Eternity Express
Chapitre 1

 

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– De l’herbe !

Il avait crié ça comme un naufragé crie Terre ! Tous ceux qui le pouvaient se portèrent sur la gauche. En mer, ils auraient chaviré. Mais le wagon encaissa sans broncher le brusque déplacement de son centre de gravité.

C’était bien de l’herbe. Non de cette paille rare et famélique qui, dans le désert, signale au nomade l’approche de l’oasis, mais un gazon dru et dense, quasi fluorescent, un miracle d’herbe comme seule la technologie la plus avancée savait encore en produire. Ce que promettait pareille débauche de chlorophylle, c’était le retour imminent de la civilisation.

Jonathan eut une pensée pour ceux qui, remisés sous des bâches dans le fourgon de queue ou abandonnés le long de la voie, ne verraient pas la terre promise. Tu as fait ton possible, se rassura-t-il.

Puis, comme les autres, il joua des coudes pour jouir du spectacle.

C’était un golf, et des plus savamment sculptés. Aucun paysage naturel ne présente des lignes aussi parfaites. Pour donner ses courbes de nymphe à celui qui s’alanguissait sous ses yeux, des armées d’autochtones, des cohortes d’engins avaient dû être mobilisées. Des mois durant, le ciel avait dû retentir du fracas de la dynamite. Ensuite, dans le calme revenu, il avait fallu poser ces hectares de moquette organique, planter ces forêts d’essences rares, repiquer ces exubérants parterres de fleurs, et surtout arroser, arroser…  Mais où diable avaient-ils trouvé toute cette eau ?

L’eau. Il y a quelques heures à peine, ils se seraient battus pour une goutte de rosée et ici… Les arroseuses automatiques nappaient le creux des vallons d’une brume toute aurorale, dont n’émergeaient comme des îlots que les crêtes les plus élevées. Çà et là, des rochers artistement disposés achevaient de conférer au tableau une indéniable touche Ming. Normal, sourit Jonathan, puisqu’en Chine, précisément, on y est.

De leurs bras tournants, les jets les aguichaient cruellement. Ah ! Danser sous cette bruine bienfaisante, s’ébrouer sur la pelouse humide ! A cet instant, plus d’un rescapé fut tenté de répondre à l’invite. Mais après s’être traîné deux jours durant dans la fournaise du Gobi, ce maudit train, flairant l’écurie, s’était soudain emballé. A cette allure, sauter eût été un suicide, et nul n’avait envie d’être le dernier mort du voyage.

A chaque tournant, une nouvelle surprise leur arrachait cris d’admiration et exclamations de joie. Les yeux écarquillés, ils contemplaient ce qui désormais serait le dernier cadre de leur existence. Après le golf, ce furent le plan d’eau, où des voiliers sous spi disputaient une régate, le bois et ses nonchalantes cavalières, le champ de courses, le terrain de polo, les cours de tennis à faire pâlir Roland-Garros, le stade, les bassins olympiques que de rares nageurs faisaient paraître plus gigantesques encore, et partout les mêmes parcs, jardins, terrasses et allées que Le Nôtre lui-même n’eût pas désavoués. Au fur et à mesure de leurs découvertes, les doutes, les questions, les peurs accumulés au cours du voyage se dissipèrent, laissant place à une pacifiante certitude : la brochure tenait ses promesses, bien au-delà de tout ce qu’ils avaient pu rêver…

Puis sur une colline apparurent, en lettres blanches géantes, les deux mots qui justifiaient toute leur souffrance et toute leur espérance : CLIFFORD ESTATES.

 

Terminal Ouest Europe - Premier jour

C’est un scandale, fulminait l’individu retranché, tel Napoléon au milieu de sa garde, derrière de somptueux bagages Vuitton. J’exige de voir le contrôleur !

Petit, sec, menton volontaire, sourcils en visière, cheveux ras à peine grisonnants, la sénescence bien contenue par un demi-siècle de fréquentation bihebdomadaire d’une salle de gym, l’homme avait manifestement coutume de recevoir sans délai ce qu’il demandait. Problème classique, avait aussitôt diagnostiqué Jonathan : comment obtenir d’autrui, non pas la déférence, mais la simple attention que son statut ne lui garantissait plus ? Tous les pros, qu’ils soient concierges de palace, videurs de boîte branchée ou fondés de pouvoir de banque savent au premier coup d’œil distinguer les clients disposant d’un droit à leur complaisance — voire à leur bassesse —, de ceux n’ayant vocation qu’à leur morgue la plus expressive. Rien à voir avec les seules apparences : le maître d’hôtel de Lucas-Carton débusque sans hésiter le gigolo sous le smoking Armani, et le plagiste du Carlton reconnaît d’instinct la duchesse dans cette créature en string vautrée sur le sable. Des signaux subtils émanent des puissants, qui leur épargnent le stress de revendiquer leur droit. Jonathan lui-même en avait maintes fois éprouvé la force : ainsi, affublé d’un jeans déchiré et d’une barbe de trois jours et débarquant chez le concessionnaire Jaguar de l’avenue Georges V, avait-il jadis obtenu sans discuter d’essayer sur-le-champ un coupé qu’il convoitait. Six mois plus tard, au Ritz, on lui refusait sèchement l’accès du spa où il comptait retrouver un ami lui devant une somme dont il avait le plus urgent besoin. Son blazer en cashmere de Saville Row et sa Breguet en or massif ne lui avaient été d’aucun secours : quelque chose en lui stigmatisait l’homme aux abois, mystérieuse aura guère plus contrôlable que celle qui auparavant rendait possibles tous ses caprices.

