
par
Truong Ngoc Hâu
Né
le 17 avril 1921 dans la famille Truong. Venu de Chine,
son arrière-grand-père s'installe en Cochinchine
au siècle dernier. En 1947, la fortune familiale
est saisie par le gouvernement. Parti en France à
cette époque, Truong Ngoc Hâu rêve
depuis de retourner au pays.
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Je
m'appelle Truong Ngoc Hâu et j'ai 78 ans. J'habite à
Strasbourg dans le quartier du Neudorf avec ma femme Marguerite.
Ces tableaux laqués que vous voyez aux murs, je les ai
achetés lors de mes séjours au Viêt-nam.
J'ai aussi une reproduction de la Jeune Fille au lys,
une toile de To Ngoc Van, qui était mon professeur de
dessin au lycée. En 1943, j'ai voulu l'acheter à
Saïgon: ça coûtait 200 piastres. Mais on était
vendredi soir et je voulais jouer au mah-jong. Je ne l'ai pas
acheté, mais je ne le regrette pas. Peu après,
je suis parti dans le maquis et il aurait été
perdu. Maintenant, il est à Paris chez un particulier,
il vaut 15 000 dollars, et moi j'en ai une reproduction.
Je
suis né au Viêt-nam, mais ma famille est originaire
de Chine. En Chine, ils s'appelaient Zhang (prononcer Tchang).
Truong est la transcription par l'administration française
de la prononciation vietnamienne de ce nom.
Notre
famille a été fondée vers 1649 à
Thau-Cao (district de Puning) par un certain Zhang-Phong, venu
avec ses frères de la province de Fujian. Il avait aidé
les Mandchous à pacifier la région. En récompense,
Zhang Trung Dung, Premier ministre de la cour impériale,
lui a offert des terres et une sentence de sa composition. Le
fondateur de la dynastie s'est donc appelé Zhang Thang
Phong.
Mon
arrière-grand-père est né à Puning
vers 1845. Je ne sais pas exactement quand. (Que mon père
me pardonne, mais pour moi, c'est du chinois.) Son père,
Zhang Thong Canh, était apothicaire à Thau Cao.
Il vendait des foetus de singe, des pattes d'ours, des plantes
séchées et de l'opium. Mais il n'était
pas riche. C'est pourquoi il a envoyé Zhang Quoc Tam,
son fils âgé de 20 ans, au pays d'Annam pour faire
le commerce de l'opium. Celui-ci est parti, un baluchon sur
le dos.
Il
a traversé le sud de la Chine, le Tonkin et l'Annam avant
d'arriver en Cochinchine. Il a d'abord fait le commerce de l'opium
à Bien Hoa, près de Saïgon. A l'époque,
c'était autorisé. Ensuite, il s'est marié
et a obtenu une concession forestière de 55 hectares,
à 5 km de Traon, sur la rive gauche du Bassac. Il a abattu
les arbres, planté du riz et creusé un canal qui
porte son nom: Rach Bang Chang (rivière du chef Chang).
Quand il est mort, sa femme a divisé l'héritage
entre ses quatre enfants. Ensuite, elle s'est fait construire
un pagodon au pied d'un banian et est devenue bonzesse: elle
s'est retirée dans la prière et la méditation
jusqu'à la fin de ses jours.
La
fortune dans le riz
Mon
grand-père s'appelait Truong Ngoc So. Il est né
en 1867 et a eu quatre femmes. Il a reçu 10 hectares
de rizière de son père et en avait plus de 17000
à sa mort. (A cette époque, le gouvernement français
donnait les bonnes terres aux Français. Les Vietnamiens
pouvaient acheter les mauvaises terres qui n'étaient
pas chères.) Pour vendre son riz, il l'amenait en barque
aux négociants chinois de Saïgon et il était
payé au cours du jour à une date fixée
six mois à l'avance. Quand il manquait d'argent, il empruntait
aux chettiars, les usuriers hindous, et il payait ses
dettes dès la récolte suivante. Quand il est devenu
riche, il s'est installé à Traon, dans une maison
qu'il a habitée jusqu'à sa mort en 1937. Il a
été élu maire du village de Thien-My, conseiller
provincial et Phu Ho honoraire (sous-préfet).
Mon
grand-père est assis entre ses deux dernières
femmes. J'ai cinq ans et je
suis entouré de mes quatre soeurs (à droite)
Il
ne buvait qu'un verre de bon vin de France à chaque repas;
pas d'apéritif ni de digestif. Il ne jouait pas au jeu
et n'était pas noceur, mais il fumait de l'opium depuis
l'âge de 25 ans. A l'époque, on achetait l'opium
chez le percepteur de la République française.
