Vingt
ans de ce job, malgré tout les mains propres, et
puis, la veille de décrocher, tuer? Vingt ans durant,
épargner salauds, crapules et pire, mais, ce soir,
tuer Cyprien? L'innocent Cyprien?
"Le dernier homme à
savoir comment les veaux venaient au monde." C'est Hugues
qui le désignait ainsi. Hugues avait un faible
pour Cyprien, Bill ignore toujours pourquoi. L'attrait
des contraires, probablement. Bill aime les explications
simples.
"Une russule, commente Cyprien
tout en poursuivant son ascension, de son lent pas de
montagnard. Quand elles viennent comme ça, c'est
qu'il y aura du cèpe..." Bill s'étonne:
où diable voit-il une russule? La lune n'est même
pas levée! Le vieux bluffe.
"Faudra songer à
curer les sources, si on veut boire, continue Cyprien.
Quand il pleut autant en juin, c'est signe que l'été
sera sec." Le vieillard ne manque jamais une occasion
d'instruire Bill. D'abord, parce qu'il le sait ami d'Hugues,
ensuite, parce que c'est son métier: Cyprien est
conservateur des arts et paysages ruraux hors classe.
Du moins, c'est ce qu'il y a sur sa feuille de paye. Lui,
il préfère dire: paysan. C'est le titre
qu'on revendique, dans la famille Lacassagne, depuis deux
siècles qu'on s'est fixé dans cette haute
vallée des Pyrénées.
On fait naître des
veaux depuis toujours, dans la famille Lacassagne, et
depuis toujours, on en vit. A une certaine époque,
plutôt bien, même: il suffit de voir la ferme
familiale dominant, humble et orgueilleuse, Cancéru,
le fief des Lacassagne. Cyprien est le dernier des Lacassagne.
Il fait naître des veaux.
C'est pour ça qu'il
aimait Hugues, Cyprien. Sans lui, il aurait sans doute
raccroché, vaincu, comme les autres éleveurs
de la vallée, par l'Européenne de laiterie.
On ne peut rien contre des gens qui font naître
les veaux dans de la vaisselle.
Hugues était intervenu
en sa faveur auprès du ministre de l'environnement.
Il lui avait obtenu ce poste de conservateur des arts
et paysages ruraux. Ça consiste à faire
naître des veaux, des veaux de vache. Pas pour la
viande ou le lait, non: comme fonctionnaire. Pour éduquer
les petits citadins en vacances.
Putain pourquoi a-t-il fallu
que vous soyez juste là, Cyprien, juste ce soir?
Pour gagner sa planque, Bill avait bien pris soin d'attendre
l'obscurité, terré dans un fossé,
et la nuit venue, d'approcher par l'ancien sentier de
Pan, que nul n'emprunte plus, car il est dangereux. Encore
deux heures, et il aurait été en sécurité.
Deux heures de ballade, sous le couvert propice des bois
noyés dans la brume.
Deux heures faciles, après
ces cinq jours de fuite, cinq jours à ruser, à
les lancer sur de fausses pistes, à tenter de leur
donner le change. Des pros, à en juger par leur
technique. Surtout ce géant roux, le boîteux.
"La Bête", l'appelaient les autres. Un chien, assurément.
Hargneux. Bill avait cru ne jamais lui faire lâcher
prise.
Il avait fini par les semer.
Près de Lyon, avant-hier. Ça sert, quand
même, vingt ans de vie clandestine. Plus personne
ne l'a aperçu depuis, il en mettrait sa main au
feu. Une retraite exemplaire.
Et puis, si près
du but, derrière lui, une voix, familière
et terrifiante, terrifiante parce que familière:
"Hourmigous vous manquait donc tant, monsieur Bill?".
Cyprien!
