Reconvertie
au roman-fiction, une grosse tête de l'intelligence
artificielle invente un monde. Une société
où l'élevage d'humanoïdes est moins
coûteux que la fabrication de robots !
Comme
Aldous Huxley il y a cinquante ans, un Français
a osé faire évoluer notre société
jusqu'au bout, jusqu'à l'un de ses bouts possibles.
Dans son " Meilleur des mondes ", l'écrivain
britannique imaginait un univers où les enfants
étaient fabriqués en série dans des
couveuses artificielles, puis conditionnés selon
les besoins. Petit-fils, fils, frère de biologistes,
Huxley n'avait pas eu à faire un trop gros effort
d'imagination scientifique. Jean-Michel Truong, moins
encore : dans "Reproduction interdite ", paru
la semaine dernière aux éditions Olivier
Orban, le fondateur (reconverti en écrivain) de
l'une des plus importantes sociétés mondiales
d'intelligence artificielle, se contente de prendre l'état
de la science aujourd'hui et de laisser la logique, une
certaine logique, se dérouler toute seule.
Première constatation,
très banale pour un spécialiste: "On
ne pourra jamais fabriquer de toutes pièces des
créatures électromagnétiques équivalant
à l'homme. Par contre, on pourra sélectionner
des propriétés dans le patrimoine génétique
humain et les manipuler." En clair : il est plus
simple de trafiquer des embryons humains que de construire
des robots.
Spécialiste, Jean-Michel
Truong l'est parfaitement: à 38 ans, cet Alsacien
par sa mère, Vietnamien par son père, né
dans le vignoble, psychologue et philosophe de formation,
a également suivi des cours de biologie à
l'université de Strasbourg. Son maître :
le célèbre Pierre Karli, spécialiste
du cerveau.
Depuis, Jean-Michel Truong
a toujours baigné dans la technologie de pointe.
Dans de grandes entreprises comme Eurequip ou CIT-Alcatel.
Puis avec Cognitech, pour l'intelligence artificielle,
dont il fut l'un des fondateurs et le PDG jusqu'à
son départ, voilà deux ans.
"C'est au cours
d'une discussion d'après manger - d'après
boire, surtout - que m'est venue l'idée de ce roman",
dit-il. Le thème, donc : vers 2037, notre société
a réinventé l'esclavage. Mais, cette fois,
à partir de clones, c'est-à-dire de copies
parfaites d'individus existant réellement. On crée
et on élève ces humanoïdes dans des
usines ultraspécialisées. Bien entendu,
on les " traite " à la naissance de façon
qu'ils ne pensent pas vraiment. Et on les spécialise
dans des fonctions très précises.
L'une de ces fonctions :
fournir avec son propre corps des "pièces
détachées " à l'individu original
en cas de besoin : cancer, accident, etc. On retrouve
là l'un des grands problèmes actuels, puisque
l'on manque singulièrement de donneurs de reins,
de curs ou de sang.
"J'ai écrit
mon roman à Cauterets, dans les Pyrénées,
explique Truong. J'en parlais à mes voisins, des
cultivateurs de la région; un jour, l'un d'entre
eux m'a mis sous le nez un journal où l'on racontait
l'histoire de cette petite fille italienne atteinte d'une
maladie mortelle à moyen terme. Ses parents se
sont dépêchés de lui "fabriquer" un
petit frère qui est né juste à temps
pour apporter à sa sur la moelle osseuse
compatible dont elle avait besoin. On commence par s'attendrir
sur des histoires de ce genre. Et nous voici en route
vers l'horreur: pourquoi, en effet, ne pas prévoir
que chaque nouveau-né serait doté d'un double,
un clone, que l'on garderait en "réserve" - en
cas de besoin ? La suite irait de soi : les robots sont
chers et compliqués à fabriquer. Or, nous
en avons besoin..."
Au centre du roman, les
clones, donc, les élevages de clones. Tout à
fait comme dans "Le meilleur des mondes". Avec
une intrigue très puissante et des personnages
dont le caractère et la force ne commencent malheureusement
à se dessiner qu'après les cent premières
pages. Il n'empêche : un grand roman. Prophétique
?
"Je le crains,
dit Jean-Michel Truong. Au point que je regrette de
l'avoir situé dans un demi-siècle. Lorsque
j'ai commencé de l'écrire, on ne savait
pas cloner les mammifères. Or, voici quelques semaines,
une société américaine, Granada Genetix,
a présenté un troupeau complet de veaux
clonés à partir d'un embryon unique. Le
président de Granada Genetix a été
interviewé par TFI. Le journaliste lui a demandé:
"Mais alors, si on sait cloner des veaux, pourquoi pas
des hommes ?" La réponse du président a
été sans ambiguïté aucune: "Oui,
mais il n'y a pas de marché"." Pour le
moment?
Daniel GARRIC
©
Le Point, 30 janvier 1989, n° 854, p. 96
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