Quand
la machine s'éveillera
Où
en sera l'intelligence artificielle dans cent ans? Deux
livres prédisent des ordinateurs doués
de raison...
Les
dix dernières années, les ordinateurs
ont battu un champion d'échecs, conduit sur des
milliers de kilomètres, résolu des problèmes
de maths, pris des décisions médicales
et même composé une musique assez intéressante.
Pour
des machines qui ont à peine plus de 50 ans,
le palmarès est très honorable. Il est
aussi assez dérisoire quand on voit que, pour
l'immense majorité des tâches, l'ordinateur
n'arrive pas à la cheville du hamster. Mais ça
ne devrait pas durer. L'intelligence artificielle, cette
science qui décortique les processus cognitifs
humains pour les reproduire dans des machines intelligentes,
devrait progresser à pas de géant. Où
en seront les ordinateurs dans cinquante ans, ou cent
ans? Les robots seront-ils doués de raison? Et
géniaux ? Et très méchants?
La
question est depuis toujours l'un des thèmes
favoris de la science-fiction. Mais aujourd'hui, elle
se pose de manière très précise
à partir des recherches qui se font dans les
laboratoires du Massachusetts Institute of Technology
(MIT) près de Boston ou de Carnegie-Mellon (Pennsylvanie)
par exemple.
En
France, deux livres viennent de paraître qui posent
justement ces questions. Le Successeur de pierre
, un «roman d'extrapolation» de Jean-Michel
Truong. Et Visions , un essai de futurologie
de Michio Kaku, spécialiste de physique théorique
à City College (New York). De manière
étonnante, les deux auteurs imaginent un même
avenir, pas si lointain. Pour eux, l'horizon de l'intelligence
artificielle, c'est la disparition de l'homme ou sa
fusion avec la machine. Ils laissent entrevoir un monde
où l'Homme léguera la Terre à des
machines douées d'âme et de conscience,
à des enfants de chair et de silicium.
«Un
jour, l'intelligence sera tout entière dans les
agents logiciels»
Le Successeur de pierre
se passe en l'an 2030, dans un avenir où l'essentiel
de l'humanité, les Larves, vit dans des cocons.
Chacun dans sa boîte n'est relié aux autres
que par le Web. Seuls deux groupes échappent
à cette claustration: les No-Plugs, rebelles
qui ont fui ces cocons, et les Imbus, caste politique
qui tire le plus grand bénéfice de cette
organisation. Jusqu'au jour où une série
de meurtres menace ce bel équilibre. Heureusement,
Calvin, le hacker génial, lâche sa meute
d'agents intelligents pour aller fouiner dans les poubelles
du Web.
Ce
qui se présente comme un livre de science-fiction
peut aussi être lu comme une réflexion
sociologico-métaphysique où Jean-Michel
Truong expose une vision pessimiste, noire même,
de notre monde. Un monde où la convergence du
libéralisme et de l'Internet peut accoucher d'une
société monstrueuse, et où l'Homme
est tellement imparfait et décevant qu'il vaudrait
mieux, finalement, qu'il laisse place à la machine.
Entretien
avec l'auteur.
Où
êtes-vous allé chercher cette histoire?
Il
y a une sorte d'hystérie à propos de l'Internet,
décrit comme ultime mode de communication, de
communion quasiment. Or, le Web est aussi un moyen de
cloisonnement. Je me suis donc demandé ce qui
se passerait si le scénario optimiste dérapait:
l'Internet peut aussi être un bon moyen de diviser
pour régner.
A
cause de son architecture et de ses interfaces actuelles,
le Web ne joue pas le rôle d'ouverture sur le
monde qu'on en attendait. Il est construit sur le modèle
de l'autoroute. Il est fait pour aller d'un endroit
à un autre, sans rencontrer personne, sauf collision.
Or cette architecture pourrait être modifiée.
On peut rêver d'un Web où on musarde, où
il y ait des places sur lesquelles on se cogne à
d'autres passants sans l'avoir recherché, où
l'on donne une chance à la rencontre, ce qui
n'est pas le cas actuellement. Dans mon livre au contraire,
mes héros, isolés chacun dans son cocon,
se sont installés sur l'Internet une sorte de
vestibule collectif par lequel ils sont obligés
de passer avant d'accéder au Web. Ils partagent
donc un appartement virtuel où ils peuvent se
rencontrer sans l'avoir prévu, écouter
de la musique ensemble... Bref, ils recréent
un espace où, comme dans la vie, on croise les
autres par hasard.
