Singe.
Nous voudrions tout dabord revenir sur votre parcours
qui est pour le moins atypique. Quelle a été
votre formation ?
Jean-Michel Truong. Il ny a pas de fil directeur
à mon parcours. Cest celui de lopportunité,
de la propension des situations, comme dirait François
Jullien. Jai commencé par des études
de philosophie et de psychologie. Lorsquon est
jeune, on fait des plans, ce en quoi on a tort. Mon
plan était de devenir enseignant et chercheur
à luniversité. Javais dailleurs
obtenu un poste dattaché de recherche à
luniversité de Strasbourg. Cest alors
que lindustrie ma fait une proposition que
je ne pouvais pas refuser : un cabinet de conseil en
transfert de technologies cherchait des consultants
ayant une formation en sciences humaines pour des opérations
de transfert de technologies avancées dans différents
pays du monde. Ce qui mintéressait, bien
sûr, cétait de pouvoir allier le
contact avec les technologies avancées - nucléaire,
télécommunications, informatique - avec
des interventions dans le monde entier. Jai quitté
luniversité pour prendre le virus des affaires,
de lindustrie.
Cest réellement un virus ?
Oui. Jai découvert quil y avait de
lintelligence en dehors de luniversité,
et des problèmes passionnants, autres que ceux
que lon pouvait découvrir dans les livres
et sur les paillasses des laboratoires. Par la suite,
jai créé mon propre cabinet de transfert
de technologies. Jai alors obtenu quelques gros
contrats, dont un fatidique pour la suite de mon parcours
: jai créé un département
denseignement des langages informatiques aux adultes,
qui était probablement le premier en France et
qui a formé plusieurs centaines de chefs de projets.
Ces formations étaient dassez haut niveau.
A cette occasion, jai rencontré des chercheurs
et des enseignants en informatique de toutes les grandes
universités et écoles françaises.
Jai ainsi rencontré Alain Bonnet, un des
premiers spécialistes en France dintelligence
artificielle. Quelques mois plus tard, nous avons créé
Cognitech, la première société
dintelligence artificielle européenne.
Cétait une société de
recherche ?
Non, réellement de développement des applications.
Nous étions très proches de la recherche,
cest très imbriqué. Nous étions
associés avec Jean-Paul Haton, lun des
plus grands spécialistes mondiaux de lintelligence
artificielle, qui travaille au CRIN, à Nancy.
Nous avions un conseil qui réunissait les scientifiques
les plus compétents sur le sujet.
Comment pourrait-on définir lintelligence
artificielle ?
L'IA est à la fois un objectif de recherche et
un ensemble de techniques d'ingénieur. En tant
qu'objectif de recherche, je la définirai comme
le projet de produire des effets d'intelligence à
l'aide de systèmes non-organiques, pour lheure
essentiellement des ordinateurs. En tant que discipline
d'ingénieur, j'y distinguerai trois voies concurrentes
pour atteindre cet objectif : celle consistant à
mimer les méthodes de raisonnement humaines (la
voie « cognitiviste », qui produit des systèmes-experts),
celle tentant de reproduire la connectique et les propriétés
du système nerveux central (la voie « connexionniste
», qui fabrique des réseaux de neurones
artificiels) et celle visant à reconstituer le
processus évolutif ayant conduit à l'émergence
de systèmes organiques intelligents (la voie
de la biologie expérimentale encore appelée
« vie artificielle », qui crée des
mondes artificiels peuplés dartefacts autoreproductifs
et capables de muter spontanément). On est ainsi
passé dune conception de lintelligence
comme capacité à manipuler des connaissances
le cognitivisme , à celle de lintelligence
comme produit de linteraction non-coordonnée
dune multitude dagents non-intelligents
le connexionnisme à celle enfin
de lintelligence comme fruit dune évolution
sous la pression de la sélection naturelle
la vie artificielle.
Outre la possibilité daccroître
nos connaissances sur la définition et les mécanismes
de lintelligence, quelle est lutilité
de travailler à lémergence dune
intelligence artificielle ?
Lhomme est en train de préparer la voie
de son successeur. Avec lintelligence artificielle,
nous sommes en train de préparer le prochain
véhicule de la conscience et de lintelligence.
