[Dans Totalement inhumaine (Les Empêcheurs
de penser en rond, 2001), Jean-Michel Truong a décrit
comment, selon lui, lintelligence quitte larche
carbonée de lêtre humain pour un
support minéral. Il baptise cette nouvelle forme
de vie « le Successeur », conçu
comme un réseau de machines intelligentes. Il
ne sagit pas pour lui denvisager de manière
paranoïaque un prédateur Léviathan
de silicium, plutôt davoir une approche
« technobiologique » : encore au stade embryonnaire,
le Successeur na pas encore de volonté
propre, mais suit une logique évolutive désormais
indépendante de nous. Comme tout être vivant,
il vise exclusivement à se développer
et à se reproduire (et non à supplanter
lhumanité, ce qui ne serait de son point
de vue quun « dégât collatéral
»). Alors que les machines intelligentes occupent
de plus en plus le champ intellectuel (mais aussi cinématographique
: Terminator ou Matrix), nous avons interrogé
Jean-Michel Truong sur la possibilité dun
cinéma « post-humain ».]
Jean-Michel Truong. Dans Totalement inhumaine,
je nai développé que des mèmes
(1) à support verbal, mais les plus pernicieux,
ce sont les mèmes qui atteignent directement
nos émotions, qui court-circuitent les étages
corticaux du cerveau, chargés détablir
un certain nombre de barrières, de distance,
de fusibles entre la perception et laction. Le
cinéma, et plus encore la musique, les rituels
de foule, ont pour vocation de transmettre des mèmes
qui sont pratiquement des actes, en tout cas des incitations
directes à agir.
Des films comme Matrix, censés être
des produits grand public, apparaissent pourtant très
abstraits, peu lisibles. Il y a sans doute une évolution
de la capacité de regarder aujourdhui.
Nous-mêmes, formés par la cinéphilie,
nous sentons distanciés par ce mode de vision.
On se demande parfois si ces films sont fait pour des
humains en tout cas au stade où on est
de lhumanité.
On peut même se demander si ces films ne sont
pas faits pour sélectionner un mode dhumanité
apte à les percevoir. Prenons, par contraste,
un autre type de production, la série allemande
Derrick. Jai fréquenté pas
mal de personnes très âgées, ces
derniers temps, et jai été frappé
de voir quelles appréciaient beaucoup ce
programme. On peut se gausser de ce montage très
lent, très redondant, mais cest précisément
ce que jentends par cette fonction de sélection
de lécriture cinématographique.
Sil est apprécié, cest quil
correspond exactement aux capacités de perception
et de compréhension dun cerveau âgé
: insister longuement sur les indices, bien montrer
les articulations, laisser le temps au spectateur de
réagir à lévolution de lintrigue.
À lopposé, il y a les montages syncopés
de type Matrix, où lellipse est
reine, et le message à la limite du subliminal.
Jirai même plus loin : il ny a pas
de message, seulement une suggestion, une présomption
de message, dont le décryptage et la formulation
sont entièrement laissés à la discrétion
du public. Ce qui explique la floraison de sites, forums,
chapelles et autres lieux dexégèse
suscitée par le film. Laudiovisuel a ainsi
pour fonction de chasser certains publics et den
retenir un autre. Jai réalisé cette
fonction quand jai vu Gladiator [Ridley Scott,
2000] avec mon père, qui avait alors 86 ans...
Ce travail de sélection par le visible nexiste-t-il
pas depuis lorigine du cinéma?
Cela a dû être vrai au début,
durant la phase dadaptation du public à
ce support. Mais il y a ensuite eu une longue période
où le cinéma est devenu une lingua
franca, où lon a pu parler dun
langage cinématographique presque universel,
comme pour la musique. Je crois que ce nest plus
vrai aujourdhui. Il y a des niches, au sens écologique
du terme, un système au sein duquel le film permet
de distinguer des performants et des moins performants,
des aptes et des inaptes...
Un vrai décalage sopère entre
nos générations et les adolescents daujourdhui,
entre notre capacité et la leur à soutenir
une certaine schizophrénie visuelle, à
voir trente-six choses à la fois.
Tati a été le premier à montrer
cela. Dans certains plans de Playtime [1967] ,
il se passait cinq gags en même temps. Mais Tati
les montrait au ralenti, nous laissait le temps de les
dénombrer. Aujourdhui, dans certains films,
ce nest plus possible. On est en train de sélectionner
par ce moyen les gens qui sont encore capables ou ont
encore besoin de prendre du recul par rapport à
lémotion brute et les autres.
Ce qui disparaît là, nest-ce pas
tout simplement une culture du regard, de lanalyse.
Ne va-t-on vers ce fantasme, propre au cinéma
danticipation, dimages directement branchées
sur le cerveau?
Exactement. Le but final de toute communication
est de modifier le câblage du cerveau du récepteur.
Au fur et à mesure quil reçoit des
empreintes de son environnement, le câblage se
modifie. Les modes habituels de cette reconfiguration
sont lapprentissage, lenseignement, la lecture...
On sent bien que ce modèle est en situation déchec.
