Dernière
en date d'une longue série de "vexations"
infligées, depuis Copernic, à la majesté
humaine, la naissance du premier clone humain, si elle
se confirme, ne scandalisera que les amnésiques
et les hypocrites. Car l'événement était
redouté de longue date, en dépit des apaisements
prodigués par ces mêmes experts qui conduisent
aujourd'hui le choeur des pleureuses. La chose, nous
assuraient-ils avec leur morgue coutumière, était
impossible, impensable même, pour des raisons
d'ordre théorique, pratique et, last but not
least, éthique. Bientôt pourtant, une
agnelle prénommée Dolly démontra
ce que valaient ces prétendues barrières
théoriques et pratiques, et aujourd'hui le vagissement
liminal d'une petite fille suffit à renverser
la formidable ligne Maginot éthique censée
nous protéger de l'impensable. Prévisible,
l'événement l'était aussi précisément
que la collision, en juillet 1994, de Jupiter et de
la comète Shoemaker-Levy 9, car il se trouvait
au point d'intersection de deux orbites dès longtemps
repérées : l'autochosification et l'automarchandisation
de l'homme. La suite ne l'est pas moins. Désormais
fabricable, réparable et remplaçable comme
un objet, l'homme aura de plus en plus de mal à
revendiquer pour lui-même plus de dignité
et de protection qu'un objet. Déjà, certains
de nos contemporains les plus avancés en tirent
les conséquences les plus ultimes, en incendiant
avec la même indifférence la voiture et
la femme du voisin.
"Tu
ne te tiendras pas debout dans le sang de ton prochain"
: plus que l'antique tabou de l'homicide, c'est celui
du cannibalisme qui vient de tomber. Avec le clonage,
il redevient possible de dépecer son prochain
pour s'en repaître, de placer des vies humaines
sur une balance afin de déterminer laquelle pèse
plus lourd et laquelle, plus légère, sacrifier.
Nul doute qu'à cette aune, les clones ne feront
pas le poids. Déjà, des voix s'élèvent
pour réclamer que l'on s'assure que la petite
Eve "dispose de tous les attributs de la dignité
humaine", sans aller toutefois jusqu'à
préciser ce qu'il conviendrait de faire dans
le cas contraire. Les "fermes" de clones et
autres "sacs d'organes" ne sont plus loin.
Faute d'avoir su empêcher cette évolution,
les pleureuses se lamentent sur ses conséquences
les plus immédiates : et de répertorier
à l'envi les horreurs somatiques et psychiques
qui pendraient au nez des charmants bambins clonés.
Peu évoquent le seul traumatisme qui vaille :
celui infligé à la civilisation. Car ce
qui vient d'être ruiné pour de bon, c'est
la définition même de l'homme. Reproduction
interdite, mon roman dénonçant le
clonage humain et ses dangers, fut publié la
première fois en 1989. Treize ans : le laps de
temps qu'il a fallu à la communauté internationale
pour instituer le Tribunal pénal international.
Celui qu'il aurait fallu pour négocier dans la
sérénité un traité international
d'interdiction absolue du clonage humain, tant reproductif
que thérapeutique. Aujourd'hui, des dizaines
de précédents juridiques rendent impossible
tout consensus. On se consolera en observant que la
naissance de la petite Eve n'est qu'un pas de plus dans
une évolution qui conduit l'homme, depuis les
origines, à s'affranchir des limitations de son
enveloppe corporelle et, de "vexation" en
"vexation", à s'auto-infliger des blessures
narcissiques toujours plus profondes, quitte à
se rogner jusqu'à la moelle. Le pas suivant ?
Allons, risquons-nous : avant dix ans, la production,
sur base de gènes humains, de chimères
mi-chèvre mi-chou, mi-lard mi-cochon, mi-carpe
mi-lapin. Mais j'entends déjà les pleureuses,
leurs larmes à peine séchées, s'esclaffer
au seul énoncé de cette vision. Le pari
n'en sera que moins risqué : vous avez aimé
le clonage humain ? Vous adorerez la transgenèse
humaine.
Jean-Michel
TRUONG
©
Libération, jeudi 02 janvier 2003