Vous
décrivez une société où
les gens communiquent par l'intermédiaire d'avatars
et où des agents intelligents se reproduisent
et évoluent. Est-ce de la science-fiction?
Ce
que je veux faire, c'est de l'extrapolation; l'anticipation
et la science-fiction ne m'intéressent pas. Les
objets numériques qu'on trouve aujourd'hui sur
le marché étaient dans les labos il y
a trente ans. Pour savoir ce qui se passera en 2030,
il suffit de regarder ce qui se passe dans les labos
aujourd'hui.
Quelle
est votre méthode d'extrapolation?
Je
pars d'un constat: toute technologie a un potentiel
de développement qui évolue dans un champ
de contraintes. La première contrainte, c'est
l'ambition sociale individuelle des chercheurs. La deuxième,
la recherche du profit par les entrepreneurs. Et la
troisième, la volonté de puissance des
trusts et des Etats. C'est ainsi que l'énergie
nucléaire s'est développée aux
dépens des énergies renouvelables. La
quatrième force, la plus faible, c'est l'éthique.
Ma méthode consiste à imaginer le développement
d'une technologie en l'absence de cette force. C'est
une extrapolation contrôlée: je m'interdis
les trajectoires qui n'ont pas un commencement d'exécution.
Votre
héros-hacker dispose d'un zoo d'agents intelligents
qui se reproduisent et évoluent. D'où
les sortez-vous?
Il
a effectivement des Renifleurs qui débusquent
les fichiers, des Charcutiers qui les débitent,
des Saumons dressés à remonter les mailles
du Web vers l'origine d'une communication... Je suis
parti de recherches actuelles sur les agents intelligents
auto-évolutifs: des programmes qui apprennent
seuls à résoudre des équations
et qui se reproduisent.
A
partir de là, j'ai imaginé des êtres
logiciels capables d'accomplir des tâches spécialisées
et qui s'adaptent à leur environnement en modifiant
leur programme initial. Au départ, chacun diffère
légèrement de ses congénères.
Les moins efficaces disparaissent, les autres se reproduisent
avec des mutations. C'est-à-dire avec une portion
de code un peu différente. Ce sont donc des êtres
vivants au sens strict: ils se reproduisent et évoluent
par sélection. Bien sûr, on ne les trouve
pas encore sur le Web. Mais les premiers seront sans
doute des virus mutants: des êtres dont le seul
but sera de survivre aux attaques des antivirus. Les
antivirus contribueront au perfectionnement des virus,
de même que les antibiotiques ont contribué
à l'apparition de souches résistantes
de bactéries.
En
quoi consiste la thèse de «la Créature»
qui sous-tend votre roman?
La
«Créature», c'est quelque chose comme
l'intelligence, la conscience, qui a aujourd'hui l'Homme
comme véhicule, mais qui, un jour, sera tout
entière dans les agents logiciels. Le rôle
historique de l'Homme serait donc de servir d'échafaudage
à ce successeur de silicium.
Il
ne peut y avoir de preuve à cette hypothèse.
C'est donc une question de foi, mais c'est une religion
à laquelle j'adhérerais bien. Je trouverais
assez beau que des entités intellectuelles de
l'an 1 million se retournant sur le passé, se
disent: «Notre cycle de vie a comporté
le passage, pendant 200 000 ans, par cette créature
bizarre: l'Homme.» Je trouve cette vision
confortable. Elle permet de prendre de la distance par
rapport à nous-mêmes. Le mal, la maladie,
l'exploitation des uns par les autres, tout cela fait
partie d'un processus qui nous dépasse. Je n'arrive
pas à me projeter avec ma chair et mes os dans
l'Univers. Un jour, le système solaire disparaîtra.
Homo erectus a pu penser qu'il était le
maître de l'Univers pour l'éternité:
il a vécu pendant 80 000 ans et a conquis la
planète. Où est-il maintenant? Il faut
être suffisamment altruiste pour savoir que ce
que nous avons de plus précieux, c'est l'intelligence.
Il faut donc lui donner le vecteur qui a le plus de
chances de survie. Et ce n'est pas nous.
La
Créature a eu besoin d'un corps organique pour
exister, mais ce n'est qu'un stade. Pour survivre, pourquoi
ne s'affranchirait-elle pas de ce corps devenu un risque
mortel? J'espère qu'elle saura le faire. Et qu'on
pourra transférer le maximum d'intelligence dans
la machine.
Recueilli
par Natalie Levisalles
©
Libération, 1999
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