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Clones-esclaves
par Daniel GARRIC

     Reconvertie au roman-fiction, une grosse tête de l'intelligence artificielle invente un monde. Une société où l'élevage d'humanoïdes est moins coûteux que la fabrication de robots !

     Comme Aldous Huxley il y a cinquante ans, un Français a osé faire évoluer notre société jusqu'au bout, jusqu'à l'un de ses bouts possibles. Dans son " Meilleur des mondes ", l'écrivain britannique imaginait un univers où les enfants étaient fabriqués en série dans des couveuses artificielles, puis conditionnés selon les besoins. Petit-fils, fils, frère de biologistes, Huxley n'avait pas eu à faire un trop gros effort d'imagination scientifique. Jean-Michel Truong, moins encore : dans "Reproduction interdite ", paru la semaine dernière aux éditions Olivier Orban, le fondateur (reconverti en écrivain) de l'une des plus importantes sociétés mondiales d'intelligence artificielle, se contente de prendre l'état de la science aujourd'hui et de laisser la logique, une certaine logique, se dérouler toute seule.

     Première constatation, très banale pour un spécialiste: "On ne pourra jamais fabriquer de toutes pièces des créatures électromagnétiques équivalant à l'homme. Par contre, on pourra sélectionner des propriétés dans le patrimoine génétique humain et les manipuler." En clair : il est plus simple de trafiquer des embryons humains que de construire des robots.

     Spécialiste, Jean-Michel Truong l'est parfaitement: à 38 ans, cet Alsacien par sa mère, Vietnamien par son père, né dans le vignoble, psychologue et philosophe de formation, a également suivi des cours de biologie à l'université de Strasbourg. Son maître : le célèbre Pierre Karli, spécialiste du cerveau.

     Depuis, Jean-Michel Truong a toujours baigné dans la technologie de pointe. Dans de grandes entreprises comme Eurequip ou CIT-Alcatel. Puis avec Cognitech, pour l'intelligence artificielle, dont il fut l'un des fondateurs et le PDG jusqu'à son départ, voilà deux ans.

     "C'est au cours d'une discussion d'après manger - d'après boire, surtout - que m'est venue l'idée de ce roman", dit-il. Le thème, donc : vers 2037, notre société a réinventé l'esclavage. Mais, cette fois, à partir de clones, c'est-à-dire de copies parfaites d'individus existant réellement. On crée et on élève ces humanoïdes dans des usines ultraspécialisées. Bien entendu, on les " traite " à la naissance de façon qu'ils ne pensent pas vraiment. Et on les spécialise dans des fonctions très précises.

     L'une de ces fonctions : fournir avec son propre corps des "pièces détachées " à l'individu original en cas de besoin : cancer, accident, etc. On retrouve là l'un des grands problèmes actuels, puisque l'on manque singulièrement de donneurs de reins, de cœurs ou de sang.

     "J'ai écrit mon roman à Cauterets, dans les Pyrénées, explique Truong. J'en parlais à mes voisins, des cultivateurs de la région; un jour, l'un d'entre eux m'a mis sous le nez un journal où l'on racontait l'histoire de cette petite fille italienne atteinte d'une maladie mortelle à moyen terme. Ses parents se sont dépêchés de lui "fabriquer" un petit frère qui est né juste à temps pour apporter à sa sœur la moelle osseuse compatible dont elle avait besoin. On commence par s'attendrir sur des histoires de ce genre. Et nous voici en route vers l'horreur: pourquoi, en effet, ne pas prévoir que chaque nouveau-né serait doté d'un double, un clone, que l'on garderait en "réserve" - en cas de besoin ? La suite irait de soi : les robots sont chers et compliqués à fabriquer. Or, nous en avons besoin..."

     Au centre du roman, les clones, donc, les élevages de clones. Tout à fait comme dans "Le meilleur des mondes". Avec une intrigue très puissante et des personnages dont le caractère et la force ne commencent malheureusement à se dessiner qu'après les cent premières pages. Il n'empêche : un grand roman. Prophétique ?

     "Je le crains, dit Jean-Michel Truong. Au point que je regrette de l'avoir situé dans un demi-siècle. Lorsque j'ai commencé de l'écrire, on ne savait pas cloner les mammifères. Or, voici quelques semaines, une société américaine, Granada Genetix, a présenté un troupeau complet de veaux clonés à partir d'un embryon unique. Le président de Granada Genetix a été interviewé par TFI. Le journaliste lui a demandé: "Mais alors, si on sait cloner des veaux, pourquoi pas des hommes ?" La réponse du président a été sans ambiguïté aucune: "Oui, mais il n'y a pas de marché"." Pour le moment?

     Daniel GARRIC

     © Le Point, 30 janvier 1989, n° 854, p. 96

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