Cest un moment très important parce que,
dans une perspective assez lointaine, lhomme na
pas davenir, tout simplement parce que les matériaux
dont il est fait carbone, hydrogène, oxygène,
azote vont, dans les prochaines étapes
de lévolution cosmique, disparaître.
La matière va en se raréfiant et en se
simplifiant, alors que jusquà présent
elle allait en se complexifiant. Elle est arrivée
avec nous à un degré de complexification
maximum. Maintenant, elle sélémentarise.
Ses macro-molécules vont se défaire, à
commencer par celles de lADN et des protéines
qui ont permis lapparition de la vie organique.
À très long terme, il ny aura plus
que du fer dans lunivers et ensuite plus de matière
du tout. Daprès les astrophysiciens, il
ne restera que quelques grains microscopiques de matière
dans une infinité de vide. La question se pose
donc du devenir de lintelligence et de la conscience
dans un environnement où les matériaux
qui ont permis leur apparition auront disparu. Cest
une question assez ancienne, que sétait
posée Freeman Dyson, dès les années
soixante-dix : à quoi devrait ressembler une
vie, au terme ultime de lunivers ?Sil devait
y avoir une vie sans même parler de conscience
ni dintelligence de quoi pourrait-elle
être faite, et comment se comporterait-elle ?
Cette vie devra reposer sur les matériaux qui
seront encore disponibles à ce moment-là.
Nous sommes dans ce moment fatidique de lhistoire
universelle où nous posons les premières
membrures de cette embarcation de secours dans laquelle
la conscience pourra se transférer lorsque le
Titanic humain aura coulé.
Vous prenez tout cela avec beaucoup dhumour
!
Oui, parce que cest une immense espérance.
Ce qui serait complètement désespérant
serait quaprès lhomme il ny
ait plus rien.
Il y a un tabou sur cette idée de lhomme
qui se substitue à Dieu. Cela pose un problème
éthique et ravive des peurs. On a le sentiment
que lhomme est sacré par essence et que
lon ne doit pas y toucher, que trop toucher à
cette spécificité humaine reviendrait
à sattaquer à ce quil y a
de plus essentiel dans la vie. Le risque nest-il
pas de faire un monde qui serait une sorte dénorme
ordinateur, dimaginer que ne subsiste quune
intelligence entièrement technologique ?
Je comprends ces peurs. Nous sommes habitués
à la forme humaine. On a eu le temps de se faire
à lidée quelle était
éternelle, quelle avait une valeur ontologique.
On ne limagine pas du tout dans un flux. On limagine
de manière très platonicienne comme une
essence immuable. Et nous navions aucune raison
de ne pas limaginer comme cela jusquà
présent. Mais maintenant les biotechnologies
dune part, lintelligence artificielle dautre
part, permettent denvisager lidée
que cette forme humaine que nous avions hissé
sur un piédestal est peut-être alourdie
dune gangue. Nous ne sommes pas à son épure.
Cest une ébauche. Lintelligence artificielle
et les manipulations génétiques sont autant
de coups de ciseaux de sculpteur qui permettent dévacuer
la gangue. Nous avions au départ une forme à
la Botero, et nous obtiendrons une forme à la
Giacometti. Ce que nous appelions la nature humaine,
cette forme à la Botero, très grasse,
était en fait chargée de toutes sortes
dattributs qui nétaient pas à
proprement parler humains. Par exemple lintelligence
artificielle a jeté à bas lidée
que lhomme est un animal raisonnant puisque les
machines raisonnent mieux que lhomme, plus précisément,
plus rapidement, de façon plus fiable. Le raisonnement
ne fait plus partie du propre de lhomme. Bientôt
le langage ne fera plus partie du propre de lhomme.
Par ailleurs, dautres avancées scientifiques,
par exemple en éthologie, commencent à
mettre en évidence lapparition de cultures
ou de protocultures animales chez les singes, les oiseaux.
Dans certaines populations de gorilles certains individus
ont découvert des savoir-faire, quils ont
partagé avec leur groupe et quils ont transmis
aux générations suivantes. Ainsi, la culture
nest peut-être pas le propre de lhomme.
