Strasbourg,
25 mars 2037. Une émeute suivie d'un incendie
éclate à la prison: Norbert Rettinger,
le premier juge d'instruction chargé de l'enquête,
découvre que trois des victimes parmi les détenus
ont été condamnées par ses soins
dans l'affaire du Boeuf Rouge, pour proxénétisme
de clones. Trois jours plus tard, le professeur Hugues
Ballin, spécialiste du clonage et prix Nobel
de médecine, se suicide dans un hôtel de
la ville, obéissant peut-être une dernière
fois à sa devise: "if you can dream it,
you must do it".
Secondé par le commissaire de police judiciaire
Simonot ainsi que le logiciel hors pair Agatha doté
d'un redoutable pouvoir d'investigation des dossiers,
Rettinger apprend une série de décès
surprenants dans le milieu huppé des élites
de la Confédération européenne
et conçoit peu à peu que toutes ces affaires
sont étroitement liées. Visiblement, la
première société mondiale de production
de clones tous azimuts fondée par Ballin fait
l'objet d'une véritable guerre. Le juge ne sait
pas encore que ses activités sont surveillées
à tous moments par deux réseaux de services
secrets rivaux alors qu'ils sont censés lutter
de concert contre le bloc Islamiste : la DGSE de la
Confédération et les barbouzes d'un des
pays de l'Alliance outre-Atlantique.
Trafics d'influence, dissimulations de preuves, attentats,
complots se multiplient sans que le processus en chaîne
de la vérité que traque Rettinger ne puisse
toutefois être enrayé. C'est que, touchant
les travaux liés à l'embryologie humaine,
les enjeux relatifs au clonage sont renversants: après
l'événement du tout-robot qui a charmé
le XX° siècle (et continue de faire fureur
auprès de l'Alliance), c'est désormais
l'ère du tout-clone qui répond aux énormes
demandes industrielle, médicale et militaire
de la société des années 2040.
Mais parvenues au sommet des recherches sur la vie,
les élites de la Confédération,
requins des finances et autres membres du gotha politique,
tremblent devant la menace d'une contamination par un
virus effroyable, responsable de la grande peste du
XX° siècle. Entre pulsions de vie et de mort,
érotisme décati et primat de l'euthanasie
de masse, un balancier infernal oscille alors. Dont
témoignent les relations passées, à
la violence ouverte, entre Ballin, sa femme et sa fille,
relations sur lesquelles le juge jette toute la lumière.
Froidement, Reproduction interdite se présente
sous la forme d'un dossier constitué d'une sommation
de rapports d'espions ultra confidentiels (144 au total,
qui forment la trame du livre). On ne sait guère
d'ailleurs avant le dénouement quelle est la
cause la plus juste dans cet imbroglio. De transcriptions
d'écoutes téléphoniques en violation
de messageries télématiques, l'ensemble
se lit comme le rapport d'autopsie d'une société
en pleine décadence, ayant oublié l'humanisme
de ses premiers fondateurs, obnubilée qu'elle
est par la seule puissance économique. Logiciels
hautement perfectionnés, messagerie rose, informations
délivrées par le super-ordinateur Agatha,
tout devient un heureux prétexte chez Jean-Michel
Truong pour décrire les avantages mais aussi
les limites de la technologie en cette moitié
de XXI° siècle. On ne peut qu'adhérer
à la précision des informations fournies
par l'auteur dans ce roman (édité pour
la première fois en 1989!) et souligner la qualité
de son pouvoir d'anticipation.
Par delà l'intrigue et ses nombreux rebondissements
mis au jour au fur et à mesure que l'on parcourt
les pièces de cet accablant dossier, c'est donc
un procès en règle inquiétant que
dresse ce techno-thriller: en étant à
même de construire des êtres de toutes pièces
à partir de ses propres cellules, et de les exploiter
sous les pires conditions, l'homme ne perd-il pas le
peu d'humanité qui lui reste? Se croyant Dieu
de par son génie technique, ne contribue-t-il
pas à l'épanchement de sa propre perversité?
Jean-Michel Truong nous rappelle alors avec opportunité
la valeur de certaines représentations philosophiques
et éthiques de la place de l'homme dans son environnement.
Saisi par la logique implacable d'une machination ourdie
par les plus hautes sommités des nations dominant
le monde au XXI° siècle, le lecteur ne peut
qu'être mis au pied d'un mur infrangible. Celui
qui sépare le citoyen-clone d'une civilisation
nihiliste oeuvrant chaque jour davantage à la
mort de Dieu d'une part et l'honnête homme avide
connaissances mais toujours respectueux de son prochain
d'autre part.
Ainsi ce roman d'anticipation, l'un des tout premiers
à aborder à l'époque la question
du clonage, laisse-t-il entendre qu'il ne saurait y
avoir de solution toute faite devant la barbarie. Surtout
lorsque celle-ci se pare du masque du Bien collectif
et de la quête technologique pour justifier ses
errances. Mais il est toujours loisible à un
complot d'en cacher un autre. De même qu'un virus
demeure, contre toute attente, dans l'ombre de chaque
clone...
A sa manière, et sans tomber pour autant dans
le délire conservateur ou réactionnaire,
l'auteur - qui a confirmé depuis l'ampleur de
son talent dans "Le Successeur de pierre"
- nous renvoie à nous-mêmes. A l'idée
en laquelle nous croyons nous résumer, et qui
implose par sa dissolution dans l'instinct grégaire
et le rendement capitaliste à tout prix. Il y
a sans doute des romans plus gais. Mais peu sont aussi
efficaces que celui-là pour présenter
une thèse, déguisée sous la fable:
Norbert Rettinger est le Dernier homme. Celui qui voit
le vrai visage des dictateurs en herbe au plus près
de nous, les "décideurs" de demain,
et lance un ultime appel. Mais, lorsque le sophistiqué
se réduit à la sophistique, qui donc viendra
sauver les hommes? Qui acceptera de redéfinir
la notion d'alter ego et d'admettre la part de sauvagerie
maligne, virale, qui sommeille en chacun de nous? Chaque
lecteur peut-être, qui instruira de fait en ouvrant
ce livre le procès du malaise d'une civilisation
prétendue avancée. Conférant alors
sa vérité à chacune des pièces
du dossier Fleshware.
Non, décidément, la chair n'est plus ce
qu'elle était. Rédemption et rémissions
interdites. Ainsi parlait Truong, dont on espère
qu'il ne sera pas prophète dans notre société
pour les années à venir.
Frédérix GROLLEAU
© Paru.com, 2000