D'ici
aux années 2040, époque vers laquelle
les lecteurs de ce numéro de " Max "
aspireront à prendre leur retraite, le monde
connaîtra des changements radicaux. Certains
sont difficilement prévisibles, tels ceux
qui surviendront dans les sphères géopolitiques
et technologiques : qui se serait aventuré,
en 1960, à pronostiquer le clonage humain
ou la chute de l'empire soviétique ? Il est
pourtant une évolution qu'on peut prédire
sans grand risque de se tromper, car elle sera la
conséquence presque automatique de nos décisions
passées et de nos conduites présentes :
celle de la structure de la population mondiale.
Dans les quatre décennies à venir,
en effet, sous l'effet conjugué de la chute
de la fécondité (du nombre d'enfants
par femme en âge de procréer) et
de l'allongement de la durée de vie dû
aux progrès de l'hygiène, de l'alimentation
et de la médecine, le nombre des vieillards
augmentera partout dans des proportions spectaculaires,
au détriment de la population active. Et
de tous les bouleversements dont les lecteurs de
Max seront les témoins, nul n'aura d'impact
plus dramatique que celui-ci, tant sur le plan des
comportements que sur celui des mentalités.
Au
cours de ces quatre décennies, l'Europe perdra
ainsi 197 millions d'habitants de moins de 60 ans,
et " gagnera " 74 millions de retraités
supplémentaires, soit une diminution nette
de 124 millions de sa population totale. Une perte
de substance vive - plus du tiers de la population
active - qui n'a d'équivalent dans l'Histoire
que celle causée par la Peste noire au Moyen-âge.
Avec trois conséquences : d'une part,
une désertification totale des campagnes
abandonnées par leurs derniers habitants
et un exode de ces derniers vers les villes et leurs
périphéries où se concentreront
désormais les services publics : santé,
écoles, administrations; d'autre part, un
recours massif à la main d'œuvre étrangère,
afin de combler le déficit de main d'œuvre
locale; et enfin, un appauvrissement général
des plus âgés comme des plus jeunes,
ces derniers croulant sous le poids conjugué
des retraites de leurs aînés, du déficit
creusé par leurs dépenses de santé
dans le budget de la sécurité sociale,
et du service de la dette résultant de leurs
excès passés. Pour la première
fois dans l'histoire moderne, les enfants ne seront
plus assurés de jouir d'un train de vie supérieur
à celui des parents.
Dans
le même temps, la Chine - pour ne parler que
d'elle, car le problème ne fait que s'aggraver
si l'on prend en considération l'ensemble
des pays du Tiers Monde - la Chine, donc, aura perdu
120 millions de citoyens actifs et " gagné "
310 millions de vieillards, soit un accroissement
de 190 millions de sa population. Au total, 400
millions de vieux sans ressources y feront concurrence
à leurs propres enfants sur le marché
de l'emploi, acceptant pour survivre n'importe quel
job à n'importe quel prix. Le coût
dérisoire de cette main d'œuvre âgée
finira d'attirer en Chine les dernières entreprises
occidentales n'ayant pas encore délocalisé
leurs usines. La Chine sera alors la première
manufacture de la planète, une manufacture
entièrement peuplée de vieillards.
La
pression économique résultant de ce
déséquilibre démographique
sera cause du plus grand déplacement de populations
de tous les temps. Deux flux de migrants se croiseront
dans les ports et aéroports : celui des jeunes
Chinois vers l'Europe, celui des vieillards européens
vers la Chine.
En
effet, incapables de gagner leur vie chez eux, les
jeunes Chinois n'auront d'autre issue que de s'exiler.
C'est par millions qu'ils débarqueront en
Europe, où ils entreront à leur tour
en compétition avec les jeunes autochtones
pour les rares emplois peu qualifiés subsistant
dans les secteurs du bâtiment, des travaux
publics, des transports, de l'environnement ou dans
les services aux entreprises et aux personnes
- santé, loisirs, etc. Cette concurrence
exacerbera encore la précarisation et la
paupérisation des actifs européens,
déjà écrasés, on l'a
vu, par le coût de la survie de leurs parents.
Quant
à ces derniers, c'est par charters entiers
qu'ils s'en iront finir leurs jours en Chine, ou
dans tout autre pays moins développé
où un coût de la vie plus faible leur
permettra de subsister décemment avec les
maigres pensions que parviendra encore à
leur servir leur progéniture.
D'ores
et déjà, cette évolution se
dessine sous nos yeux : En France, le service
public de la santé ne pourrait fonctionner
sans le recours massif à des médecins
du Tiers-Monde, véritables prolétaires
en blouses blanches, sous-payés et exploités
comme le furent leurs pères dans l'industrie
automobile et les BTP durant les Trente Glorieuses.
Les supermarchés britanniques emploient des
septuagénaires pour réassortir, la
nuit, leurs rayons, ou nettoyer leurs allées.
Dans les MacDonald's chinois, de vieilles femmes
exténuées trustent les jobs réservés
sous nos latitudes aux jeunes précaires.