Dautres médias sont bien plus efficaces
et directs pour câbler le cerveau : un certain
type de musique ou de cinéma. Dans Totalement
inhumaine, je développe la théorie
selon laquelle lévolution, avec le cerveau
humain, a fait un pas de trop. Aujourdhui, on
est en train de raboter les parties qui ne servent pas
réellement le processus évolutif. La nature
a besoin danimaux évolués, capables
de réagir vite et efficacement à des situations.
Elle na pas besoin danimaux qui, au moment
dagir, sarrêtent et réfléchissent.
Tout cette dimension réflexive est contre-productive
pour lEvolution. Le courant dominant consiste
aujourdhui à revenir un peu en arrière
et à « shunter » les zones
trop corticales du cerveau.
À côté des syncopes de Matrix
existe une sentimentalité tout aussi populaire,
et pourtant beaucoup plus lente dans son
développement, dans Titanic [James
Cameron, 1997], par exemple. Quelle place revient
à lémotion humaine dans votre système?
Outre les émotions animales, il existe un
certain répertoire démotions culturelles,
quil est de bon ton davoir ressenti car
cela permet de discuter, de vivre en société.
Le cinéma a probablement pour fonction de les
diffuser, dengrammer nos cerveaux. Il sagit
en quelque sorte de « downloader »
un répertoire démotions culturelles
« prêtes-à-éprouver ».
Les mèmes ont pour principale fonction danesthésier
la souffrance du Cheptel (2), cest dailleurs
un thème de Matrix, le virtuel comme analgésique.
Il faut que le Cheptel souffre, quil soit en état
de manque plus exactement, car sil ne manque pas,
il ne consomme pas et donc il ne produit plus, il ne
joue plus son rôle de convertisseur dénergie
pour la Matrice. Mais il ne faut pas quil souffre
trop, car trop de souffrance tue la souffrance, la rend
stérile. Le rôle des mèmes consiste
à la fois à créer du manque, de
la souffrance, en proposant au désir des objets
de satisfaction inaccessibles, et à donner ce
quil faut danesthésiant pour réguler
le système. Tout lart des gouvernants est
dans ce réglage fin de la souffrance du Cheptel.
Les mèmes en question doivent être formatés,
de manière à ce quon puisse délivrer
une posologie : trois Titanic par an et un Astérix
par semaine, selon le degré de souffrance, et
du Matrix si les choses ne sarrangent pas...
On en arrive à une pharmacopée du gouvernement,
grâce à des mèmes de plus en plus
sophistiqués, de plus en plus formatés
et de plus en plus dosables.
Les mèmes servent à faire croire aux
individus du Cheptel quils sont encore des hommes...
Oui, cest ce que montre Matrix, mais
que savait déjà Nietzsche : « Par
lart seul la misère même peut devenir
jouissance. Lart seul peut pousser si avant nos
sensations que nous finissions par nous écrier
: Quelle que soit enfin la vie, elle est bonne
»
Pour rester dans votre système conceptuel,
quest-ce qui, du cinéma, peut être
selon vous récupéré par le Successeur?
Il a tout intérêt à nêtre
que cinéma aujourdhui ou plutôt
audiovisuel. Il na aucun intérêt
aux livres, il doit être en prise directe avec
les neurones. Il a intérêt à être
musique, stade de foot, cinéma, 3D, jeu électronique...
Peut-il exister un antidote cinématographique?
Peut-il exister des poches de résistance?
Oui, je les appelle des epsilon. Mais elles ne luttent
pas à armes égales. La résistance
doit prendre les mêmes armes que ce quelle
combat : ce nest pas dans les livres quelle
va se développer. Il faudrait une forme aussi
brute, immédiate. Dun certain point de
vue, Ridley Scott par exemple, dans Gladiator,
tend vers le but ultime du cinéma, qui est dêtre
en prise directe avec nos connexions neuronales, de
créer un court-circuit général
pour casser les interconnexions existantes.
Que faites-vous, dans cette perspective, du cinéma
quon a pu dire moderne, « dauteur
», etc... Godard, par exemple?
Ce genre de posture na plus place que dans
ma nostalgie. Godard a voulu utiliser le cinéma
comme il aurait utilisé le livre. Lessence
du cinéma nest pas là : cest
la manipulation directe des cerveaux. Le cinéma
sest cherché comme un adolescent, mais
il a fait son apprentissage et il a trouvé sa
voie, son charisme, sa vocation. Pour le contrer, il
faudrait que les artistes aient la même puissance
de manipulation que leur outil, pour casser les conditionnements
quil entretient et les remplacer par dautres
conditionnements. Il y a un moyen de faire du silence
en ajoutant du bruit à du bruit : les sous-mariniers
le savent très bien, qui pour annuler les bruits
de cavitation de leurs hélices, émettent
des contre-vibrations de phase opposée. Mais
vous navez aucune chance, avec du verbe, de lutter
contre du non-verbal... Ceci dit, je ferais plutôt
le pari quil se passera des choses malgré
nous, à notre insu. Les mèmes évoluent
aussi de manière autonome, et il ny a pas
de raison que les cinémèmes
échappent à cette loi. Mais il faudrait
les observer, les identifier, voir quels sont leurs
modes de production, de reproduction, les tracer...
