Totalement inhumaine
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Un oeil interne pour Big Brother
par Laure Noualhat

 

 

Libé : L'implantation de puces sous la peau n'est pas une pratique nouvelle. Mais avec Verichip, les artistes défricheurs cèdent le pas aux marchands de l'identification. Doit-on craindre une généralisation du gadget ?

Jean-Michel Truong : Le Verichip constitue un progrès majeur pour la traçabilité du cheptel humain. On voit assez clairement comment son usage se répandra. D'abord, en invoquant le prétexte humanitaire : la puce, nous dira-t-on, permet aux médecins d'intervenir plus vite en cas de problème. C'est ainsi que commencent toutes les dérives technologiques : voyez le clonage humain. Puis se construiront autour d'elle des systèmes toujours plus nombreux, qui justifieront qu'on empucelle des couches toujours plus larges de la population. Un jour viendra où l'on ne pourra plus vivre sans elle – comme c'est déjà le cas sur Internet sans carte bancaire. Ce jour-là, on envisagera sérieusement de l'implanter systématiquement à la naissance. Son port deviendra obligatoire. N'être point puceau sera suspect et se dépuceler, criminel.

D'où vient cette exigence technoïde de traçabilité ?

Elle correspond au besoin antique d'assurer l'intégrité des transactions génétiques et commerciales par l'identification rapide des géniteurs sains et des débiteurs fiables, ou de leurs contraires, les individus à risque. La société y pourvoyait par toutes sortes de marquages, à même la peau (tatouages…), sur les vêtements (décorations, étoiles jaunes…) ou au moyen d'accessoires (cartes d'identité, bracelets électroniques, etc.). De nos jours, ce besoin est exacerbé par l'émergence de pressions sociales nouvelles: D'abord, l'idéologie du « zéro défaut » née dans l'industrie s'est étendue à toute la société qui cherche à écarter les individus défectueux. L'aspiration au « risque zéro » joue dans le même sens, ainsi que le communautarisme avec son idéal de « zéro écart à la norme », qui crée un besoin de méthodes fiables d'appariement du pareil au même. Enfin, la perte de confiance résultant de la multiplication des identités virtuelles sur les réseaux plaide en faveur de moyens d'identification sûrs. Le Verichip est une réponse à ces pressions nouvelles.

A quelle cadence se fera l'empucelage de la société ?

Cela dépendra de l'évolution de ces pressions, et de l'intensité des résistances et des modes qui se feront jour. Selon qu'être empucelé sera ou non vécu comme glamour, branché ou sexy, ça pourra prendre de quelques années à plusieurs décennies. A cet égard, les médias et les cons joueront un rôle déterminant : aux USA on observe déjà un début de « mania » et le fabricant fait état de 2000 gamins candidats.

Se savoir "taggé" provoque un sentiment très désagréable, un peu comme si un oeil veillait sur soi à tout moment. Verichip et les gadgets électroniques faits pour nous traquer ne représentent-ils pas l'avènement de Big Brother ?

Il y a là un saut quantique dont on ne mesure pas encore la portée. Avec son Verichip incarné au plus intime de lui-même, l'homme n'est plus seulement porteur d'une carte de crédit, il est carte de crédit. Plus besoin de passer à la caisse : il s'accrédite lui-même, il paie de sa personne. C'est l'idéal de la confiance enfin réalisé. Jusqu'ici, chacun de nous avait besoin qu'un tiers - sous les espèces d'un morceau de plastique délivré par une banque - se porte garant de sa solvabilité. Avec le Verichip, je n'ai plus besoin qu'un autre réponde de moi : le petit transpondeur tapi en mon sein répond pour moi et répond de moi. Mais en même temps, exactement comme jadis j'étais dénoncé par ma CB en payant au péage, je deviens mon propre délateur. Désormais, Big Brother saura à chaque instant où je me trouve, et avec qui. L'oeil de Big Brother pèsera sur moi, certes, mais comme un oeil interne, tel celui qui jusque dans la tombe ne cesse de fixer Caïn. Le Verichip sera devenu le siège électronique de la conscience.

Les applications délirantes dont parle Warwick sont-elles envisageables ? On se situe dans le prospectif ou dans l'imaginaire ?

Techniquement parlant, ces applications sont tout ce qu'il y a de plus faisable. La technologie à la base du Verichip est même déjà obsolète. Les nanotechnologies permettront de franchir un pas supplémentaire dans cette direction.  Mais le futur de ce type d'applications réside dans les biotechnologies. Après tout, nos cellules sont emplies d'une substance particulièrement apte à mémoriser et traiter des informations, l'ADN. La majeure partie de cette mémoire demeure inexploitée - l'ADN mitochondrial, notamment. Reste à développer un lecteur-graveur capable d'y inscrire des informations et de les retrouver. Une version CD réinscriptible de l'ADN. On disposerait ainsi d'un équivalent non intrusif du Verichip qui, contrairement à celui-ci, pourrait être implanté «à l'insu de notre plein gré».

 

© Libération, 11-12 mai 2002, cahier Technologie, p. 36

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