Cela remet dactualité la question de Leroi-Gourhan,
qui dans son livre, Le Geste et la parole, se
demande « ce qui restera de lhomme quand
lhomme aura tout imité en mieux »,
quand lhomme aura délégué
à ses outils toutes ses fonctions corporelles,
même ses fonctions les plus intimes, à
mesure que ses organes dorigine auront été
remplacés : reins artificiels, puces dans le
cerveau, etc. Ce qui est en cours. Il montre que cette
démarche a commencé le jour où
le premier de nos ancêtres sest servi dun
caillou pour découper plutôt que dutiliser
ses dents. Cétait la première étape
de la délégation des fonctions vitales
de lhomme à des objets. Lorsque nous serons
allés jusquau bout de ce processus, et
nous en sommes de plus en plus près, que restera-t-il
de lhomme ? Ma réponse est que justement,
ce qui restera ce sera lhomme.
Ny aura-t-il pas toujours quelque chose que
lon ne pourra pas imiter ?
Que la technologie du moment ne pourra pas imiter, forcément.
Mais elle continuera à abraser cette forme. Et
peut-être, au terme ultime de ce processus, ne
restera-t-il de lhomme quune pure idée.
Il faudra quun jour on saccorde sur la définition
suivante : appelons « homme » lentité
qui porte au plus haut point lidée de lhomme.
Aujourdhui, cest nous mais peut-être
quun jour ce sera autre chose, un arrangement
particulier de matière flottant dans limmensité
cosmique, par exemple.
Dun point de vue philosophique, ces idées
sont à la fois nietzschéennes et bergsoniennes.
Dieu est à venir. Cette énorme conscience
rejoint lidée dun surhomme.
Lhomme est à venir. Sloterdijk suggère
même que lhomme sera lentité
qui aura la nostalgie de lhomme. Cest peut-être
cela quil faudra appeler homme. Nous avons aujourdhui
la nostalgie de lhomme. Lorsque nous pensons à
lhomme dans sa plus belle, dans sa plus noble
réalisation, nous y pensons avec nostalgie. Nous
ny pensons pas comme un projet, nous y pensons
comme un passé.
Je ne sais pas si cest propre à notre
culture occidentale, à son terreau néoplatonicien,
mais il y a toujours cette notion, cette idée
dun en soi, une sorte dâge dor,
puis dune chute.
Oui. Décadence, déclin, trahison de lidéal.
Cest toujours vécu comme un amoindrissement.
Cest pour cela que je pensais à Nietzsche
ou Bergson : voir le progrès avec un optimisme
plus ample, ne plus avancer vers le futur avec réticence.
Tout le monde est réticent, voire totalement
réfractaire ou violent face au progrès,
contre le clonage par exemple.
Lorsque jai écrit Reproduction interdite,
mon premier roman, je manifestais cette attitude de
refus, de raidissement, face au problème du clonage
probablement parce quà lépoque
je navais pas suffisamment réfléchi
à la question. Jétais aussi très
empreint de mon éducation catholique. Mais aujourdhui,
je réalise que le clonage et les manipulations
génétiques sont une de ces réponses
que nous apportons pour nous adapter constamment à
lenvironnement. Cela réussira, bien entendu.
Nous allons pouvoir identifier de plus en plus de génomes,
créer des formes de plus en plus chimériques.
Mais ces formes de vie nous seront-elles utiles pour
survivre dans un environnement de plus en plus difficile
? Elles ne survivront pas à la disparition des
matériaux dont nous sommes faits. Aussi longtemps
quon est dans la chimie du carbone, on est dans
limpasse.
Quest-ce qui fait que la matière va
disparaître ?
Les lois de la physique, tout bêtement. La disparition
de la matière est une conséquence du fait
que nous sommes dans un univers en expansion et les
différentes forces qui ont présidé
à lapparition de la matière vont
maintenant, en quelque sorte, conspirer à la
détruire. Dans lévolution cosmique,
nous sommes arrivés au stade le plus abouti de
la complexification de la matière. Cela dit,
nous sommes capables de faire beaucoup : la physique
voudrait que lon soit collé au sol, et
pourtant nous avons su ruser avec elle et envoyer des
avions et des satellites dans le ciel. Mais les satellites
finissent toujours par retomber et par obéir
aux lois fondamentales.