— Un contrôleur, couinait l’empereur déchu, de plus en plus décomposé.

Il essayait la solution qui vient spontanément aux primates et aussi aux enfants, avant qu’ils ne comprennent la magie de certains arrangements de sons: gesticuler en poussant de grands cris. Pour tenter d’obtenir satisfaction, le malheureux régressait dans l’émotionnel pur. Echec assuré, pronostiqua Jonathan, qui avait sur lui l’avantage de l’expérience. Non qu’il fût plus âgé — à vue de nez, il était d’au moins dix ans son cadet — mais parce qu’il était pauvre depuis plus longtemps. Il avait eu tout loisir de découvrir les pouvoirs insoupçonnés de l’humilité, cette méthode de persuasion que son vieux complice Xuan, adaptant à sa manière un adage de son pays, résumait ainsi : " Si tu ne peux m’écraser, écrase-toi ".

Le contrôleur bruyamment réclamé arriva enfin.

— Voyez nos billets, se plaignit l’homme au comble de l’indignation. Premières classes. Où sont les premières ?

— C’est classe unique jusqu’à Moscou.

— Et après Moscou ?

— Après, ça ne me concerne plus.

— Si vous croyez que je vais passer huit jours en secondes, vous… 

— Je n’ai hélas rien de mieux à vous offrir. Montez, s’il vous plaît, le train va partir.

— Vous voyez bien que nous avons des bagages, protesta l’autre. Où sont les porteurs ?

— Un porteur ! bougonna le préposé en lui tournant le dos. Où c’est qu’il se croit, celui-là ?

Soufflé par tant d’irrévérence, l’autre se résigna à transporter lui-même ses impedimenta, non sans marmonner d’indistinctes menaces.

— Celui-là, il aura de mes nouvelles, promit-il à sa femme qui l’observait, navrée. J’ai encore le bras long.

— Mon pauvre ami, dit-elle comme on plaint un proche que l'on sait perdu mais qui espère encore. Tâchez au moins de nous trouver un compartiment vide.

 

L’écran à côté de la portière affichait " Clifford Estates — TGV n°104 — Voiture 19 ". Jonathan vérifia son billet et soupira. Il lui faudrait faire tout le trajet avec l’acrimonieux et sa moitié. Fataliste, il saisit sa valise et, d’un air où se lisait toute la lassitude du monde, fit mine de rater le marchepied.

— Où c’est qu’il va comme ça, le p’tit père ? gronda quelqu’un derrière lui.

Ça n’a pas tardé, jubila Jonathan en se retournant pour identifier celui qui avait si promptement donné dans le panneau.

C’était le contrôleur, l’inflexible Saint-Georges qui d’un mot venait de terrasser l’irascible.

— …vous n’allez pas charrier ça tout seul, dit-il en s’emparant d’office du maigre bagage.

— Vous êtes bien aimable, jeune homme, chevrota Jonathan en le gratifiant d’un sourire douloureux mais stoïque qui, sitôt l’autre parti, s’épanouit en une large expression de triomphe : une fois de plus, la Loi de Xuan s’était vérifiée.

A en croire la réservation sa place était dans ce compartiment, mais le risque de devoir partager l’étroite alcôve avec quelque fâcheux lui fit préférer un des moelleux fauteuils solos non attribués du couloir. Par chance, celui des deux qui était dans le sens de la marche était aussi non-fumeur, et il en prit possession avec l’intense satisfaction d’avoir pu concilier son aversion pour le tabac avec les deux règles cardinales de son fang shui personnel : en tout lieu, voir venir et protéger ses arrières. Il avait bien un vis-à-vis, mais en y disposant quelques magazines et en arborant la mine qui convenait, il se faisait fort de dissuader quiconque de seulement le convoiter.