Il dormait très peu et fumait 120 pipes par jour, de
5 heures du matin à 2 heures du matin. Il avait un boy
de 15 ans qui lui préparait 20 pipes à la fois.
Il était couché toute la journée et lisait
des livres en chinois. Avec mon jeune oncle, on venait le regarder.
Il nous soufflait de la fumée d'opium dans la figure:
c'était douceâtre, très bon. Mon père
ne fumait pas d'opium, mais des cigarettes. Autrefois, les clients
m'offraient des cigares. Je les gardais pour les offrir à
d'autres clients, mais moi, je ne fumais pas. Sauf parfois,
pour faire du chiqué.
Orchidées
et mah-jong
Mon
père s'appelait Truong Ngoc Nhieu. Il est né en
1889 à Thien-My (Can-Tho). Il était propriétaire
foncier et me disait: " Tu peux vivre comme moi,
en gentleman-farmer. Tu travailles six mois et tu te reposes
six mois. "
Ma
mère (Vo Thi Hoang, née en 1894) était
sa femme principale. Il en a eu quatre, c'est la coutume chinoise.
En 1918, mon grand-père a envoyé mon père
en Chine pour épouser une Chinoise, sa deuxième
femme. Il l'a prise dans notre village ancestral, mais dans
l'autre clan: celui des Hua. Ensuite, il a eu deux autres concubines.
Comme mon père avait beaucoup de domaines, les concubines
y étaient installées et il allait les voir quand
il surveillait les travaux sur ses terres du côté
de Saïgon et de Long-Xuyên.
Gentleman-farmer,
mon père travaillait
six mois par an
Il
allait souvent à Saïgon pour rencontrer ses amis
et jouer au mah-jong. Dans son club, à 7 heures, on lui
offrait un repas chinois: dix plats, du canard laqué.
Il me disait: " Viens dîner avec moi, après
tu iras au cinéma. " Lui jouait jusqu'à
1 heure. A minuit, on lui servait un autre repas, et du cognac.
Tout sauf de l'opium: sinon il n'aurait pas eu envie de jouer.
Il y a laissé pas mal de sous.
Quand
j'étais petit, j'avais une santé un peu délicate.
Mon père m'envoyait à Dalat, une station d'altitude
à 300 km de Saïgon. Le climat était frais;
il y avait des fraises, des roses, des glaïeuls, comme
en France. Il y avait aussi le couvent des Oiseaux. Maintenant,
c'est une école communiste. Ce que je préférais,
c'était me promener dans les forêts et voir les
orchidées. Elles sont moins belles, mais plus parfumées
que les cultivées. Les Moï, des montagnards, cueillent
les orchidées sauvages. A Dalat, je me levais à
4 heures du matin et je leur achetais toutes leurs orchidées
avant le marché. A Trâon, j'aimais aussi me promener
jusqu'à une table de granit, le soir à 6 heures,
pour boire du thé, sentir le parfum des orchidées
sauvages et bavarder avec mon père. C'était magnifique,
surtout les nuits de pleine lune. Des souvenirs qui restent
toute la vie.
Mon
père est mort en 1947 à 58 ans. C'était
un homme juste et généreux. Un jour, j'avais 12
ans, j'ai insulté un domestique de 17 ans. Mon père
m'a dit: " Ne fais pas ça. Sais-tu pourquoi
il est domestique? Parce qu'il a la malchance que sa famille
soit pauvre. C'est la seule différence entre toi et lui.
Tu dois bien le traiter. "
Enfance
à Traôn
Mon
père avait neuf enfants. Comme j'étais le plus
jeune, j'étais son chouchou. Quand je suis né
(le 17 avril 1921), il était content. Un proverbe dit:
Si la famille est riche, ça profite au plus petit. Ma
mère n'avait pas voix au chapitre: elle me donnait des
coups de rotin, mais je n'avais pas peur. Un jour, il y avait
un orage. J'avais 7 ans, je voulais aller nu sous la pluie chaude
et abondante avec les enfants du village. Ma mère m'a
dit: " D'accord, mais pas plus d'une demi-heure. "
Je suis rentré une heure et demie plus tard. Elle m'a
demandé: " Combien de coups de rotin mérites-tu?
Dix? " J'ai marchandé. Et on s'est mis
d'accord sur six. Je me suis couché sur le lit de camp.
Elle comptait: " 1,2, 3, 4 " Je pleurais
parce que j'avais mal, mais je n'ai jamais eu peur. Quand elle
se fâchait, c'était comme de l'eau sur les plumes
d'un canard. Les femmes là-bas n'ont pas la parole. L'éducation,
c'est le père. Quand je dépassais les bornes,
elle me disait: Je vais le dire à ton père. Là,
je marchais droit.