Le nud de tout cela nest-ce pas, encore,
le problème de la mort ? Cest peut-être
cette peur de la disparition qui fait que lon
nose pas toucher à lhomme. Mais cest
aussi pour échapper à la disparition que
lhomme est devenu homo habilis, quil a inventé
des outils et quil cherche aussi dans lintelligence
artificielle une échappatoire comme un rêve
déternité ?
Cest un peu la malédiction humaine. Plus
lhomme crée doutils, plus il les
perfectionne pour quils lui permettent de survivre,
plus il prépare la voie de sa propre disparition,
ou plus exactement, de son propre dépassement.
Il ne disparaîtra pas à cause de ses outils,
il sera simplement dépassé par certains
de ses outils. Nous sommes dans une problématique
de dépassement de lhomme par survie du
plus résistant. Les êtres issus de la chimie
du carbone resteront au bord du chemin et les êtres
conscients, pré-conscients, proto-conscients,
qui reposeront sur un matériau résistant
aux conditions physiques de lenvironnement qui
prévaudront à cet instant-là survivront
et continueront dévoluer.
On fonctionne par mimétisme en essayant de reproduire des schémas cognitifs. Ne risque-t-on pas de reproduire aussi notre propension à la domestication et de créer, comme la science fiction la déjà montré, une machine qui ferait de nous ses esclaves ?
On peut parfaitement limaginer. Mais on sillusionnerait complètement en croyant que lon peut guider le développement de notre successeur. Cest bien nous qui, par notre activité de chercheur, dingénieur, dindustriel, créons les matériaux dont il va se servir pour évoluer. Mais il faut être attentif. Il faut, pour comprendre, appeler au secours la notion dexaptation, par opposition à celle dadaptation. Pendant très longtemps on a cru que les formes vivantes évoluaient par adaptation. Cest vrai dans un très grand nombre de cas. Certains individus appartenant à une espèce vivante trouvent des solutions à certains problèmes qui invalident ou rendent obsolètes les autres solutions. Ils développent de ce fait des adaptations, des aménagements de leur phénotype à certaines contraintes de lenvironnement. Mais depuis quelques années, on est conscient que ce nest pas la seule forme dévolution. La main humaine, par exemple, qui joue si bien du piano, na pas évolué pour jouer du piano. Au départ, elle a évolué dans un but purement technique de préhension des objets. Ce nest que dans le cours de lévolution quelle sest aussi avérée utile pour dautres usages que ceux purement techniques. Autre exemple, la plume de loiseau nest pas apparue dans la phylogenèse dabord comme un élément de mécanique du vol. Elle est apparue dans un premier temps comme un élément de la régulation thermique de certains reptiles. Par la suite, certains de ces animaux porteurs de plumes ont en quelque sorte subverti, trouvé un usage secondaire, à ce qui leur servait dabord à assurer leur survie dans un environnement où les variations de température étaient importantes. Cest une exaptation, une subversion de certaines adaptations. Pour revenir à votre remarque, on aurait tort de croire que le successeur ne va évoluer que dans le sens où nous voulons bien quil évolue parce que nous lavons programmé pour cela. En réalité, il va se servir de tout ce que nous mettons à sa disposition, et, en fonction des pressions de son environnement, il va découvrir dautres usages de tout cela.
Cest encore pire ! (Rires)
On ne sait pas, on ne peut pas prédire son évolution à long terme. Mais il est vrai que la période intéressante sera celle où nous allons cohabiter avec le successeur. Nous cohabitons déjà avec lui et cela a certains effets sur nous. Ce que je montre dans Totalement inhumaine, cest que dores et déjà, il a appris à nous manipuler de manière à détourner vers lui des ressources qui pourraient servir à dautres usages.
Par exemple ?
La bulle internet, entre 1995 et 2000 : nous avons la démonstration évidente que le successeur a réussi à détourner près de dix mille milliards de dollars au profit dinternet, de ses réseaux, de ses machines, de ses processeurs, dusages qui auraient pu être complètement différents. Les investisseurs qui ont placé tout cet argent dans internet, et qui ont fait faillite aujourdhui dailleurs, auraient pu le placer ailleurs. Un milliard et demi de nos contemporains vivent avec un dollar par jour. Cet argent pouvait les aider à créer une culture ou un petit artisanat, par exemple. On pouvait leur construire des routes, des écoles et des hôpitaux. Le problème serait réglé. Au lieu de cela, cet argent a été engouffré, par un mécanisme fonctionnant réellement comme une pompe, au profit du successeur et de ses besoins.