 

Dans la voiture régnait une atmosphère de départ en colonie de vacances. A deux notables différences près : c’étaient les parents qui partaient, et sans espoir de retour. Dix fois, il assista, narquois, à la même scène, ritualisée et surjouée à la manière de l’opéra chinois, comme si chacune des familles achevant de se désagréger sous ses yeux avait voulu recréer, le temps d’une ultime représentation, l’illusion d’une union dont ce départ était la négation même. Après s’être assurés que le parent dont ils se défaisaient avait bien emporté sa petite laine : "Les nuits sont froides en Mongolie…", lui avoir rappelé où se trouvaient son remède : " N’oublie pas ton Skenan…", ou ses couches  : "Change-toi bien deux fois par jour, tu as de l’Imodium en cas de dérangement…", après avoir détaillé par le menu le contenu de son sac à provisions : " Je t’ai mis du chocolat, tu sais, comme tu l’aimes, à la pâte d’amandes, mais attention à ton diabète…" et s’être une dernière fois enquis de ses billets de train, passeports et autres documents administratifs : "Ne perds pas ton carnet de vaccination ! Les Chinois ne plaisantent pas avec ça…", les jeunes finissaient invariablement par la même recommandation : "Et surtout, envoie-nous un mail dès ton arrivée…", et le même mensonge : "On viendra te voir cet été avec les enfants." Suivaient les étreintes, les larmes et le bon-maintenant-il-vaut-mieux-qu’on-y-aille de rigueur. Un peu honteux quand même, mais soulagés de s’en sortir à si bon compte, les jeunes tiraient leur révérence.

Puis il y avait ceux que nul n’accompagnait. Dans le compartiment à côté de Jonathan prirent place une vietnamienne encore coquette dans sa robe de soie traditionnelle fendue sur le côté … "Je suis célibataire", souffla-t-elle comme pour s’excuser tandis qu’il hissait ses cartons dans le porte-bagage; une mamma maghrébine scandaleusement multipare empêtrée dans ses balluchons … "J’ai fait onze gosses, des ménages toute ma vie pour les élever, et pas un pour me dire au revoir" ; et un couple d’anciens antiquaires qui se ressemblaient tant que Jonathan se demanda un instant s’ils n’étaient pas frère et sœur … "Nous, des enfants, on aurait bien aimé en avoir." Au moins, se dit-il, l’opéra de Pékin leur aura-t-il été épargné. Il pensa aux enfants qu’il n’avait pas désirés, aux femmes qu’il n’avait pas gardées, et se dit que c’était tant mieux. Qui, au demeurant, aurait voulu partager une telle vie ?

 

"Mesdames et Messieurs, vous avez pris place à bord du TGV numéro 104 à destination de Moscou, via Strasbourg, Munich, Vienne et Varsovie. Attention, ce train est réservé aux passagers munis de billets spéciaux. Attention au départ."

En entendant l’annonce fatidique, l’ancienne antiquaire éclata en sanglots.

— Pensez, expliqua son mari, gêné. Nous avons vécu dans le Marais toute notre vie. …

— C’est pas pour ça ! protesta-t-elle.

— Alors pourquoi pleures-tu, mon chou ?

— A cause de Pouchkiiii-ine ! fit-elle en redoublant de larmes.

Et tandis que son compagnon la consolait de son mieux, l’assurant que quelqu’un s’en occuperait, de son chat… "Les Dubreuil l’adorent, il est toujours fourré chez eux…", que d’ailleurs il savait fort bien se débrouiller seul : "Souviens-toi, il fuguait des semaines durant…", qu’en Chine de toute façon ce n’était pas possible : "Tu sais bien qu’ils les mangent…", qu’au fond il était moins à plaindre qu’eux : "Au moins, il finira ses jours à l’endroit où il est né…" Jonathan pour la première fois depuis longtemps laissa libre cours à sa nostalgie.

La Chine ! Si on lui avait dit qu’un jour il retournerait en Chine !  Par le train, qui plus est, comme dans ses rêveries de collégien, quand il s’abandonnait au rythme lancinant de la prose de Cendrars.

Depuis sa rencontre avec Xuan sur les bancs de Janson-de-Sailly jusqu’à la fin de ses études, il y avait passé tous ses étés. De Hongkong où ils établissaient leur camp de base, ils lançaient des expéditions sur le Tibet, le Sichuan, le Xinjiang ou la Mandchourie, qu’en fervents disciples de Segalen ils exploraient avec méthode, bourgade après bourgade, à la recherche des perles oubliées des guides touristiques.

Un sifflement d’air comprimé l’arracha à ses songes et dans un claquement sec les portières se fermèrent.

Sur le quai, par mobiles interposés, les familles éplorées prodiguèrent aux partants d’ultimes marques d’hypocrisie filiale.

Et le train s’ébranla.

© Editions Albin Michel, Paris, 2003

D'autres extraits en anglais

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