Le deuxième roman de Jean-Michel Truong, conseiller en haute technologie, est une jolie réussite dans le domaine de la SF française, de cette SF qui développe une anticipation à court terme riche de critiques sur le système capitaliste mondialisé. Le point de départ du roman est pourtant a priori fort éloigné de ces considérations actuelles. Tout commence en effet au VIIème siècle, avec la disparition d'un manuscrit orné du sceau de Pierre lui-même, premier pape invoqué de l'histoire, dans lequel celui-ci expliciterait ce qu'aurait dit Jésus à ses apôtres sur sa propre nature... Une révélation qui menacerait l'Eglise catholique sur ses bases, puisque ce document pourrait valider les thèses hérétiques des nestoriens, pour qui Jésus n'était qu'un homme, et non le fils de Dieu. Le lecteur se retrouve ensuite projeté dans la réalité du monde des années 2030, une réalité plutôt sordide, et qui est l'occasion pour Jean-Michel Truong de développer ce qui ne sont encore que des tendances actuelles d'évolution sociale, politique et économique. A la suite d'une pandémie majeure, qui a rayé de la surface de la Terre un tiers de la population, le fossé entre le tiers-monde et les pays riches -réunis au sein du bien nommé pacte de Davos- s'est creusé, ces derniers ayant institué un nouveau mode d'organisation sociale, les cocons : la très grande majorité de la population s'est ainsi retrouvée enfermée volontairement dans des caissons autonomes de survie, isolant physiquement les individus les uns des autres et réduisant ainsi les risque de contamination. A la fois cause et conséquence de cette profonde mutation, la toile s'est considérablement développée, permettant, avec les progrès de la réalité virtuelle, les échanges entre les diverses " larves " (nom donné aux habitants des cocons par ceux qui sont à l'extérieur). On peut néanmoins s'interroger sur le réalisme d'un tel enfermement volontaire, qui doit sans doute plus être vu comme une métaphore de l'isolement grandissant des personnes actuelles, entre internet, vidéo et télévision... Le néo-libéralisme, en dépit de ce changement (ou plutôt grâce à lui), a continué à s'approfondir. Quelques exemples particulièrement marquants suffiront à le montrer : l'embauche ne se fait que pour une tâche ponctuelle, et ce sont les volontaires eux-mêmes qui se vendent aux enchères, chacun cherchant à abaisser son prix pour mettre toutes les chances de son côté ; les programmes télé se poursuivent, et la dictature de l'audimat continue de régner en maîtresse, provoquant qui un suicide en direct, qui une escalade vers la guerre durant un débat préparatoire aux élections présidentielles dans le but de s'attirer plus de voix... Les seules exceptions à cet enfermement sont certains individus rebelles, les NoPlugs, et surtout les Imbus, élites dirigeantes, qui logent dans des dômes protégés, sans oublier les populations du tiers-monde. Le roman est construit en mêlant les itinéraires de divers individus, NoPlug, Imbu, et surtout larve, principalement une, le jeune Calvin, prodige informatique qui fait partie d'un cercle d'amis par internet. Progressivement, tous vont se retrouver entraînés dans la spirale d'un vaste complot mondial à visées géopolitiques, ce qui permet à Jean-Michel Truong de décliner les recettes du meilleur thriller mâtiné de cyberpunk pour l'enquête. Le roman s'avère par ce biais tout à fait passionnant et ample, un sentiment renforcé par le style à la fois efficace et bourré d'érudition de l'auteur. Il touche surtout à des considérations très larges, qui atteignent l'évolution de l'humanité et de l'intelligence, dont l'autonomie supposée peut néanmoins laisser sceptique, frisant l'idéalisme. Et progressivement, on comprend le lien qui existe entre la réalité du XXIème siècle et cette mystérieuse bulle de Pierre (ainsi donc que le jeu de mot sur le titre). Le Successeur de pierre s'affirme donc comme un roman tout à fait palpitant, et dont les vastes implications touchent aussi bien à la métaphysique qu'aux ravages du (néo) libéralisme, dénoncé avec virulence, qui broie les individus... On regrettera simplement l'explication de tout ce processus de déshumanisation, entamé depuis la révolution industrielle, qui exonère en grande partie les responsabilités individuelles ou collectives (à moins de voir en la Créature une métaphore du capitalisme), et l'aspect quelque peu réactionnaire de la nostalgie vis-à-vis des communautés naturelles (sic !) et de leurs solidarités anciennes (communautés rurales, par exemple), ou du monothéisme vu comme facteur de civilisation (une thèse hautement discutable s'il en est !). De même, le final du roman laisse un goût d'inachevé, puisqu'on peut à juste titre se demander ce que va devenir l'humanité après avoir fait prévaloir la solidarité sur l'égoïsme (un programme qui a plus que des relents de socialisme !) dans un but qui s'apparente presque à un suicide... Maestro
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