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If you can dream it, you must do it
par Frédéric GROLLEAU

 

Strasbourg, 25 mars 2037. Une émeute suivie d'un incendie éclate à la prison: Norbert Rettinger, le premier juge d'instruction chargé de l'enquête, découvre que trois des victimes parmi les détenus ont été condamnées par ses soins dans l'affaire du Boeuf Rouge, pour proxénétisme de clones. Trois jours plus tard, le professeur Hugues Ballin, spécialiste du clonage et prix Nobel de médecine, se suicide dans un hôtel de la ville, obéissant peut-être une dernière fois à sa devise: "if you can dream it, you must do it".

Secondé par le commissaire de police judiciaire Simonot ainsi que le logiciel hors pair Agatha doté d'un redoutable pouvoir d'investigation des dossiers, Rettinger apprend une série de décès surprenants dans le milieu huppé des élites de la Confédération européenne et conçoit peu à peu que toutes ces affaires sont étroitement liées. Visiblement, la première société mondiale de production de clones tous azimuts fondée par Ballin fait l'objet d'une véritable guerre. Le juge ne sait pas encore que ses activités sont surveillées à tous moments par deux réseaux de services secrets rivaux alors qu'ils sont censés lutter de concert contre le bloc Islamiste : la DGSE de la Confédération et les barbouzes d'un des pays de l'Alliance outre-Atlantique.

Trafics d'influence, dissimulations de preuves, attentats, complots se multiplient sans que le processus en chaîne de la vérité que traque Rettinger ne puisse toutefois être enrayé. C'est que, touchant les travaux liés à l'embryologie humaine, les enjeux relatifs au clonage sont renversants: après l'événement du tout-robot qui a charmé le XX° siècle (et continue de faire fureur auprès de l'Alliance), c'est désormais l'ère du tout-clone qui répond aux énormes demandes industrielle, médicale et militaire de la société des années 2040. Mais parvenues au sommet des recherches sur la vie, les élites de la Confédération, requins des finances et autres membres du gotha politique, tremblent devant la menace d'une contamination par un virus effroyable, responsable de la grande peste du XX° siècle. Entre pulsions de vie et de mort, érotisme décati et primat de l'euthanasie de masse, un balancier infernal oscille alors. Dont témoignent les relations passées, à la violence ouverte, entre Ballin, sa femme et sa fille, relations sur lesquelles le juge jette toute la lumière.

Froidement, Reproduction interdite se présente sous la forme d'un dossier constitué d'une sommation de rapports d'espions ultra confidentiels (144 au total, qui forment la trame du livre). On ne sait guère d'ailleurs avant le dénouement quelle est la cause la plus juste dans cet imbroglio. De transcriptions d'écoutes téléphoniques en violation de messageries télématiques, l'ensemble se lit comme le rapport d'autopsie d'une société en pleine décadence, ayant oublié l'humanisme de ses premiers fondateurs, obnubilée qu'elle est par la seule puissance économique. Logiciels hautement perfectionnés, messagerie rose, informations délivrées par le super-ordinateur Agatha, tout devient un heureux prétexte chez Jean-Michel Truong pour décrire les avantages mais aussi les limites de la technologie en cette moitié de XXI° siècle. On ne peut qu'adhérer à la précision des informations fournies par l'auteur dans ce roman (édité pour la première fois en 1989!) et souligner la qualité de son pouvoir d'anticipation.

Par delà l'intrigue et ses nombreux rebondissements mis au jour au fur et à mesure que l'on parcourt les pièces de cet accablant dossier, c'est donc un procès en règle inquiétant que dresse ce techno-thriller: en étant à même de construire des êtres de toutes pièces à partir de ses propres cellules, et de les exploiter sous les pires conditions, l'homme ne perd-il pas le peu d'humanité qui lui reste? Se croyant Dieu de par son génie technique, ne contribue-t-il pas à l'épanchement de sa propre perversité? Jean-Michel Truong nous rappelle alors avec opportunité la valeur de certaines représentations philosophiques et éthiques de la place de l'homme dans son environnement. Saisi par la logique implacable d'une machination ourdie par les plus hautes sommités des nations dominant le monde au XXI° siècle, le lecteur ne peut qu'être mis au pied d'un mur infrangible. Celui qui sépare le citoyen-clone d'une civilisation nihiliste oeuvrant chaque jour davantage à la mort de Dieu d'une part et l'honnête homme avide connaissances mais toujours respectueux de son prochain d'autre part.
Ainsi ce roman d'anticipation, l'un des tout premiers à aborder à l'époque la question du clonage, laisse-t-il entendre qu'il ne saurait y avoir de solution toute faite devant la barbarie. Surtout lorsque celle-ci se pare du masque du Bien collectif et de la quête technologique pour justifier ses errances. Mais il est toujours loisible à un complot d'en cacher un autre. De même qu'un virus demeure, contre toute attente, dans l'ombre de chaque clone...

A sa manière, et sans tomber pour autant dans le délire conservateur ou réactionnaire, l'auteur - qui a confirmé depuis l'ampleur de son talent dans "Le Successeur de pierre" - nous renvoie à nous-mêmes. A l'idée en laquelle nous croyons nous résumer, et qui implose par sa dissolution dans l'instinct grégaire et le rendement capitaliste à tout prix. Il y a sans doute des romans plus gais. Mais peu sont aussi efficaces que celui-là pour présenter une thèse, déguisée sous la fable: Norbert Rettinger est le Dernier homme. Celui qui voit le vrai visage des dictateurs en herbe au plus près de nous, les "décideurs" de demain, et lance un ultime appel. Mais, lorsque le sophistiqué se réduit à la sophistique, qui donc viendra sauver les hommes? Qui acceptera de redéfinir la notion d'alter ego et d'admettre la part de sauvagerie maligne, virale, qui sommeille en chacun de nous? Chaque lecteur peut-être, qui instruira de fait en ouvrant ce livre le procès du malaise d'une civilisation prétendue avancée. Conférant alors sa vérité à chacune des pièces du dossier Fleshware.

Non, décidément, la chair n'est plus ce qu'elle était. Rédemption et rémissions interdites. Ainsi parlait Truong, dont on espère qu'il ne sera pas prophète dans notre société pour les années à venir.

Frédérix GROLLEAU

© Paru.com, 2000

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