Pendant ce temps, dans les cliniques dentaires de
Ho Chi Minh Ville et Canton, des touristes européens
aux cheveux blancs se font poser les prothèses
qu'ils ne peuvent s'offrir chez eux, tandis
que les faubourgs de Cuba et Bangkok se peuplent
d'ex yuppies canadiens et américains, venus
consumer au soleil ce qui leur reste de jours et
d'économies. Au sud de la Chine, dans le
delta de la Rivière des Perles, de perspicaces
promoteurs construisent des papyland à loyers
modérés, gigantesques corons de plusieurs
milliers de pavillons, complets avec piscines, tennis,
golfs.
Cette
évolution n'ira pas sans de profonds changements
de mentalités. Partout dans le monde, des
légions d'adolescents rêveront à
des moyens de se débarrasser du fardeau de
leurs vieux… On ne parlera plus de " respect
dû aux anciens " ou de " solidarité
entre générations " mais, de
plus en plus ouvertement, de parasitisme social,
de vampirisme, de légitime défense
d'une génération saignée à
blanc par celle qui lui a donné le jour.
La guerre des générations remplacera
l'ancienne lutte des classes.
Petit
à petit, c'est la perception même de
la vie qui changera. Elle perdra son caractère
" sacré " au profit d'une conception
plus " réaliste ", plus utilitariste.
On se dira qu'un producteur vaut plus qu'un inactif,
un créateur plus qu'un oisif, un entrepreneur
plus qu'un retraité et qu'après tout,
en temps de disette, quand les récoltes ne
permettent plus de nourrir tout le monde, il est
légitime de donner priorité à
la vie qui vient sur celle qui n'est déjà
plus tout à fait là.
De
plus en plus, les arbitrages budgétaires
reflèteront cette nouvelle hiérarchie :
les crédits de la recherche médicale
seront diminués au profit de l'aide à
l'investissement, ceux de l'assistance aux personnes
âgées dépendantes céderont
le pas aux indemnités de chômage et
aux aides à la reconversion. Dans le secret
des cabinets ministériels, de cyniques calculs
sacrifieront ainsi les plus faibles aux plus valides,
les plus âgés aux plus jeunes, les
moins bien représentés aux mieux défendus,
révélant au grand jour la valeur qu'au-delà
de nos rituelles professions de foi humanistes nous
accordons véritablement à la vie et,
par conséquent, notre degré réel
de civilisation.
Jean-MIchel
Truong
Prédictions
Dans
"Eternity Express", Jean-Michel Truong
nous promet un futur apocalyptique. Y croit-il vraiment
?
• La
quête de l'éternité sera-t-elle
le nouvel opium du peuple ?
Ce
sera la suite inévitable du culte actuel
de la beauté, de la minceur et de la forme.
On ne fantasme pas impunément toute sa vie
durant sur les ventres plats, les seins fermes et
les peaux lisses. Un tel conditionnement laisse
des traces. Les mêmes qui, dans leur jeunesse,
auront claqué leur argent de poche en cosmétiques
ou salles de gym, n'hésiteront pas, à
mesure qu'ils prendront de l'âge, à
engloutir une part de plus en plus importante de
leurs revenus en chirurgie esthétique, traitements
hormonaux et autres gris-gris high-tech, pour prolonger
ne fut-ce qu'un instant cette plastique de rêve
si chèrement acquise.
• Vous
nous annoncez un futur inhumain. Y croyez-vous vraiment
?
Si
le présent est d'une quelconque utilité
pour préfigurer le futur, alors oui, sans
aucun doute, celui-ci sera inhumain. La facilité
avec laquelle la nation la plus riche, la plus puissante,
la plus démocratique, la plus soucieuse des
lois, la plus avancée sur le plan scientifique,
la plus sophistiquée sur le plan culturel,
s'est laissé entraîner dans une guerre
totalement irrationnelle par une poignée
d'idéologues extrémistes, démontre
à l'évidence que le progrès
matériel n'est en rien une garantie contre
le retour de la sauvagerie. J'avancerai même
l'idée que plus nous avançons sur
la voie du progrès, plus nous nous rapprochons
de nos origines barbares. Nous croyons évoluer
sur une ligne droite, alors qu'en réalité
nous tournons sur un cercle. Et sur un circuit,
les plus avancés sont aussi les premiers
à repasser par la case départ.
• Au
regard de l'évolution de la démographie
mondiale, les jeunes vont-ils vraiment finir par
haïr les vieux ?
Tout
dépendra de la situation de l'économie
vers 2020, au moment où déferlera
le gros de la vague des papy boomers : serons-nous
en phase de croissance - comme dans les années
1990 - ou de récession - comme à présent ?
Dans le cas favorable, les gains de productivité
parviendront à compenser le manque de bras,
et les profits boursiers à pallier notre
imprévoyance. Eternity Express décrit
l'autre scénario, celui qui conduira les
papy boomers et leurs enfants à se faire
une guerre sans merci pour le partage de ressources
rares.
Max,
n°160, mai 2003, pages 58-60