Le Successeur de pierre
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La Bulle de pierre
par François BUSNEL

 

  Quel rapport entre l'Evangile selon Saint Matthieu, les écrits du patriarche hérétique de Constantinople Nestorius, le pape régnant en l'an 2032 et six amis réunis par la magie du Web? Réponse au terme de cette fabuleuse enquête théologique et politique. Un ouvrage visionnaire à lire absolument.

  J'envie celui qui ouvrira pour la première fois Le Successeur de pierre, de Jean-Michel Truong, roman labyrinthique aux mille pièges, construit à la manière d'une oeuvre d'art. Ici l'anecdote est au service du sens. Pas de message, mais un propos. L'avènement du multimédia, dont le Web apparaît déjà comme le plus brillant fleuron, peut conduire à la pire des aliénations.

Le Web en question

  En 2032, une Grande Peste a terrassé la planète et convaincu l'humanité survivante d'adopter la solution "Zéro Contact": chacun vit désormais dans un cocon, seul, ne communiquant avec l'extérieur que par le biais du Web, devenu assez puissant pour produire des "avatars", c'est-à-dire des reproductions virtuelles suffisamment vraisemblables pour permettre de communiquer à distance sans jamais quitter son domicile, évitant ainsi de se toucher directement.

  En imaginant ce futur proche, Jean-Michel Truong ne fait que concrétiser ce vieux rêve véhiculé par les tenants de la culture internet, celui de l'immersion totale dans un monde virtuel, hors d'atteinte des vicissitudes du réel. Ainsi les hommes et les femmes vivant dans ces pyramides composées de cocons sont-ils heureux: "jamais la vie en société n'a été aussi sûre, aussi saine, aussi intense que depuis que nous avons aboli les contacts directs", plaide Calvin, le jeune héros du roman.

  Calvin, pirate innocent mais surdoué, "le Mozart des l'effraction de réseaux" est, malgré lui, le principal protagoniste de cette intrigue aux multiples ramifications qui convergent implacablement vers un dénouement qui vous coupera le souffle. Avec cinq amis rencontrés sur le Web, le voilà mêlé aux recherches menées par les services secrets du Vatican autour des mystérieux manuscrits de Nisibe, perdus au beau milieu du VIIe siècle.

  La principale qualité de romancier de Jean-Michel Truong apparaît précisément au moment où l'histoire semble s'embrouiller. En effet l'épaisseur psychologique qu'il confère aux amis de Calvin contrebalance la formidable érudition dont il fait preuve et qui parfois étouffe le récit. Rien n'est gratuit, voilà qui permet au roman de tenir le lecteur en haleine au fil des chapitres. Chaque personnage représente une énigme dont on devine rapidement qu'elle est étroitement liée aux manuscrits perdus. Ainsi Nitchy, le misanthrope mystique, Chen, le vieux chinois au passé trouble, Rembrandt, le mythomane cynique, Thomas, le maton avisé et Ada, la discrète conceptrice d'effets spéciaux sont-ils chacun détenteurs d'une pièce du puzzle que tente de recomposer le jeune Calvin.

L'énigme des Évangiles

  Mais le livre de Truong ne serait pas si convaincant s'il ne reposait sur un fait réel. Que nous rapportent les Évangiles du trajet effectué par le Christ et ses disciples sur la route de Césarée? Alors que Jésus demandait à Simon, fils de Jonas, de lui dire qui il était, ce dernier répondit qu'il était le Christ, fils du Dieu vivant. On connaît la réponse de Jésus: " Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église". Mais Saint Matthieu ajoute aussitôt: "Alors il commanda sévèrement aux disciples de ne dire à personne qu'il était le Christ".

  Pourquoi une telle interdiction? Quel terrible secret dissimulait-elle? Complétant le réponse de Pierre, Jésus avait donc prononcé certaines paroles puis interdit de les rapporter. Or les manuscrits de Nisibe contiennent ce témoignage, écrit de la main de Pierre, sur la révélation stupéfiante faite par Jésus à ses disciples. Nous n'en dirons rien sinon qu'elle préfigure la théorie avancée par Darwin, celle d'une évolution scientifique inexorable. L'homme pourrait-il n'être qu'un maillon dans la chaîne de la vie? En ce cas, qui serait le successeur de l'homme? La pierre, comme semblent l'indiquer les Écritures. A moins qu'il ne s'agisse de ce dérivé du silicium qu'est l'ordinateur...

L'art du roman

  Le roman est sans doute la forme la mieux appropriée pour dire les choses les plus fondamentales. Les despotes de tous pays ne s'y trompèrent point qui chassèrent poètes et romanciers de leurs cités idéales! Le devoir d'un roman, en effet, est d'enseigner tout en divertissant, et ce qu'il enseigne, c'est de reconnaître les embûches du monde. Il y eut Les Hauteurs Béantes de Zinoviev et 1984 d'Orwell pour dénoncer ce totalitarisme implacable qui était politique, il y eut Le nom de la rose d'Umberto Eco pour mettre en garde contre les dangers d'une pensée unique asservie à l'idéologie religieuse: il se pourrait bien que Jean-Michel Truong, dans un genre différent mais tout aussi brillant, vienne d'écrire le grand roman qui nous permettra enfin de prendre la mesure des dangers du Web.

  Sans jamais diaboliser, en analysant minutieusement que sera demain la technologie d'aujourd'hui si nous la laissons prendre le pas sur la volonté de ses créateurs, Truong dresse un tableau saisissant de l'ère cybernétique à son apogée. Rousseau faisait de même lorsqu'il imaginait, dans le passé, un "état de nature"! Jean-Michel Truong nous propose ici un concept régulateur qui permet de mesurer la distance entre le monde tel qu'il est actuellement, politiquement mais aussi spirituellement, et le monde tel qu'il pourrait devenir. C'est effrayant, mais tellement plausible!

  Que veut nous dire ce chef-d'œuvre de la science fiction? Que contrairement à l'idéologie dominante, " Web ne lie pas, il disloque; il ne rapproche pas, il démembre; il n'unit pas, il isole". Cela, avouons-le, se comprend d'autant mieux qu'un exemple suffisamment saisissant nous en administre la démonstration. En introduisant le doute au coeur des croyances religieuses les mieux établies, ce roman invite à penser les nouvelles technologies et les mondes virtuels mieux que le meilleur essai philosophique.

Dehors débonnaires

  Plus que jamais, il est urgent de nous demander "si l'Alien — ce rival absolu que la science-fiction nous invite à guetter aux confins de l'Univers — n'est pas déjà là, devant nous, sous les dehors débonnaires d'une console multimédia". Ne nous trompons pas: ce sont bien les fins dernières de l'homme qu'interroge l'auteur à travers cette époustouflante fiction.

  Truong maîtrise l'art du suspense mieux que quiconque. On sort de ce livre épuisé, abasourdi, hébété, osant à peine brancher un ordinateur ou visiter son e-mail. On frémit lorsque l'on repense à la terrifiante histoire que l'on vient de vivre. Et on en redemande! Ah, quel livre! Quel talent! D'une scène à l'autre, de rebondissement en rebondissement, un sans faute!

François BUSNEL

© Les Dernières Nouvelles d'Alsace, 16 avril 1999

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