La manière dont vous parlez de tout cela fait presque peur : « Au profit du successeur », cela donne limpression que nous avons déjà dépassé létape de lintelligence artificielle et que nous serions presque arrivés à lémergence dune conscience...
Non, cest un effet du langage. Il est pratiquement impossible de parler du vivant et donc du successeur, qui pour moi est déjà vivant, sans donner limpression quil y a de lintention derrière, parce que nous utilisons des mots et des formes grammaticales qui ont évolué pour décrire un univers baigné dintention. Les premiers locuteurs avaient besoin de décrire des actions qui avaient des agents, qui avaient des auteurs, ils avaient besoin de décrire des phénomènes qui avaient des inspirateurs, des créations qui avaient des créateurs. La notion de sujet et dobjet remonte à très loin dans notre histoire et tout notre langage en est imprégné. Cest la première fois dans lhistoire de lévolution du langage que nous avons à décrire des actions sans agents, des complots sans comploteurs, des opérations sans opérateurs. Ainsi, lorsque nous utilisons le langage existant pour évoquer cela, nous surchargeons la barque avec de lintention. Cest un effet de lutilisation de nos formes grammaticales. Il faudrait en inventer dautres. Peut-être existe-t-il, dans les six mille idiomes parlés dans le monde, des cultures qui nont pas rencontré ce problème, qui nont jamais cru à lexistence dun dieu, dune force surnaturelle, qui nont jamais rapporté les événements à un sujet. Il faudrait donc récupérer par exaptation ce langage et en faire le langage de la modernité, ou alors, inventer une sorte despéranto post-humain, dans lequel la notion de sujet nexisterait pas, ni le rapport sujet-objet. Nous en sommes loin. Cest un problème que je rencontre en écrivant mes livres et cest un problème que rencontrent tous les scientifiques qui sadressent au grand public. Cest un effet du langage, quel que soit le langage utilisé. Mais, bien évidemment, cest une pure illusion. Le successeur est aveugle, lespèce humaine est aveugle. Les individus humains sont conscients, mais lespèce dont ils sont les représentants évolue de manière complètement aveugle.
Comment, daprès vous, doit se positionner lhomme de science sur la question de léthique, de la bio-éthique ? Revient-il au chercheur de se poser en permanence la question de lapplication des avancées scientifiques, ou est-ce uniquement le problème de la société et des philosophes, qui eux doivent se poser ces questions qui sollicitent tout de même des connaissances très techniques ? On ne peut pas, par exemple, parler du clonage si lon ne connaît pas le clonage. On aboutit souvent à des dialogues de sourds, on ne sait plus qui croire.
Léthique cest tout ce quil nous reste. Je crois quon ne peut plus aujourdhui se référer à des valeurs transcendantes, dogmatiques, éternelles. On ne peut plus se référer à une morale. Il y a une nécessité, et même une fatalité de léthique. Qui doit sen charger ? Clairement, cela ne peut pas être seulement le scientifique. Il a son mot à dire, bien sûr, mais, pour moi, le scientifique est très vite dépossédé de la maîtrise de ses objets. Il se croit maître, mais il saperçoit très vite quil est impuissant. Il est un peu dans la situation que décrivait Platon à la fin de Phèdre à propos de lécrit : les écrits sont un peu comme les feuilles qui se séparent de larbre, contrairement à la parole qui elle est toujours reliée à son locuteur. Lécrit se sépare de son père qui nest plus là pour le soutenir, lexpliquer, venir à son secours. Je pense que le scientifique se croit toujours dans une logique de tradition orale, dans laquelle il serait là pour défendre son travail. Mais pas du tout. Ce sont des feuilles qui partent aux premiers vents de lautomne et qui sont ensuite récupérées par les systèmes économiques, industriels et politiques. Cest la grande illusion des scientifiques qui composent nos comités déthique. Je pense donc que cest à la société au sens large de se prononcer sur ce que lon doit faire. Mais on ne peut pas aller au-delà dun réglage fin des souffrances occasionnées par la technologie. On crée de la souffrance inévitable et nécessaire au progrès. La seule chose que nous pouvons faire est de déterminer un compromis entre souffrance et non-souffrance pour que les choses continuent de tourner. On est loin de le faire. Si on le faisait, on ferait déjà beaucoup, même si cela peut paraître un peu désespérant.
