Stagiaire
en psychiatrie, à l’orée des années
1970, j’eus le douteux privilège de recueillir
les confidences d’une infirmière âgée
sur la méthode aussi radicale que primitive
longtemps utilisée pour libérer des
lits dans ce service d’aliénées
au long cours : par les rudes nuits d’hiver alsacien,
on “oubliait” simplement de fermer la fenêtre.
C’était bien le diable si, au matin, une
ou deux patientes parmi les plus vulnérables
n’avaient pas rendu l’âme.
En 2001, le New York Times publiait un long
reportage sur le scandale des hospices pour vieillards
nécessiteux de l’Etat de New York. Entre
autres turpitudes, le quotidien dénonçait
la façon dont leurs gestionnaires, pour faire
place à des clients plus rentables, accéléraient
la “rotation” de certains pensionnaires,
notamment en les privant de climatisation durant les
canicules, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
La température est un moyen commode de précipiter
l’œuvre du temps. Ainsi les ingénieurs
vieillissent-ils artificiellement dans des fours les
matériaux qu’ils étudient, obtenant
en quelques jours un résultat que la nature
aurait mis plusieurs années à atteindre.
La tentation est forte, parmi les adeptes de l’ingénierie
sociale, d’appliquer les mêmes méthodes
au matériau humain.
Dans une livraison récente, le Canard Enchaîné
rapporte une plaisanterie de Francis Mer, ministre
des Finances, selon qui, étant donné
que les soins de fin de vie plombent le budget de
l’assurance-maladie, il suffirait de “supprimer
la dernière année d’existence”
pour éliminer le déficit de la Sécu.
Certes, nul ne soupçonne ce parfait humaniste
d’ourdir dans le secret de son cabinet quelque
méthode machiavélique de régulation
de la démographie par le climat, de contrôle
de la mortalité par le thermomètre,
d’interruption volontaire de vieillesse par l’hygrométrie,
susceptible d’apporter une solution finale au
problème du financement des retraites. Pourtant,
les 11435 morts officielles – et combien d’autres
encore ignorées ou tenues secrètes ?
– de la canicule d’août, sont bien
la conséquence directe d’arbitrages parfaitement
rationnels rendus, au nom de l’équilibre
du Budget, par ce ministre ou l’un de ses prédécesseurs.
Rarement l’actualité nous aura offert
pareille occasion de mesurer de manière aussi
tangible les effets de ce que Friedrich von Hayek,
père de la mondialisation, appelait un “calcul
de vies”, c’est-à-dire la mise en
équation de bénéfices financiers
et de coûts humains. En effet, si les premiers
sont spectaculaires et largement médiatisés,
les seconds, différés dans le temps
ou disséminés dans l’espace, échappent
le plus souvent à l’observation. Lorsqu’ils
finissent par apparaître, il n’est plus
possible de leur attribuer une cause, et encore moins
un responsable. Mais cette fois, les victimes sont
des milliers – aussi visibles que celles du World
Trade Center – et les hommes et femmes politiques
qui ont pris les décisions ayant conduit à
cette rotation accélérée de notre
stock de vieux sont encore en place et paradent sur
nos écrans de télévision.
Certains choix législatifs, singulièrement
parmi les plus populaires – réductions
d’impôts ou de temps de travail –,
ont le potentiel d’armes de destruction massive.
Peut-être, à l’instar de ces études
d’impact sur l’environnement menées
de façon systématique avant le lancement
d’un grand chantier, faudrait-il rendre obligatoires
des études d’impact sur la vie humaine,
préalablement à la promulgation de toute
nouvelle loi de Finance ? Le citoyen pourrait ainsi
prendre conscience des arbitrages insidieux rendus
en son nom et en celui du plus grand nombre au détriment
de ceux qui, tels les malheureux dont les cadavres
déshydratés s’alignent par centaines
dans des morgues de fortune, n’ont pas les moyens
de se faire entendre.
Jean-Michel
Truong
© Jean-Michel Truong, août 2003