Boudé
par les critiques patentés, mais très
bien accueilli par les lecteurs grâce - d'abord
- au bouche à oreille, le roman "Reproduction
interdite", de Jean-Michel Truong, sorti au
début de l'année, en était il y
a deux mois à son quatrième tirage avec
40.000 exemplaires vendus (plus 20.000 à considérer
comme tels à travers un club de livres). Ainsi
que cela se produit de temps en temps, les médias
(y compris "Apostrophes" et "Ex-libris")
ont suivi le lectorat. Pour parfaire ce succès
(qui se poursuit), il ne manquait qu'un film: le réalisateur
Jean-Jacques Beineix a acquis les droits à la
seule lecture d'une épreuve alors que le livre
n'avait pas encore paru.
A première vue
"Reproduction interdite" est à
la fois un roman policier et de science-fiction assez
déroutant par sa forme. Il se présente
comme un dossier contenant une centaine de pièces:
translations informatiques, transcriptions d'écoutes
téléphoniques, extraits de journaux, rapports,
messages, lettres... Au fil des pages - en fait au fil
de l'enquête menée par un juge strasbourgeois
sur la mort d'un scientifique - on pénètre
dans l'horreur absolue. De détails en recoupements
le lecteur découvre l'enfer. Dans un "centre
de production" (que l'auteur situe à Plobsheim)
sont élevés comme du bétail des
milliers de clones, des jumeaux (fabriqués),
des humains dont on a modifié la gorge et le
cerveau pour qu'ils ne puissent ni crier, ni réfléchir.
Des animaux à forme humaine en quelque sorte,
destinés à servir de "pièces
de rechange", d'esclaves à tout faire. Avec,
pour justification de l'abominable la conviction "qu'il
est juste de tuer un clone quand c'est pour soulager
la souffrance d'un homme". On oublie l'énigme
policière et même les touches d'humour,
pourtant bienfaisantes. On veut en savoir davantage.
Des questions deviennent obsédantes que résume
cette phrase du livre: "Comment avons-nous laissé
cette génération concevoir ne fût-ce
que l'idée du clone? L'horreur absolue. L'homme
engendrant son semblable à seule fin de s'en
repaître. Le cannibalisme érigé
en principe. L'équarrissage planifié d'autrui
en business..."
Pourrait-on en arriver
là ?
Quand nous l'avons rencontré
récemment à Strasbourg, la première
question posée à Jean-Michel Truong a
été: "L'humanité pourrait-elle
en arriver là?". Et l'auteur - qui, ainsi
qu'on le verra ci-contre, n'a rien du fantaisiste trop
imaginatif - n'a pas hésité à répondre
affirmativement. C'est tout de même de la science-fiction
osons-nous avancer dans un dernier sursaut de scepticisme;
on a donc encore le temps de voir...
"Précisément,
non, coupe Jean-Michel Truong, et voilà pourquoi.
Les manipulations génétiques me font peur
car les possibilités de dérapage sont
énormes... J'ai écrit un ouvrage d'imagination
autour d'éléments non pas hypothétiques,
mais possibles. Je l'ai effectivement situé en
2037 pour me donner une marge. C'est beaucoup trop loin
! Quand j'ai commencé à écrire
on ne savait pas encore cloner les mammifères.
Dix-huit mois après, la réalité
m'avait rattrapé: dans le Wisconsin on venait
de fabriquer 16 veaux avec un seul embryon. Or, à
partir du moment où on sait le faire avec des
veaux, on peut le faire avec des hommes. Peut-être
plus grave encore: l'idée du "dépeçage"
d'un être humain, de son utilisation comme substitut
est dans l'air. Des exemples? En Italie, un couple dont
la fille était leucémique s'est dépêchée
de faire un petit frère à la malade pour
permettre de la sauver par une implantation de moelle
du nouveau-né... Aux Etats-Unis, d'autres parents,
dans le même cas, sont allés plus loin;
ils ont fait appel à plusieurs mères porteuses
en même temps après des fécondations
in-vitro; après quelques mois on a fait avorter
les mères porteuses pour prélever sur
les ftus la moelle nécessaire; six ou sept
enfants à naître sacrifiés pour
en sauver un...
Enfin, il y a quelque
temps seulement, j'ai appris que depuis 1981 se trouvent
à l'Université de Harvard quatre bocaux
de formol contenant quatre ftus de quatre mois
issus d'un même embryon. L'expérience avait
été arrêtée à la demande
d'un comité d'éthique et l'affaire avait
été tenue secrète... La correspondance
que j'ai reçue et les contacts que j'ai eus depuis
la sortie du livre me le montrent: c'est à travers
l'application médicale, la chirurgie, les greffes,
le souci humanitaire en quelque sorte que la perversion
peut s'installer dans les esprits. Les financiers feront
le reste... Il y a dix ans, un professeur anglais voyait
déjà comme une perspective magnifique
le jour où on pourra se faire fabriquer un jumeau
pour servir en cas de besoin ... ".