Cest encore un positionnement que lon peut rapprocher de celui de Nietzsche. Si lon coupe court à tout idéalisme, à la notion den soi, reste la capacité à se confronter au processus dévolution de la vie, à laccepter, parce que cela participe à lémergence dune chose dont on na pas encore connaissance. Cest lavancée humaine et la vie même qui est construite comme cela.
Cest dailleurs une attitude qui est assez naturelle chez les asiatiques, et que ne comprennent pas les occidentaux. Face à la force, lasiatique ne se braque pas, ne soppose pas. Il lépouse, il accompagne le mouvement et il attend le moment, qui se présentera forcément dans ce flux permanent, où il pourra se sauver ou, du moins, diminuer la souffrance ou le dommage. Cest typique dans le judo, par exemple. Il est inutile de se braquer contre une force supérieure. Tout ce que lon peut faire, cest laccompagner dans son mouvement et guetter loccasion de lesquive ou de la transformation de la situation à son profit. Loccident ne sait pas faire cela. Pourtant, vis-à-vis de la technologie, vis-à-vis du successeur en général, cest tout ce que lon peut rêver de faire. Si nous le faisions bien, et systématiquement, ce serait déjà un grand progrès.
Il est incontestable quen occident il y a une opposition permanente entre le corps et lesprit, selon laxiome platonicien qui veut que lon essaie de sextraire de la pesanteur. Se libérer du leurre de la matière et des corps pour accéder à len soi et qui pose un axe transcendant. Ce qui est complètement différent de la culture asiatique beaucoup plus tournée vers une certaine plénitude, moins sur la verticalité.
En Chine en tout cas, il ny a pas déquivalent de lEtre, de la substance, de lêtre idéal vers lequel nous devons tendre. Cela nexiste pas. Il y a la situation, à laquelle il faut coller, la circonstance quil faut guetter. Mais il ny a pas cet être idéal vers lequel je dois tendre mon regard, toute ma volonté, toute mon énergie, pour y correspondre. Cest typique de la posture intellectuelle et éthique occidentale, et totalement étranger à la sphère orientale.
Peut-on, selon vous, parler dun réel progrès de lhumanité ou simplement dun progrès technique au-delà duquel les mécanismes de lhomme nauraient pas tellement évolué ?
Il y a là un hiatus que je ne suis pas le premier à constater. Il existe à ce sujet un petit livre de Jean-François Liotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, qui va tout à fait dans ce sens. Le progrès technique ne sarrêtera jamais, mais pas les comportements et conduites humaines. Lévinas disait quil y a deux formes de voyages. Le voyage du peuple élu qui, à la suite de Moise, rompt ses chaînes et quitte lEgypte pour aller vers la terre promise, voyage linéaire sans espoir de retour, et une seconde forme de voyage qui est celui dUlysse. Ulysse part pour découvrir mille merveilles, il acquiert mille connaissances et revient en Ithaque. Et quel est le premier acte dUlysse revenu en Ithaque, lourd de toutes ces connaissances nouvelles ? Cest un massacre. Cest le massacre des prétendants. Lhumanité se croit sur une voie rectiligne, en route vers le progrès, alors quelle est sur un cercle. Le plus avancé sur ce cercle est aussi le premier à revenir à la case départ. Nous en avons eu une illustration manifeste en Irak. Cest tout de même la nation la plus avancée sur le plan culturel, scientifique, sur le plan des lois, de la démocratie, de linformation, qui part en guerre, pour régler un problème totalement futile, même si derrière il existe des tas denjeux stratégiques ou pétroliers. Mais tout de même, elle part en guerre. Ce qui me frappe aussi , et cela nous ramènera au clonage, cest cette propension très paradoxale que nous avons, lorsque nous pouvons choisir entre une solution qui implique la mort et une autre qui permet déconomiser des vies, à choisir la solution qui implique la mort. Je donnerai trois exemples. Bien entendu, celui de lIrak, où nous pouvions régler le problème en continuant les inspections. Celui de lexploration spatiale : nous pourrions envoyer des sondes automatiques mais nous estimons que sacrifier sept astronautes dans lexplosion de leur navette est un risque que nous pouvons prendre. Enfin, dernier exemple, nous avons deux façons de produire des cellules souches, lune qui oblige à tuer des embryons, lautre à partir de cellules adultes, sans tuer aucune vie : nous choisissons la première voie. Même si aucune vie ne nous est indifférente, pas même la vie des plantes. Nous sommes capables de nous mobiliser pour sauver la forêt amazonienne. Parfois on détourne le tracé dune autoroute pour éviter de passer dans un biotope bien particulier dans lequel pousse une orchidée ultra-rare. On est même capable de compatir à la souffrance dune plante ! Cest très curieux ces situations où lon a le choix entre tuer ou ne pas tuer, et où lon choisit de tuer. Cest très bizarre.
