Il
y a peu de chances pour que le nom de Jean-Michel Truong
soit connu des amateurs de science-fiction. Il est pourtant
l'auteur du meilleur roman écrit à ce
jour sur le clonage humain, Reproduction interdite
(éd. Olivier Orban, prix Mannesmann-Tally 1989,
actuellement réédité chez Plon).
Dans un proche futur,
la fabrication à l'échelle industrielle
de clones ne pose plus aucun problème technique,
ni même éthique. Les entreprises déjà
spécialisées dans le clonage d'ovins et
de bovins destinés à l'élevage
sont passées sans état d'âme au
clonage humain, à partir d'embryons, de ftus
ou de sujets d'âges divers, vivants ou congelés.
Créée par le prix Nobel Hugues Ballin,
l'entreprise Reproductive S.A. est leader sur le marché.
Les applications sont nombreuses : expérimentation
dans des laboratoires de recherche médicale,
remplacement d'organes lors d'interventions chirurgicales,
utilisation en environnement hostile (de préférence
à des robots trop fragiles qui risqueraient de
se détériorer), exploitation à
des fins militaires, etc. Mais pourquoi ce biologiste
de génie s'est-il suicidé ? Construit
comme un dossier, Reproduction interdite donne
froid dans le dos, car la barbarie qui y est décrite
ne prend pas sa source dans une quelconque idéologie
extrémiste, mais dans la pure logique de la rentabilité
économique, fondement de notre société
de marché.
On retrouve la même
vibrante et convaincante dénonciation de la loi
d'airain du profit maximal, épine dorsale de
l'ultralibéralisme, dans le deuxième roman
de l'auteur, Le Successeur de pierre (la minuscule
à " pierre " est d'une importance vitale).
Après la Grande Peste qui a éliminé
le tiers de l'humanité, la plupart des gouvernements
de la planète, unis par le Pacte de Davos, décident
de cloîtrer les rescapés dans des Unités
de survie, sortes de gigantesques Pyramides constituées
de millions de cellules. C'est la politique du Zéro
Contact. Tout passe désormais par le Web. Surdoué
de l'informatique, Calvin appartient à un forum
qui comprend six personnes. À la suite du suicide
de l'une d'entre elles, Ada, il se rend compte que ses
amis lui cachent quelque chose. Au fil de son enquête,
outre leurs véritables identités, le jeune
hacker découvrira le sinistre but du Grand Enfermement.
Mais il débusquera aussi, tapie dans la Toile,
la Créature qui attend son heure, pour supplanter
l'humanité. Car l'horreur économique se
double d'une horreur cosmique. Du Viviane Forrester
shootée à Lovecraft !
Lextraordinaire
force de ce roman est de brasser une foultitude d'idées,
d'événements et d'analyses, sans sacrifier
au suspense, ni perdre le fil de la maîtrise narrative.
L'univers claustrophobe des Pyramides - tout aussi fascinant
que celui dOra : Cle de Kevin O'Donnell
- est riche en inventions comme cette foire aux esclaves
appelée Webjobs qui prophétise
les futures tendances du télétravail (emplois
aux enchères) ou ces avatars 3D - surnommés
polochons - permettant de faire l'amour à distance
avec le partenaire de son choix (du moins, en principe
l). La relecture blasphématoire de l'Évangile
selon saint Matthieu (" Tu es Pierre, et sur cette
pierre je bâtirai mon Église") s'inscrit
dans la thématique du Dieu égoïste
mis en scène par Lester del Rey dans sa fameuse
nouvelle, Car je suis un Dieu jaloux. Elle est
aussi suprêmement jubilatoire, car elle établit
de manière vertigineuse un lien (c'est le cas
de le dire pour un roman basé sur les réseaux
!) entre l'Évangile et le Web, tout comme Neal
Stephenson dans Le Samouraï virtuel allait
chercher les origines du virus snow crash dans
les écrits sumériens ! Avec un culot monstre
et aussi une savoureuse paranoïa, Jean-Michel Truong
utilise les Saintes Écritures pour démontrer
que l'humanité est dans une impasse évolutive,
prise en otage par ses propres outils, et que sa disparition
est d'ores et déjà programmée.
Par qui et au profit de qui ?
Le Successeur
de pierre est un roman d'une réelle originalité
et à l'inventivité constante, une source
décapante de réflexions sur notre société
gangrenée par le libéralisme, une vraie
fête de l'intelligence, tout en restant d'une
grande lisibilité. C'est aussi un passionnant
thriller, bâti sur le principe des poupées
russes, riche en manipulations et en coups de théâtre.
Certes, il n'est pas exempt de quelques pavés
explicatifs, mais on lui pardonne volontiers tant la
matière est riche. Et c'est un roman de science-fiction
exemplaire qui applique à lui-même ce qu'un
membre du forum dit de la mathématicienne Ada
: " Elle pratiquait d'instinct l'analyse du comportement
aux bornes - que se passe-t-il quand on pousse cette
logique à ses extrêmes ? - ce que Nietzsche
appelait philosopher à coups de marteau : cogner
comme sur une cloche pour voir quel son cela rend."
Philosopher à
coups de marteau : j'aime cette conception de la science-fiction!