Hourmigous lui manquait
tant, en effet, que, lorsque le danger s'était
accru, qu'il lui avait fallu gagner une retraite sûre,
c'est à la vieille bergerie d'Hugues qu'il avait
tout naturellement songé. Hourmigous était
le seul lieu où, en vingt ans d'exil accepté
loin des siens, Bill avait éprouvé quelque
chose qui ressemblât à une émotion,
le seul lieu où, en vingt ans de mensonge, il avait
expérimenté quelque chose de l'ordre de
l'authentique, le seul enfin où, en vingt ans de
dissimulation, il avait pu révéler à
autrui un peu de lui-même. Et la grâce de
cette émotion, de cette authenticité, de
cette fugitive transparence, c'est à Hugues et
à Cyprien qu'il la devait. Pourtant, ce soir,
Hugues n'est plus, et Bill doit tuer Cyprien.
"Elles sont là",
désigne Cyprien. Bill ne voit rien, le brouillard
est de plus en plus épais. "Mais si, écoutez...
la cloche..." Bill ne perçoit que le lointain grondement
du gave, encore lourd de la boue des derniers névés,
et aussi, planté dans son talon, ce petit caillou
lancinant.
"Aucune trace, aucun témoin."
Ce sont ses ordres. En vingt ans, Bill n'a jamais failli,
jamais. Mais Cyprien le patriarche, le conteur de tant
de veillées, le guide de tant de randonnées,
le réceptacle de tant de confidences? Un témoin,
hélas, et le plus dangereux: à présent,
le seul à savoir où Bill se cache. Le résultat
de ces longues années de peine et d'angoisse, compromis
par un bavardage? En vain, toutes ces vies immolées?
Le sacrifice d'Hugues, pour rien? Inacceptable.
Une cloche, en effet. Vingt
ou trente mètres plus haut. Et là, beaucoup
plus proche, une autre. "Quand il pleut comme ça,
elles se mettent à l'abri des arbres et ne bougent
plus. Alors, les cloches... Tenez, en voici une! Les autres
ne sont plus loin..." Bill les discerne, à présent,
couchées sous le taillis. A l'approche du vieux
paysan, les vaches redressent leurs têtes accablées,
se lèvent pesamment, et se rassemblent, comme soulagées.
"Onze, douze, treize, dénombre Cyprien. J'm'en
doutais, l'en manque une. Et son veau. "
De toutes façons,
si je ne le fais pas, les autres le feront. Bill ne les
voit pas, il ne les a jamais vus, mais il sait: son équipe
de couverture n'est jamais très loin. Ces gars-là
sont sans scrupules. Si ça doit se faire, Bill
préfère que ça soit de sa main. Une
main amie.
Cyprien explique. Tantôt,
alors qu'il regagnait la ferme, les cloches l'ont alerté:
trop près, et trop au nord. Les bêtes étaient
descendues de leurs hautes prairies d'estivage, vers Pan
et ses à-pic mortels. "J'ai tout de suite pressenti
un malheur, dit le vieil homme. Les cloches, quand on
les entend, c'est rarement bon." Compagnon, c'était
ton glas, pense Bill.
Déchirant la nuit,
un mugissement. "La mère. Elle cherche son petit,
les pis douloureux de tout le lait qu'elle n'a pas donné.
" Sentiment de mort imminente.
"Elle s'est cassé
les pieds, la pauvrine", constate Cyprien, penché
au rebord du précipice. Vingt, trente mètres
en bas, tremblante, comme tétanisée, la
maigre vêle meurt doucement, les reins brisés.
"Elle passera avant le jour. Voyez, c'est ici qu'elle
a glissé..."
S'accrochant aux souches
pour ne pas déraper à son tour, Bill contourne
la dalle sournoise et meurtrière. S'approche du
vieil homme.
Du vieil homme penché
sur le précipice.
On dira: "Cyprien s'est
tué en cherchant la vêle. "
Bill pleure. Il vient d'assassiner
le dernier homme à savoir comment les veaux venaient
au monde.
© Jean-Michel Truong 1989
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