Phénix : Eternity
Express est une "vision" de notre futur...
mais publiée dans une collection "blanche".
Tour de force ? Ou ouverture d'esprit d'Albin
Michel ?
Jean-Michel
Truong : D'abord,
tous mes livres ont été publié
en collection "blanche". Eternity Express
ne fait donc pas exception. C'est quelque chose à
quoi je tiens. Je crois en effet que la littérature,
notamment française, doit sortir de ses "formats"
traditionnels et suis heureux d'avoir trouvé
en Albin Michel un éditeur qui pense comme
moi.
En
refermant le roman, une chose est certaine, c'est
au lecteur de se faire sa propre opinion. Et vous
? Quel choix feriez-vous face à un tel dilemme
moral ?
J'ai
voulu montrer qu'aucun de nous - et certainement pas
moi - ne peut prétendre s'exonérer d'un
tel choix. Et qu'aucun de nous ne peut prétendre
que face à une telle situation, il ferait le
bon choix. Nous nous prêtons tous les jours
à de tels "calculs de vies", au nom
desquels nous sacrifions des vies anonymes au bénéfice
du plus grand nombre. Seulement, nous n'en sommes
pas conscients, parce que la plupart du temps, ils
s'opèrent à notre profit : par exemple,
en subventionnant nos agriculteurs, nous causons la
ruine, et finalement la mort, de millions de paysans
du Tiers Monde. J'ai voulu pour une fois retourner
le rapport de forces, afin de faire éprouver
au lecteur ce que ce serait que d'être du mauvais
côté du manche...
La
réflexion "technique" qui mène
à la terrible solution finale paraît
froidement réaliste. Vous avez réellement
réfléchit en termes pratiques ?
J'ai
été consultant pour de très grandes
opérations internationales de transfert de
technologies, impliquant des investissements énormes
de la part de gouvernements ou de multinationales.
Je sais comment raisonnent, au plus haut niveau, les
décideurs économiques et politiques.
J'ai simplement appliqué ces méthodes
de raisonnement standard au problème posé
par les voyageurs d'Eternity Express.
Le
livre sonne comme un avertissement face à
un comportement implacable, déshumanisé
et consumériste... Mais croyez-vous que la
nature humaine puisse aller au-delà de ce
concept de la survie ?
Le
"calcul de vies" qui caractérise
notre façon de pensée est un recul de
la civilisation. Le poète grec Hésiode
disait déjà que ce qui distinguait les
hommes des animaux, c'était qu'ils ne s'entre-dévoraient
pas. La tradition juive, quant à elle, interdisait
de troquer les vies de quelques-uns pour en sauver
d'autres, même en plus grand nombre. Plus près
de nous, le philosophe américain John Rawls,
condamne de tels trocs en posant que "chaque
personne possède une inviolabilité fondée
sur la justice qui, même au nom du bien-être
de l'ensemble de la société, ne peut
être transgressée". Le problème
est qu'aujourd'hui, nous croyons que, pour être
bonne, une décision doit évacuer toute
considération autre que rationnelle, notamment
morale, éthique ou sentimentale. Nos élites
sont d'ailleurs formées en ce sens : un bon
gouvernant doit être capable de faire sans états
d'âmes de tels calculs. Ainsi Madeleine
Albright, secrétaire d'Etat des Etats-Unis,
déclarant que, tous comptes faits, les cinq
cent mille enfants irakiens affamés à
mort par les sanctions imposées par l'ONU à
leur pays "valaient le coût".
Croyez-vous
que "l'état d'urgence" exagéré
au maximum dans le roman, mais qui est un concept
que l'on entend régulièrement peut
également être induit par le pouvoir
à des fins de contrôle ? De justification
de l'indicible ?
Je
ne pense pas avoir exagéré cet état
d'urgence. Au contraire, comme dans mes précédents
romans, j'ai eu à coeur de ne mettre en avant
que des situations s'étant déjà
produites dans le passé. Le lecteur d'Eternity
Express n'aura d'ailleurs aucune peine à
les reconnaître. Cela dit, je ne pense pas que
cet état d'urgence soit le fruit d'une décision,
d'un quelconque "complot planétaire"
fomenté par une clique désireuse d'asseoir
ou d'augmenter son pouvoir. Bien au contraire, je
montre qu'il résulte d'une multitude de micro-décisions
individuelles, non coordonnées, et c'est d'ailleurs
ce qui rend cette évolution effrayante, car
aucune volonté individuelle ne peut l'enrayer
ou s'y opposer.
A
force "d'évidences" et ballotté
par la vie, le "héros" du roman
finit par admettre la disparition de toute barrière
morale... Croyez-vous que l'homme possède
un "instinct de sursaut moral" ou que,
comme l'Histoire nous l'a hélas prouvé,
notre morale et nos limites sont malléables
?
Il
y a dans Eternity Express un passage très
explicite à ce sujet. Notre conscience morale
n'agit pas comme un censeur impitoyable de nos comportements,
mais au contraire comme un complice plein de complaisance,
capable d'abaisser le niveau de ses exigences lorsque
nos conduites réelles contredisent de manière
trop flagrantes les valeurs dont nous nous réclamons.
Médecin d'origine juive, Jonathan avait tout
ce qu'il fallait, de par son éducation, pour
repérer le piège dans lequel Xuan le
tentateur l'enferrait. Et pourtant il a succombé,
sans jamais avoir le sentiment de faire autre chose
que son métier. Ce n'est pas lui qui a changé,
dit-il, c'est, sous la pression de circonstances qui
lui échappent, la définition même
de son métier.
Lire
ce roman, c'est comme prendre une grande baffe dans
la g... et se voir sans fard... particulièrement
à travers cet attentisme qui semble régner
en maître dans notre société.
Croyez-vous que la majorité des lecteurs
ait assez de sens critique pour décoder le
message ? Et ne pas prendre ce livre au premier
degré ?
Je
ne suis pas de ceux qui, prenant leurs contemporains
pour des ânes impénitents, leur fourguent
un picotin approprié à leur niveau supposé
d'exigences. Je crois au contraire qu'il existe
un nombre sans cesse croissant de lecteurs qui attendent
des livres autre chose que de les caresser dans le sens
du poil.