La
terreur implicite qui imprègne notre souvenir
collectif de l'holocauste (fatalement liée au
désir impérieux de ne pas regarder ce
souvenir en face), c'est le soupçon obsédant
que l'holocauste est peut-être davantage qu'une
aberration, davantage qu'une déviation de la
route vers le progrès, par ailleurs parfaitement
droite, davantage qu'une tumeur cancéreuse sur
le corps par ailleurs sain de la société
civilisée; qu'en bref, l'holocauste ne fut pas
une antithèse de la civilisation moderne et de
tout ce qu'elle représente. Nous soupçonnons,
(même si nous refusons de l'admettre) que l'holocauste
n'a fait que dévoiler un visage de cette même
société dont nous admirons l'autre visage,
mieux connu de nous, et que les deux visages sont parfaitement
attachés au même corps. Ce que nous redoutons
peut-être le plus, c'est que chaque visage ne
puisse pas plus exister sans l'autre que les deux côtés
d'une pièce de monnaie.
Souvent,
nous nous arrêtons au seuil même de l'horrible
vérité. Ainsi, Henry Feingold affirme que
l'épisode de l'holocauste fut un développement
tout à fait nouveau dans l'histoire fort longue,
et dans l'ensemble, irréprochable, de la société
moderne; un développement que nous n'avions aucun
moyen de prévoir ni de prédire, comme l'apparition
d'une nouvelle souche maligne d'un virus prétendument
maîtrisé.
" La
Solution finale a marqué l'endroit où
le système industriel européen a dérapé;
où, au lieu d'améliorer la vie, comme
l'avait espéré le siècle des Lumières,
il a commencé à se détruire. C'est
par le biais de ce système industriel et de l'éthique
qui s'y rattachait que l'Europe a réussi à
dominer le monde. "
Comme
si les compétences requises et employées
au service de la domination mondiale étaient qualitativement
différentes de celles qui ont assuré l'efficacité
de la Solution finale. Et pourtant Feingold regarde la
vérité en face :
" [Auschwitz]
fut aussi une extension banale du système industriel
moderne. Au lieu de manufacturer des biens de consommation,
la matière première était faite
d'êtres humains et le produit fini était
la mort, tant d'unités par jour portées
minutieusement sur les courbes de production de l'usine.
Les cheminées, symbole même du système
industriel moderne, crachaient une fumée acre
produite par la combustion de la chair humaine. Le réseau
ferroviaire moderne européen, remarquablement
organisé, apportait aux usines un nouveau type
de matière première. Et il le faisait
de la même manière que pour les autres
cargaisons. Dans les chambres à gaz, les victimes
inhalaient un gaz mortel fabriqué à partir
de pastilles d'acide prussique, elles mêmes produites
en Allemagne par l'industrie chimique de pointe. Des
ingénieurs avaient conçu les crématoires;
des cadres administratifs avaient conçu le système
bureaucratique qui fonctionnait avec un zèle
et une efficacité que leur enviaient des nations
moins avancées. Le plan global lui même
était un reflet de l'esprit scientifique moderne
devenu fou. Ce dont nous fûmes témoins
n'était ni plus ni moins qu'un plan massif d'ingénierie
sociale ... " 1
La
vérité, c'est que chaque " ingrédient
" de l'holocauste - chacune des nombreux éléments
qui le rendirent possible - était normal; "
normal " non au sens courant, celui d'un élément
supplémentaire dans une vaste classe de phénomènes
décrits depuis longtemps de manière exhaustive,
expliqués et acceptés (au contraire, le
phénomène de l'holocauste était nouveau
et inconnu) mais dans le sens d'une harmonie totale avec
tout ce que nous savons de notre civilisation, de ses
principes directeurs, de ses priorités, de sa vision
immanente du monde - et des moyens appropriés à
la recherche du bonheur humain en même temps que
d'une société parfaite. Selon Stillman et
Plaff,
" Il
y a plus qu'un lien fortuit entre la technologie appliquée
de la production de masse, avec sa vision d'une abondance
matérielle universelle, et la technologie appliquée
du camp de concentration, avec sa vision d'une abondance
de mort. Même si nous avons envie de nier le lien,
Buchenwald faisait partie de notre Occident au même
titre que River Rouge de Detroit; nous ne pouvons
nier Buchenwald en le traitant comme l'aberration fortuite
d'un monde occidental foncièrement sain. "
2
Rappelons
également la conclusion de Raul Hilberg, à
la fin de son étude magistrale et exemplaire sur
les résultats de l'holocauste : "
La machinerie de la destruction, à cette époque,
n'était en rien différente, structurellement,
de la société allemande dans son ensemble.