Il y a là tout un chantier dentomologie
à ouvrir. La revue Communications faisait
ce type de travail. Il y avait dans la sémiologie
une attitude de naturaliste qui sest un peu perdue.
Il faudrait pourtant recommencer par ça...
En termes de convergence technique, pensez-vous que
lon va effectivement aboutir à un média
unique mêlant cinéma et jeu vidéo?
Le Successeur a trop besoin du cinéma pour
le laisser mourir. Le cinéma a de très
beaux jours devant lui, il va devenir le mode de programmation
neuronale archidominant. Oui, je crois que vont se développer
des films interactifs, où votre avatar virtuel
pourra intervenir. Ce qui ne rendra pas forcément
obsolète la notion de salle : il y aura des salles
de cinéma comme on dit aujourdhui salles
de jeu, où une partie des spectateurs pourra
jouer les Romains et lautre les Gaulois... On
peut aussi envisager des films qui se développent
dans de multiples directions, de manière aléatoire
: on laisserait les ordinateurs générer
des variantes, de lintrigue à la couleur
de la chevelure de lhéroïne. On pourrait
soumettre chaque jour une version à une audience,
en lui demandant celle quelle préfère,
ou bien on demandera au gamin qui la regarde sur son
ordinateur de voter ou non pour elle : la version la
moins populaire pourrait ainsi être tuée
et celle qui remporterait le plus de suffrages perpétuée
pour aller se reproduire sur dautres ordinateurs...
Et ainsi de suite, jusquà la version optimale.
Un type dévolution assistée par
ordinateur quon utilise déjà au
niveau des logiciels. La vie artificielle converge très
vite : en quelques centaines de générations,
une forme très efficace peut apparaître.
À très longue échéance,
on peut ainsi envisager un cinéma totalement
autonome, sans intervention humaine, qui piocherait
dans des bibliothèques de scénarios, des
répertoires de comportements ou des catalogues
de personnages. Cest la fin de la notion dauteur.
À quoi ressemblerait selon vous un cinéma
totalement inhumain?
Des nanomissiles chimiques qui instilleraient des
sensations directement au bon endroit de mon cerveau.
Parce quelle abolit la nécessité
du détour par les organes sensoriels qui seule
légitimait les différents arts, la neurochimie
est la forme ultime de lart. Au cinéma
dauteur de Godard succèdera fatalement
un cinéma de chimiste.
Pourquoi, selon vous, le cinéma dimages
de synthèse est-il aujourdhui si académique,
sage, anthropomorphique, obsédé par sa
conformité avec « lhumain »
: Final Fantasy : the Spirits Within [Hironobu Sakaguchi
& Moto Sakakibara, 2001], par exemple ?
Ce sont des films dingénieurs... Voyez
Matrix Reloaded : un catalogue de loffre
logicielle de la Silicon Valley. La technologie est
encore dans ses langes, elle reste aux mains des ingénieurs,
et les ingénieurs demeurent obnubilés
par la forme humaine, par le modèle humain, quils
rêvent depuis toujours dimiter. Mais lorsquelle
passera aux artistes, ceux qui ont pour seule raison
dêtre de modifier le cablage de nos cerveaux,
cela sera très différent. Un artiste fou
sera alors plus dangereux quun savant fou...
Propos recueillis par Hervé Aubron et Cyril
Neyrat à Paris, en novembre 2002.
NOTES
(1) Ces réplicateurs [les mèmes,
notion empruntée au biologiste anglais Richard
Dawkins] prolifèrent dans le biotope constitué
par la communauté des cerveaux humains. Ce sont
des unités élémentaires dinformation
susceptibles de se transmettre dun cerveau à
un autre, et prenant des formes aussi variées
que des mots, musiques, images visuelles, styles
vestimentaires, expressions faciales ou gestuelles,
savoir-faire.... Ils peuvent se présenter
isolément comme dans les croyances, opinions,
slogans, mélodies, recettes de cuisine ou trucs
de métier ou groupés en complexes
articulés comme les doctrines politiques
ou religieuses et les paradigmes scientifiques, au sens
où les définit le philosophe Thomas Kuhn
: ensemble particulier didées
auxquelles la communauté souscrit à un
moment donné. Ils se propagent par imitation
[...]. Comme tout réplicateur qui se respecte,
la raison dêtre dun mème est
de répandre des copies de lui-même dans
son milieu. (Totalement inhumaine,
pp. 30-31). Selon Jean-Michel Truong, le développement
du Successeur est accéléré par
certains mèmes provoquant, sous couvert de pensée
rationnelle, des décisions en faveur de lintelligence
artificielle.
(2) Lhumanité fournit lénergie
nécessaire au développement du Successeur,
gigantesque embryon qui nest pas encore totalement
autonome. Jean-Michel Truong la désigne du coup
parfois sous le terme de Cheptel
(ce qui rejoint dailleurs limagerie de Matrix).