Mais ne serait-ce pas là justement que se situe la spécificité humaine ? Si ce nest pas le langage puisque nous créons des machines qui vont parler, si ce nest pas la culture puisque certains animaux développent eux aussi des formes de culture, ne serait-ce pas ce scandale par rapport à la mort ? Ne sommes-nous pas trop scandalisés par cette idée de la mort, alors que le moindre individu réclame lholocauste de cinquante têtes de vaches pour le nourrir sur une vie ? Mais justement, si ce nétait pas tant un poids, naurait-on pas une manière beaucoup plus saine, plus simple, dappréhender notre relation au monde ? Jai souvent limpression que dans cette espèce de cristallisation, dévitement, nous comprimons en fait un élastique qui narrête pas de vouloir se détendre. A trop vouloir échapper à la mort, nous nous retrouvons finalement à plonger dedans de façon phénoménale. Cest Ulysse, mais cest aussi la route des juifs. On peut tout de même voir certaines incohérences politiques entre ce qui peut se passer en Israël et ce que les juifs ont vécu à dautres moments de leur histoire. Cest peut-être même ancré au niveau de chaque individu. Alors, oui, cest la plus grosse des nations qui fait le va-t-en guerre contre lIrak, avec des intentions qui ne sont pas des plus glorieuses, mais on sait très bien que des morts, de toute façon, dans cette dictature, il y en a énormément. La Russie sinsurge, alors quil y a vingt milles morts estimés à Grozny. En France, le président milite pour la paix, alors quon sait quau Rwanda, cest une estimation dà peu près deux millions de morts. Les gens se soulèvent pour la paix, sans toujours regarder le fond des choses. Par rapport au clonage, cest aussi cela. Comment vous positionnez-vous, sur ce sujet ?
Il y a ma position sentimentale et ce que je sais de la façon dont les choses vont se dérouler. Je sais que lon fera du clonage humain non seulement pour permettre à des couples stériles de faire des enfants, mais quon fera aussi un jour du clonage humain pour se servir des clones à des fins instrumentales, comme des réserves dorganes. Le projet existe déjà, le plan financier circule. Cest ce quon appelle des « organ bags ». Je sais quon y viendra. Maintenant, ma position sentimentale est quil faut interdire cela le plus longtemps possible. Il faut résister à cela. Mais nous ny arriverons pas, et je le sais. Tout cela ne dépend pas dune volonté humaine, même de la volonté dun groupe même puissant. Vous voyez bien quon est parti en guerre contre lIrak en se moquant complètement des millions de personnes qui défilaient dans la rue. Il existe une sphère de nécessité totalement indépendante de la sphère des sentiments. Ce que je pense individuellement de cette question na aucune importance.
Cest très intéressant, parce que nous avons confronté tout à lheure deux philosophies, orientale et occidentale. Cest vrai quen occident, ancrés sur nos positions idéaliste, nous privilégions la réticence. Mais ne vaut-il pas mieux, parfois, anticiper plutôt que dêtre si réactif, si réticents, pour pouvoir accompagner les événements dans une direction beaucoup plus opportune ?
Vous avez raison. Il aurait fallu quune réflexion soit entreprise il y a très longtemps. Il y a une dizaine dannées, il était peut-être encore temps dimaginer une attitude souple à légard de ces évolutions, en contrôlant, en régulant, en restant attentif à ce qui allait se passer. Maintenant cest trop tard. Les choses ont largement échappé à la régulation. Chaque législation a pris un cours différent. Certains pays ont tout interdit,
dautres autorisent tout. Le seul fait de ces différences crée des interstices dans lesquels peuvent se glisser toutes les pratiques possibles.