Vous ne croyez pas
à une saine et salutaire réaction de l'humanité ?
"Comment a-t-on réagi
à l'Holocauste juif ? Ce n'est pas par hasard
si l'ouvrage se présente sous forme d'un dossier
administratif. Les atrocités de l'Holocauste
- qui ont souvent été le fait de petits
fonctionnaires besogneux - peuvent également
se raconter de cette manière avec des horaires
de trains, des chiffres, des listes, des statistiques...
C'est ainsi que l'inqualifiable devient quotidien...
C'est que l'on peut se retrouver devant l'abjection
absolue à travers l'irresponsabilité,
l'accoutumance, les silences complices, insidieusement,
sans avoir rien vu venir... Les dehors rassurants de
la science peuvent conduire au retour de la barbarie,
de l'esclavage ... ".
La science est donc
coupable ?
"Non, la science
est neutre tant qu'elle reste aux scientifiques. Le
risque vient de ce qu'ils sont dépossédés
au profit d'un appareil militaire ou capitaliste. Quand
la science rencontre l'intérêt il y a un
énorme risque de dérive... Après
on n'a plus qu'à crier dans le désert...
Le principal problème posé à notre
civilisation est la capacité qu'elle a désormais
de modifier le destin de l'humanité en tant qu'espèce.
Reste à savoir comme elle le résoudra...
"
En faisant de ce problème
le sujet d'un livre populaire, c'est donc un cri d'alarme
que Jean-Michel Truong a voulu lancer en direction du
plus grand nombre de ses semblables.
Gérard HIRSINGER
© L'Alsace, 17 août
1989
De
la Philosophie à l'intelligence artificielle
Âgé aujourd'hui
de 39 ans, Jean-Michel Truong, de père vietnamien
et de mère bas-rhinoise, est Alsacien et fier
de l'être. Le dialecte lui est aussi familier
que la montagne vosgienne. Né près de
Strasbourg, il y a fait toutes ses études, (psychologie,
philosophie) avant d'aborder l'univers scientifique
en travaillant au Groupe d'études et de recherches
sur la science à l'Université Louis Pasteur
(GERSULP). Il quitte bientôt l'université
pour une société privée Eurequip.
Son objet: le transfert de technologie. Sa mission consiste
- conformément aux conditions actuellement en
vigueur avec les pays étrangers - lors de l'achat
d'un équipement important - d'apporter à
l'acheteur le savoir-faire qui lui permettra d'assurer
la maintenance de ce matériel. Il s'agit donc
d'une prise en charge complète du recrutement
et de la formation du personnel d'exploitation et de
fabrication ainsi que de formateurs.
Fort de cette première
expérience, Jean-Michel Truong créé
en 1979 son propre cabinet de transfert technologique.
Il participe ainsi au "contrat du siècle"
: l'installation par CIT - Alcatel du téléphone
à commutation électronique en Inde. Pour
ce faire il forme en huit mois en France 800 techniciens
et ingénieurs indiens, y compris le directeur
général des postes. Il a 29 ans.
En 1984, en compagnie
de deux grands noms de l'intelligence artificielle -
Alain Bonnet, professeur à l'Ecole nationale
supérieure des télécommunications,
et J.-P. Haton, professeur au Centre de recherche informatiques
de Nancy - il fonde la société Cognitech,
spécialisée en intelligence artificielle,
cette science de pointe qui consiste à donner
une forme d'"intelligence" aux ordinateurs,
à leur faire prendre des décisions. La
société travaille aussi bien pour les
sous-marins nucléaires que pour les satellites.
Au bout de seulement trois ans d'existence, Cognitech,
avec 60 collaborateurs à Paris, est la première
société en France et en Europe dans son
domaine. C'est le moment que J.M. Truong choisit pour
vendre ses parts (39 fois la mise!), se donner deux
années sabbatiques, s'installer dans un chalet
des Pyrénées et se laisser absorber totalement
par un sujet qui hante son imaginaire : les clones.
De cette retraite est né le roman "Reproduction
interdite". Auparavant il avait déjà
écrit un ouvrage hautement technique et au titre
plutôt rébarbatif "Système-experts:
vers .la maîtrise technique" qui s'est tout
de même vendu à 40.000 exemplaires et a
été traduit aux Etats-Unis!
Jean-Michel Truong est
aujourd'hui le consultant en intelligence artificielle
le mieux payé de France. En attendant la prochaine
"halte" pour écrire un second roman
et devenir réellement romancier.
Gérard HIRSINGER
© L'Alsace, 17 août 1989