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De la température comme moyen de régulation économique

par Jean-Michel Truong

 

Stagiaire en psychiatrie, à l’orée des années 1970, j’eus le douteux privilège de recueillir les confidences d’une infirmière âgée sur la méthode aussi radicale que primitive longtemps utilisée pour libérer des lits dans ce service d’aliénées au long cours : par les rudes nuits d’hiver alsacien, on “oubliait” simplement de fermer la fenêtre. C’était bien le diable si, au matin, une ou deux patientes parmi les plus vulnérables n’avaient pas rendu l’âme.
En 2001, le New York Times publiait un long reportage sur le scandale des hospices pour vieillards nécessiteux de l’Etat de New York. Entre autres turpitudes, le quotidien dénonçait la façon dont leurs gestionnaires, pour faire place à des clients plus rentables, accéléraient la “rotation” de certains pensionnaires, notamment en les privant de climatisation durant les canicules, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
La température est un moyen commode de précipiter l’œuvre du temps. Ainsi les ingénieurs vieillissent-ils artificiellement dans des fours les matériaux qu’ils étudient, obtenant en quelques jours un résultat que la nature aurait mis plusieurs années à atteindre. La tentation est forte, parmi les adeptes de l’ingénierie sociale, d’appliquer les mêmes méthodes au matériau humain.
Dans une livraison récente, le Canard Enchaîné rapporte une plaisanterie de Francis Mer, ministre des Finances, selon qui, étant donné que les soins de fin de vie plombent le budget de l’assurance-maladie, il suffirait de “supprimer la dernière année d’existence” pour éliminer le déficit de la Sécu. Certes, nul ne soupçonne ce parfait humaniste d’ourdir dans le secret de son cabinet quelque méthode machiavélique de régulation de la démographie par le climat, de contrôle de la mortalité par le thermomètre, d’interruption volontaire de vieillesse par l’hygrométrie, susceptible d’apporter une solution finale au problème du financement des retraites. Pourtant, les 11435 morts officielles – et combien d’autres encore ignorées ou tenues secrètes ? – de la canicule d’août, sont bien la conséquence directe d’arbitrages parfaitement rationnels rendus, au nom de l’équilibre du Budget, par ce ministre ou l’un de ses prédécesseurs. Rarement l’actualité nous aura offert pareille occasion de mesurer de manière aussi tangible les effets de ce que Friedrich von Hayek, père de la mondialisation, appelait un “calcul de vies”, c’est-à-dire la mise en équation de bénéfices financiers et de coûts humains. En effet, si les premiers sont spectaculaires et largement médiatisés, les seconds, différés dans le temps ou disséminés dans l’espace, échappent le plus souvent à l’observation. Lorsqu’ils finissent par apparaître, il n’est plus possible de leur attribuer une cause, et encore moins un responsable. Mais cette fois, les victimes sont des milliers – aussi visibles que celles du World Trade Center – et les hommes et femmes politiques qui ont pris les décisions ayant conduit à cette rotation accélérée de notre stock de vieux sont encore en place et paradent sur nos écrans de télévision.
Certains choix législatifs, singulièrement parmi les plus populaires – réductions d’impôts ou de temps de travail –, ont le potentiel d’armes de destruction massive. Peut-être, à l’instar de ces études d’impact sur l’environnement menées de façon systématique avant le lancement d’un grand chantier, faudrait-il rendre obligatoires des études d’impact sur la vie humaine, préalablement à la promulgation de toute nouvelle loi de Finance ? Le citoyen pourrait ainsi prendre conscience des arbitrages insidieux rendus en son nom et en celui du plus grand nombre au détriment de ceux qui, tels les malheureux dont les cadavres déshydratés s’alignent par centaines dans des morgues de fortune, n’ont pas les moyens de se faire entendre
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Jean-Michel Truong
© Jean-Michel Truong, août 2003

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