Vous soulignez dans lun de vos romans, Le Successeur de pierre, laspect retors du libéralisme, par rapport à toutes ces questions. Le libéralisme allié à toutes ces possibilités liées à la technologie peut mener à la pire des catastrophes ?
Probablement. Je reviendrai à ce que je disais tout à lheure. Nous sommes encore loin davoir compris que tout ce quon pouvait faire était de diminuer le niveau de souffrance. On ne peut pas léliminer complètement. Il est nécessaire quil y ait un certain
niveau de souffrance pour que tout lensemble fonctionne,
mais on est loin de chercher à optimiser ce niveau
de souffrance. Autrement dit, je ne suis pas de ceux
qui croient que lon pourra sopposer à
la mondialisation. Cest une sphère de nécessité
que nous avons mise en route et qui aujourdhui
est hors de notre portée, mais dans la friction
entre le mouvement de cette sphère et le mouvement
de la sphère de nos individualités, il
y a beaucoup de souffrance qui pourrait être évitée.
Malgré toutes ces réflexions, vous
restez optimiste ?
Pour linstant non, parce que je pense que trop
de gens, les gens les plus puissants, ont intérêt
à maximiser cette souffrance. Mais aussi longtemps
que ceux qui pâtissent de la situation ne réalisent
pas quils ont une possibilité dinfléchir
les choses, il ny a aucune raison que ceux qui
profitent de la souffrance maximum cherchent à
la diminuer. Il faut laisser faire les choses. Je ne
crois pas que lon puisse intervenir de lextérieur
sur ce processus. Cest une question déquilibre
des forces. Une des raisons pour lesquelles je ne suis
pas pour lintervention américaine en Irak,
cest que je crois quon ne libère
pas les gens de lextérieur. La liberté
est quelque chose qui se conquiert, que les opprimés
conquièrent. Ce nest pas quelque chose
quon leur octroie. Dans toute lhistoire
de lhumanité, cela ne sest jamais
vu. Les peuples se libèrent eux-mêmes et
dans le domaine géopolitique comme dans le domaine
individuel, la même loi prévaut. Je me
souviens dune expérience qui nous éloigne
de lactualité, qui est encore trop jeune
pour quon puisse la commenter. Volvo avait instauré
dans les années soixante-dix un système
dautogestion dans ses ateliers. La grande idée
généreuse était de libérer
les ouvriers de la chaîne de montage fordienne
qui, Charlie Chaplin nous la bien montré,
les asservissait complètement. On voulait leur
permettre de sorganiser en unité de productions
similaires à des ateliers dartisans. Des
petits groupes qui gèreraient eux-même
leurs moyens et qui ne fabriqueraient pas une partie
de voiture sans savoir à quoi ressemblerait le
produit final, mais une voiture complète. Quest-il
arrivé ? Deux ans plus tard, les ouvriers ont
exigé de revenir au système de chaîne.
Ils estimaient quils nétaient pas
payés pour prendre des initiatives. Je ne dis
pas que nous sommes programmés pour être
esclaves. Mais je dis que la liberté est un processus
lent de prise de conscience. Il faut que lasservissement
nous pèse et nous fasse souffrir suffisamment
pour que nous acceptions les inconvénients et
les souffrances liées à la liberté.
Les quelques Irakiens qui se sont exprimés en
regrettant déjà le temps de Saddam Hussein,
contre ce nouveau tyran qui arrive, expriment probablement
quelque chose de lordre dune vérité.
Vous avez quitté le monde de lindustrie,
vous avez quitté luniversité. Aujourdhui,
votre travail se situe plutôt entre la littérature
et votre complicité avec le groupe punk que vous
hébergiez ?
Les Stinky Toys ! Cest une vieille histoire
! Jacno et Elie ont fait leur chemin depuis tout ce
temps. Je les ai perdus de vue depuis la fin des années
80. Mais jécris, oui. Essais, romans...
Propos
recueillis par Sabine Cauvez et Didier Manuel
Revue
Singe n° 3, hiver 2003