Mon
père travaillait, il allait voir les rizières,
les paysans. Je ne voulais pas lui donner de souci. Il ne m'a
jamais frappé, un coup d'oeil suffisait. Sauf une fois,
j'avais 5 ans. Nous étions à table, mes parents,
mes frères et soeurs, des voisins. Je prends un morceau
de viande avec mes baguettes. Je le regarde, je le repose. Comme
ça trois ou quatre fois. Mon père m'a frappé
sur la tête avec une baguette: " On ne fait
pas ça. " Mais il ne m'a jamais donné
une gifle. Un coup d'oeil et je marchais droit. On se comprenait.
En 1930, mon grand-père a reçu deux invitations
pour l'Exposition coloniale de Paris. J'avais 9 ans. Il voulait
m'emmener, mais mon père a refusé. Il avait déjà
deux fils en France. ça suffisait.
Pour
la fête du Têt, tout le monde se retrouvait dans
la maison de mon grand-père. Il s'asseyait au milieu
du salon. On servait le bétel. Et puis mon père,
ma mère, les concubines, tout le monde lui souhaitait
une bonne année, et mon grand-père donnait de
l'argent aux enfants. Puis c'est mon père qui s'installait
à sa place. Et ainsi de suite toute la matinée.
A la fin, les plus jeunes avaient les poches pleines de sous.
Et pendant quatre jours, on était libres de jouer.
J'avais
un oncle du même âge que moi. C'était le
fils de la quatrième femme de mon grand-père.
Nous étions toujours ensemble et, pendant les vacances,
nous étions toute la journée dehors. J'allais
aussi dans les rizières chasser la sarcelle avec mon
frère. Il y en avait cinquante à la fois, il suffisait
de tirer.
En
1938 à Dalat, au Viêt-nam, une station d'altitude
où
je passais mes mois d'avril
A
14 ans, je suivais mon père dans ses domaines. A 16 ans,
j'allais chercher le riz avec une grande barque et trois coolies.
J'aimais aller dans la campagne et on en profitait pour chasser.
Je partais pour trois jours: je surveillais la pesée,
les coolies faisaient à manger, on mangeait du
poisson, des sarcelles, des canards. Les oiseaux étaient
très parfumés et très gras. Comme c'était
l'époque de la moisson, il y avait tellement de graines
qu'on aurait dit qu'ils étaient gavés. Grillé,
c'était succulent.
De
l'architecture au Viêt-minh
En
1941, je suis allé étudier l'architecture à
Hanoï. Je partageais une popote avec mon cousin, un copain,
sa femme et son bébé et deux autres garçons.
Tous de riches familles cochinchinoises. Nous avions un cuisinier
tonkinois de 17 ans et un garçon de 12 ans pour laver
les vélos et cirer les chaussures. Mon père m'envoyait
100 piastres par mois. J'en dépensais 20 pour le loyer,
30 pour la nourriture et il m'en restait 50 comme argent de
poche. On jouait au mah-jong. A sept ou huit, on louait une
salle dans un restaurant chinois, avec une table de mah-jong,
une table à manger et un lit de camp. Ils servaient le
petit déjeuner, le déjeuner et le dîner.
On jouait du vendredi soir au lundi matin. Quand on était
fatigué, on se couchait.
A
Hanoï, en 1945, il y a eu des révoltes d'étudiants
parce que la France n'avait pas reconnu l'indépendance
du Viêt-nam. A 24 ans, on a le sang chaud, on veut la
justice: je suis parti avec le Viêt-minh jusqu'à
fin 1946. On dormait n'importe où, on mangeait n'importe
quoi. Je commandais une petite compagnie à Can-Tho: je
devais faire sauter un pont sur le Mékong. J'avais un
revolver acheté aux Japonais et une grenade; les autres
avaient des poignards et des bambous épointés.
Un jour, un soldat français est arrivé. J'étais
seul avec mon revolver et ma grenade. J'ai tiré un coup:
c'est la seule fois. Ça a fait un bruit énorme,
le Français a plongé et j'ai filé dans
les rizières.
Construire
sa vie en France
J'ai
quitté le pays en 1946. Mon père avait peur pour
moi. En plus, j'étais malade: le médecin m'a dit
d'aller voir un chirurgien à Paris. J'ai pris le bateau
fin août. Quand je suis arrivé à Toulon
le 20 septembre, il y avait plein d'officiers Viet-minh dans
le port: c'était Ho Chi Minh qui rentrait après
avoir essayé de négocier. L'hiver m'a fait beaucoup
de bien, j'ai regrossi. Mais au mois de mars, je me sentais
mal à nouveau. Je suis allé voir le médecin
pour lequel j'avais une lettre d'introduction: il m'a opéré
d'un cancer du rectum. On m'a dit que je ne vivrais pas plus
de 5 ans, mais je suis toujours là.