La machinerie de la destruction était la communauté,
dans l'un de ses rôles spéciaux. "
3 Richard L. Rubinstein a tiré
ce qui est à mes yeux la leçon ultime de
l'holocauste. " Il témoigne, écrit-il,
du progrès de la civilisation ".
Un progrès, ajouterons-nous, à double titre.
Dans la Solution finale, le potentiel industriel et la
compétence technologique dont s'enorgueillissait
notre civilisation ont escaladé de nouveaux sommets
en maîtrisant avec succès une tâche
d'une ampleur sans précédent. Et dans cette
même Solution finale, notre société
nous a révélé des capacités
insoupçonnées. Formés à respecter
et admirer l'efficacité technique et les conceptions
rationnelles, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître
que, dans les louanges adressées au progrès
matériel apporté par notre civilisation,
nous avons gravement sous-estimé ses véritables
capacités.
" Le
monde des camps d'extermination et la société
qu'il engendre nous révèle la noirceur
toujours croissante de la civilisation judéo-chrétienne.
Civilisation signifie esclavage, guerres, exploitation
et camps d'extermination. Elle signifie en même
temps hygiène médicale, nobles idées
religieuses, art exquis et musique merveilleuse. C'est
une erreur de considérer comme antithétiques
civilisation et cruauté barbare. À notre
époque, les actes de cruauté, comme la
plupart des autres aspects de notre monde, sont administrés
de façon beaucoup plus efficace qu'ils ne l'ont
jamais été auparavant. Ils n'ont pas cessé
et ne cesseront jamais d'exister. Création et
destruction sont deux aspects inséparables de
ce que nous appelons civilisation. "
4
[...]
Ce
qui rend cette situation beaucoup plus préoccupante,
c'est la conscience que si " cela a pu arriver ailleurs
sur une telle échelle, cela peut arriver n'importe
où. Tout cela est dans les possibilités
humaines et, que cela plaise ou non, Auschwitz n'a pas
moins étendu l'univers de la conscience que l'atterrissage
sur la lune " 5.
L'anxiété demeure pratiquement entière
devant le fait qu'aucune des conditions sociétales
qui ont rendu Auschwitz possible n'a véritablement
disparu et qu'aucune mesure efficace n'a été
prise pour empêcher ces possibilités et ces
principes de produire d'autres catastrophes de même
nature que celle d'Auschwitz; comme l'a récemment
énoncé Leo Kuper, " L'État
territorial souverain réclame, comme partie intégrante
de sa souveraineté, le droit de commettre un génocide
ou de perpétrer des massacres génocidaires
contre les peuples soumis à son autorité
et l'ONU, en pratique, défend ce droit."
6
L'un
des services posthumes que peut rendre l'holocauste, c'est
de nous permettre de percevoir d'"autres aspects",
invisibles autrement, des principes sociétaux pieusement
conserves par l'histoire moderne. Je propose que l'holocauste,
maintenant étudié à fond par les
historiens, soit considéré comme une espèce
de " laboratoire " sociologique. L'holocauste
a dévoilé et examiné certains attributs
de notre société jamais révélés
et par conséquent inaccessibles à l'étude
empirique dans des conditions autres que celles d'un laboratoire.
En d'autres termes, je propose de traiter l'holocauste
comme un test exceptionnel mais significatif et fiable
des possibilités cachées de la société
moderne.
©
Zygmunt Bauman, Modernité et holocauste,
La Fabrique, 2002, pages 30 à 37
1.
Henry L. Feingold, " How unique is the Holocaust
? ", in Genocide : Critical issues of the Holocaust,
éd. Alex Grobman & Daniel Landes (Los Angeles,
The Simon Wiesenthal Center, 1983), p. 398.
2.
Edmund Stillman & William Pfaff, The Politics of
Hysteria (New York, Harper & Row, 1964), p. 30-31.
3.
Raoul Hilberg, The destruction of the European Jews
(New York, Holmes & Meier, 1983), vol. 111, p.
994. (tr. fr. La destruction des juifs dEurope, Fayard,
Paris, 1958).
4.
Richard L. Rubinstein, The Cunning of History (New
York, Harper, 1978), pp. 91,195.
5.
Kren & Rappoport, The Holocaust and the Crisis,
pp. 126, 143.
6. Leo Kuper,
Genocide: Its Political Use in the Twentieth Century
(New Haven, Yale University Press, 1981), p. 161.
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