Fabriquer
des séries d'humains absolument identiques, c'est
désormais possible. Reste à régler
les délicats problèmes d'éthique
En
juin 87 l'Université du Wisconsin "fabriquait"
deux veaux jumeaux par manipulation génétique.
Des clones. Un an plus tard, une société
privée, Granada Genetics, améliorait encore
le procédé et venait présenter
en France un troupeau entier de veaux issus du même
embryon. Une cinquantaine de clones. Tous parfaitement
identiques jusqu'au tréfonds de leurs cellules.
Un journaliste de la télévision régionale,
impressionné devoir tous ces bestiaux jumeaux,
demanda: "Et est-ce que l'on pourrait faire
de même avec des humains ? - Pas de problème,
répondit aussitôt le généticien,
mais pour l'instant il n'y a pas encore de marché."
Ce qui pourrait signifier a contrario que, dès
qu'il y aura un marché...
La fabrication d'humains
dans des usines, c'est finalement un vieux fantasme.
Il suffit de se rappeler "le Meilleur des mondes"
d'Aldous Huxley, où toute la population mondiale
est fabriquée en éprouvette. Ce qui permet
de la quantifier, de la calibrer, d'affecter les individus
à des tâches précises avant leur
naissance. Un remède radical contre le chômage,
l'ambition et la surpopulation.
Sans aller aussi loin,
l'un des intérêts les plus immédiats
d'une telle démarche serait dès à
présent les greffes. Imaginez que, alors que
vous n'êtes qu'un uf dans le ventre de votre
mère, on prélève quelques-unes
de vos cellules. Cela ne vous empêchera pas de
grandir. Et ces cellules, replantées dans un
autre ventre, se multiplieront elles aussi avec les
mêmes caractéristiques génétiques
que les vôtres. Il en résultera un frère
jumeau identique en tout point à vous: même
sang, même peau, même foie, même estomac,
même cur. Bref votre meilleure banque d'organes
personnalisée !
Jean-Michel Truong, un
professeur de philosophie reconverti dans l'intelligence
artificielle a planché sur ce problème
éthique. Il présente sa réflexion
sous forme d'un polar haletant construit comme un jeu
de puzzle: "Reproduction interdite" . Il imagine
que dans cinquante ans, (la science-fiction se fait
de plus modeste, elle sait que l'actualité va
vite) une société identique à la
nôtre aura le pas et demandera aux successeurs
de Granada Genetics de fabriquer des veaux dans un but
commercial.
Pour réaliser ce
premier roman homme de 39 ans de père vietnamien
et de mère alsacienne a quitté sa société,
Cognitech, première entreprise française
d'intelligence artificielle (à l'origine du mot
cogniticien), et s'est isolé un an dans
un chalet des Pyrénées. "Reproduction
interdite" est construit avec la rigueur et
l'efficacité d'un programme informatique. Des
détails infimes amènent peu à peu
le lecteur vers la visite du "Centre de Production"
de Plobsheim, entreprise qui fait vivre la région.
En fait un Auschwitz pour clones.
Le propos de Jean-Michel
Truong est clair : au dix-huitième, siècle
de la déesse Raison, a succédé
le vingtième, de la déesse Science. Et,
même dans une démocratie rondouillarde
et bon vivant, cette science peut engendrer l'enfer.
Le "Centre de Production" se présenterait
sûrement comme une PME classique, issue d'une
demande, d'un marché. Une PME avec sa publicité,
sa comptabilité, sa matière première,
ses soucis de rendement.
Principal écueil
: il faut transformer le clone en objet de consommation
courante. Lui enlever la conscience, lui enlever tout
ce qui pourrait associer à son frère jumeau
: l'humain. Pour arriver à cette prouesse, tous
les moyens sont bons. L'auteur imagine qu'il faudrait
de manière pratique modifier la configuration
de leur gorge et de leur cerveau afin qu'ils ne puissent
ni parler, ni se plaindre, ni revendiquer. Ils vivraient
nus dans de grandes pièces chauffées et
éclairées au néon. Comme des poulets
d'élevage. Leur nourriture serait étudiée
pour les maintenir en parfaite santé : ni trop
gros, ni trop maigres. En fait, ce serait du bétail,
soigné par des vétérinaires.
