Quel
rapport entre l'Evangile selon Saint Matthieu, les écrits
du patriarche hérétique de Constantinople
Nestorius, le pape régnant en l'an 2032 et six
amis réunis par la magie du Web? Réponse
au terme de cette fabuleuse enquête théologique
et politique. Un ouvrage visionnaire à lire absolument.
J'envie
celui qui ouvrira pour la première fois Le
Successeur de pierre, de Jean-Michel Truong, roman
labyrinthique aux mille pièges, construit à
la manière d'une oeuvre d'art. Ici l'anecdote
est au service du sens. Pas de message, mais un propos.
L'avènement du multimédia, dont le Web
apparaît déjà comme le plus brillant
fleuron, peut conduire à la pire des aliénations.
Le
Web en question
En
2032, une Grande Peste a terrassé la planète
et convaincu l'humanité survivante d'adopter
la solution "Zéro Contact": chacun
vit désormais dans un cocon, seul, ne communiquant
avec l'extérieur que par le biais du Web, devenu
assez puissant pour produire des "avatars",
c'est-à-dire des reproductions virtuelles suffisamment
vraisemblables pour permettre de communiquer à
distance sans jamais quitter son domicile, évitant
ainsi de se toucher directement.
En
imaginant ce futur proche, Jean-Michel Truong ne fait
que concrétiser ce vieux rêve véhiculé
par les tenants de la culture internet, celui de l'immersion
totale dans un monde virtuel, hors d'atteinte des vicissitudes
du réel. Ainsi les hommes et les femmes vivant
dans ces pyramides composées de cocons sont-ils
heureux: "jamais la vie en société
n'a été aussi sûre, aussi saine,
aussi intense que depuis que nous avons aboli les contacts
directs", plaide Calvin, le jeune
héros du roman.
Calvin,
pirate innocent mais surdoué, "le Mozart
des l'effraction de réseaux" est, malgré
lui, le principal protagoniste de cette intrigue aux
multiples ramifications qui convergent implacablement
vers un dénouement qui vous coupera le souffle.
Avec cinq amis rencontrés sur le Web, le voilà
mêlé aux recherches menées par les
services secrets du Vatican autour des mystérieux
manuscrits de Nisibe, perdus au beau milieu du VIIe
siècle.
La
principale qualité de romancier de Jean-Michel
Truong apparaît précisément au moment
où l'histoire semble s'embrouiller. En effet
l'épaisseur psychologique qu'il confère
aux amis de Calvin contrebalance la formidable érudition
dont il fait preuve et qui parfois étouffe le
récit. Rien n'est gratuit, voilà qui permet
au roman de tenir le lecteur en haleine au fil des chapitres.
Chaque personnage représente une énigme
dont on devine rapidement qu'elle est étroitement
liée aux manuscrits perdus. Ainsi Nitchy, le
misanthrope mystique, Chen, le vieux chinois au passé
trouble, Rembrandt, le mythomane cynique, Thomas, le
maton avisé et Ada, la discrète conceptrice
d'effets spéciaux sont-ils chacun détenteurs
d'une pièce du puzzle que tente de recomposer
le jeune Calvin.
L'énigme
des Évangiles
Mais
le livre de Truong ne serait pas si convaincant s'il
ne reposait sur un fait réel. Que nous rapportent
les Évangiles du trajet effectué par le
Christ et ses disciples sur la route de Césarée?
Alors que Jésus demandait à Simon, fils
de Jonas, de lui dire qui il était, ce dernier
répondit qu'il était le Christ, fils du
Dieu vivant. On connaît la réponse de Jésus:
" Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai
mon Église". Mais Saint Matthieu ajoute
aussitôt: "Alors il commanda sévèrement
aux disciples de ne dire à personne qu'il était
le Christ".
Pourquoi
une telle interdiction? Quel terrible secret dissimulait-elle?
Complétant le réponse de Pierre, Jésus
avait donc prononcé certaines paroles puis interdit
de les rapporter. Or les manuscrits de Nisibe contiennent
ce témoignage, écrit de la main de Pierre,
sur la révélation stupéfiante faite
par Jésus à ses disciples. Nous n'en dirons
rien sinon qu'elle préfigure la théorie
avancée par Darwin, celle d'une évolution
scientifique inexorable. L'homme pourrait-il n'être
qu'un maillon dans la chaîne de la vie? En ce
cas, qui serait le successeur de l'homme? La pierre,
comme semblent l'indiquer les Écritures. A moins
qu'il ne s'agisse de ce dérivé du silicium
qu'est l'ordinateur...
L'art
du roman
Le
roman est sans doute la forme la mieux appropriée
pour dire les choses les plus fondamentales. Les despotes
de tous pays ne s'y trompèrent point qui chassèrent
poètes et romanciers de leurs cités idéales!
Le devoir d'un roman, en effet, est d'enseigner tout
en divertissant, et ce qu'il enseigne, c'est de reconnaître
les embûches du monde. Il y eut Les Hauteurs
Béantes de Zinoviev et 1984
d'Orwell pour dénoncer ce totalitarisme implacable
qui était politique, il y eut Le nom de la
rose d'Umberto Eco pour mettre en garde contre les
dangers d'une pensée unique asservie à
l'idéologie religieuse: il se pourrait bien que
Jean-Michel Truong, dans un genre différent mais
tout aussi brillant, vienne d'écrire le grand
roman qui nous permettra enfin de prendre la mesure
des dangers du Web.
Sans
jamais diaboliser, en analysant minutieusement que sera
demain la technologie d'aujourd'hui si nous la laissons
prendre le pas sur la volonté de ses créateurs,
Truong dresse un tableau saisissant de l'ère
cybernétique à son apogée. Rousseau
faisait de même lorsqu'il imaginait, dans le passé,
un "état de nature"! Jean-Michel
Truong nous propose ici un concept régulateur
qui permet de mesurer la distance entre le monde tel
qu'il est actuellement, politiquement mais aussi spirituellement,
et le monde tel qu'il pourrait devenir. C'est effrayant,
mais tellement plausible!
Que
veut nous dire ce chef-d'uvre de la science fiction?
Que contrairement à l'idéologie dominante,
" Web ne lie pas, il disloque; il ne rapproche pas,
il démembre; il n'unit pas, il isole". Cela,
avouons-le, se comprend d'autant mieux qu'un exemple
suffisamment saisissant nous en administre la démonstration.
En introduisant le doute au coeur des croyances religieuses
les mieux établies, ce roman invite à
penser les nouvelles technologies et les mondes virtuels
mieux que le meilleur essai philosophique.
Dehors
débonnaires
Plus
que jamais, il est urgent de nous demander "si
l'Alien ce rival absolu que la science-fiction
nous invite à guetter aux confins de l'Univers
n'est pas déjà là, devant
nous, sous les dehors débonnaires d'une console
multimédia". Ne nous trompons pas: ce
sont bien les fins dernières de l'homme qu'interroge
l'auteur à travers cette époustouflante
fiction.
Truong
maîtrise l'art du suspense mieux que quiconque.
On sort de ce livre épuisé, abasourdi,
hébété, osant à peine brancher
un ordinateur ou visiter son e-mail. On frémit
lorsque l'on repense à la terrifiante histoire
que l'on vient de vivre. Et on en redemande! Ah, quel
livre! Quel talent! D'une scène à l'autre,
de rebondissement en rebondissement, un sans faute!
François
BUSNEL
©
Les Dernières Nouvelles d'Alsace, 16 avril 1999
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