En
août 1947, mon père est mort. Au même moment,
le gouvernement vietnamien a redistribué les terres des
grands propriétaires aux millions de paysans qui arrivaient
de Chine. Je n'avais plus rien pour vivre: j'ai arrêté
mes études d'architecture et je suis entré dans
une affaire d'exportation. A l'époque, je fréquentais
l'Aviation-Club, sur les Champs-Elysées, tenu par un
ancien d'Indochine qui recevait les Vietnamiens à bras
ouverts. J'arrivais à 5 heures de l'après-midi
et je jouais jusqu'à 2 heures du matin. Si on arrivait
à dix, il nous offrait du foie gras, des langoustes et
du vin. Comme à Saïgon.
En
1948 à Paris, avec Marguerite,
ma future épouse
C'est
à cette époque que j'ai rencontré ma future
femme, Marguerite Beck. Ses parents étaient fermiers
à Wasselonne en Alsace et elle travaillait chez son oncle
dans un milk-bar de Pigalle. Nous nous sommes mariés
en 1949. J'avais 28 ans, et Marguerite, 25 ans. En 1943, à
Hanoï, un astrologue m'avait dit: " Tu vas
vivre à l'étranger et épouser une femme
du pays. Et tu t'élèveras très haut. "
Pour ça, j'attends toujours. Ma femme a commencé
à travailler au Crédit Lyonnais. Notre fille Brigitte
Hoa est née en 1949. Jean-Michel Xuân en 1950,
Christian Hiêp en 1952, Claude Châu en 1957 et Martine
Mai en 1958. En 1957, nous sommes partis à Strasbourg
où nous avons ouvert un restaurant. Il fallait moins
de fonds que pour une affaire: vous travaillez et c'est tout.
J'ai demandé quelques recettes à ma soeur et nous
avons démarré.
Notre
premier restaurant, Le Trianon, était au pied de la cathédrale.
Je préparais les plats à la cuisine, Marguerite
faisait le service et, en rentrant de l'école, les enfants
décortiquaient les langoustines et épluchaient
les légumes. C'était le premier restaurant chinois
d'Alsace. Nos clients étaient des légionnaires
et des anciens d'Indochine. Notre deuxième restaurant,
100 mètres plus loin, s'appelait Le Lotus d'or. Notre
plus proche voisin était l'évêque, Mgr Weber,
qui nous saluait tous les matins.
Retourner
au Viêt-nam
Je
suis retourné au Viêt-nam en 1973, 1986, 1993,
1996 et 1999. En 1973, c'était encore la guerre avec
les Etats-Unis. En passant au-dessus de la forêt, j'ai
vu les arbres brûlés par l'Agent Orange, le défoliant:
ça faisait comme des pistes de ski. Il y avait aussi
des trous de bombes remplis d'eau, les uns à côté
des autres. Vu d'avion, on aurait dit des grappes de raisin
géantes.
Là-bas,
j'ai revu ma famille et mon cousin de 80 ans qui vient de commencer
une plantation de mangues avec sa jeune femme. Et mon ancien
chef du Viet-minh, devenu vice-ministre. En 1986, à l'hôtel
Saïgon, on mangeait de délicieuses crèmes
de durian pour 2,50 dollars seulement.
Je
voudrais que mes enfants connaissent le Viêt-nam. Je veux
que mes cendres soient là-bas. Comme ça, je leur
ai dit, au lieu d'aller en vacances en Afrique, vous venez me
voir. Il n'y a pas seulement la baie d'Halong, mais aussi Dalat
et d'autres coins magnifiques. Et on mange bien et pas cher.
A
Trâon, l'allée qui mène au cimetière
familial des Truong
Mais
je veux retourner vivre au Viêt-nam quelques années.
Je suis parti à 25 ans. Ma vie en France est calme, mais
je serai plus heureux là-bas. Ici, il y a beaucoup de
paysages très beaux, mais ça ne me touche pas
le coeur. Là-bas, le moindre pont, la moindre parcelle
de rizière, je me souviens que, petit, je me baignais
dedans. Lamartine disait: " Objets inanimés
avez-vous donc une âme? " Ici, même
le joli n'a pas d'âme.
Recueilli
par Natalie LEVISALLES
In
Mémoires intimes dun siècle bouleversé,
préface de Jean Rouaud, Plon, 1999, pages 20-27
Mon
père Truong Ngoc Hau est mort le 31 juillet 2002, à
Wasselonne, au retour d'un ultime voyage au Viêt-nam.
Ses cendres ont été inhumées au cimetière
familial de Trâon, auprès des tombes de ses parents.
Sa stèle porte cette seule inscription : "La feuille
revient au pied de l'arbre". Jean-Michel Truong Ngoc
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