En nous opposant à
notre frère jumeau "honteux", Jean-Michel
Truong pose le vrai problème : est-on un homme,
même si on en a l'apparence, lorsqu'on ne parle
pas, lorsqu'on ne pense pas ? Car, pour parvenir à
leurs fins, les fabricants de ce nouveau cheptel humain
doivent priver les clones d'éducation et de tout
contact avec le monde extérieur. Ils ne peuvent
même pas rêver de s'évader : ils
ne savent pas qu'il existe un autre monde ! On rejoint
Platon et son mythe de la caverne. L'homme qui ne sort
pas de son trou ne peut pas même imaginer la liberté.
A quoi serviraient ces
clones ? Jean-Michel Truong a fait le tour du marché
à la place des chercheurs de Granada Genetics.
Il est loin d'être restreint. Le clone peut être
vendu comme assurance-santé. Dès qu'on
a un cancer localisé, un foie pourri, un cur
épuisé ou une jambe cassée, on
évite la chirurgie d'orfèvre, hop, on
change la pièce entière. On ampute votre
frère jumeau et on vous greffe son foie, sa jambe,
sa main neuve, qui ont exactement les mêmes caractéristiques
biologiques que les vôtres. Les clones auraient
d'autres utilités : ouvriers pour tâches
dangereuses, chair à canon pour la guerre, cobayes
pour la médecine... Comme dans le cochon, tout
serait bon. Après extraction d'un organe vital,
les organes restants seraient mis au réfrigérateur
pour une utilisation ultérieure. Le sang, l'urée,
le méthane, les cheveux et le cuir seraient récupérés
et vendus aux industries cosmétique, pharmaceutique
ou chimique. On sait qu'un Homo sapiens de base
vaut déjà 30000 francs rien qu'en matière
première !
Après la lecture
de "Reproduction interdite", le professeur
Jean-Yves Neveu, spécialiste des greffes cardiaques
sur les nourrissons, a dit : "Ce livre m'a donné
de tels cauchemars que j'ai tout de suite été
voir un film pour tenter de ne plus y penser."
D'autres que lui vont frissonner : Jean-Jacques Beineix
a acheté le mois dernier les droits de "Reproduction
interdite" afin de porter le roman à
l'écran. "On ne s'imagine pas à
quel point on est proche de cette réalité-là,
explique Jean-Michel Truong. En Italie, un couple
a donné naissance a un enfant souffrant de malformations
génétiques. Le seul moyen de le sauver
était de lui greffer de la moelle de frère
ou de sur. Or il n'en avait pas. Les parents ont
alors donné naissance à un autre gamin
à seule fin de lui prélever la moelle
dont avait besoin le premier! "
Encore plus fort : aux
Etats-Unis, des parents avaient une fille leucémique
qui ne pouvait, elle aussi, être soignée
que par greffe de moelle osseuse. Ils ont donc produit
plusieurs embryons qu'ils ont implantés sur des
mères porteuses. Puis ils ont fait avorter ces
dernières au bout de quelques mois. Ils ont ainsi
pu récupérer sur les ftus la quantité
de moelle nécessaire à l'opération.
"C'est tout simplement du dépeçage
humain ! ", s'emporte l'auteur de Reproduction
Interdite.
Et le sujet devient de
plus en plus brûlant. Alors qu'en France on débat
sur le sort des embryons surnuméraires, la semaine
dernière, la National Institute of Health et
la Food and Drug Administration, après un long
débat éthique, ont donné le feu
vert pour les premières manipulations de gènes
humains afin de soigner le cancer.
Jean-Michel Truong ne
s'y trompe pas : "Cette atrocité absolue
peut être introduite dans notre vie quotidienne
par le biais de soucis... humanitaires, dit-il.
Le comble : sous ce prétexte, nous sommes
tout à fait capables de faire ce qui est moralement
inacceptable ! "
Bernard WERBER