Matrix
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Nous sommes le cheptel des machines
par Jean-Michel Truong

 

A quoi tient le succès populaire de Matrix ? Je l'expliquerai d'une formule : pertinence de la métaphore, rouerie de la morale. En tant que fable des temps présents, Matrix exprime en effet de manière percutante ce que nombre de nos contemporains commencent à éprouver dans leur chair et dont Nietzsche le premier eut l'intuition : « L'humanité emploie sans compter tous les individus comme combustible pour chauffer ses grandes machines ». Les ordinateurs n'ont pas d'accès direct à l'énergie. Ils ont besoin de nous pour la capter et la transformer. Ils nous manipulent à cette fin. Nous sommes devenus de simples maillons dans la chaîne alimentaire des machines.  Leur cheptel.

Cette domestication de l'homme par la machine réplique un autre drame, dont résulta la cellule vivante «moderne» - la cellule eucaryote -, dont sont bâtis la plupart des vivants : à l'origine, elle non plus ne savait pas exploiter directement l'énergie solaire. Elle avait besoin de la capacité de photosynthèse des cellules végétales. A cette fin, elle s'associa, au cours de l'évolution, avec une bactérie spécialisée dans la transformation de l'énergie des plantes, qu'elle finit par s'approprier totalement. Aujourd'hui, cette bactérie a perdu toute autonomie et fait partie intégrante de nos cellules : c'est la mitochondrie. L'homme est aux ordinateurs ce que la mitochondrie est à l'homme : un pur convertisseur d'énergie.

L'incorporation de l'homme à la machine ne va pas sans d'immenses souffrances. D'où l'importance des techniques hallucinogènes - grâce auxquelles nous prenons les vessies pour des lanternes et nos existences aliénées pour d'authentiques bonheurs - au premier rang desquelles figurent les arts multimédias et virtuels, précurseurs de la future Matrice, mère de toutes les illusions.

Voilà ce que dit Matrix et qu'au fond de lui-même, chacun éprouve comme vrai. 

Mais cette vérité se double d'un lénifiant mensonge : celui de nous faire croire en la possibilité d'une résistance. Ruse suprême de la Matrice qui,  tout en désignant le processus par lequel elle nous asservit, en désamorce la charge anxiogène. N'en déplaise à Néo et à ses preux compagnons de fiction, on ne lutte pas contre un dispositif impersonnel par des moyens personnels. Seul un contre-dispositif le pourrait.  A la Matrice, il faudrait opposer, non des guerriers de chair et d'os, mais sa matrice inverse. Mais nous touchons là aux limites de la pensée humaine, peu outillée pour imaginer des actions sans agents, des histoires sans sujets et des épopées hollywoodiennes sans héros. Le premier film véritablement post-humain - dont le héros serait un dispositif - reste encore à venir.

Propos recueillis par Aude Lancelin

© Le Nouvel Observateur, 19 juin 2003

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