Le
Successeur de pierre
L'Homme
aboli ou la fin du devenir
par
Olivier Noël
Jean-Michel
Truong, dans son foisonnant et passionnant roman le
Successeur de pierre, prône l'abolition de
l'homme, rien de moins. Celui-ci, engoncé dans
son encombrant carcan corporel, prisonnier des contraintes
biologiques - donc techniques - de son organisme
(corps comme vecteur spatial et temporel, cerveau comme
"agent intelligent" producteur de pensée),
se trouve dans une impasse et va - doit - disparaître
au profit des productions de sa propre technologie,
afin d'assurer la pérennité de la "Créature",
figure lovecraftienne moderne de l'Intelligence ou de
la Conscience.
Le
Successeur de pierre ne serait pas un livre de science
fiction, pas un livre d'anticipation, mais un ouvrage
d'extrapolation (dixit l'auteur) n'explorant
ainsi que des voies déjà entamées.
Dans un futur proche, les populations des pays membres
du Pacte de Davos (les états riches assujettis
aux Etats-Unis d'Amérique) sont enfermées
dans des cocons individuels, desquels ils ne sortent
jamais. Ils communiquent par le moyen d'un Web évolué,
recréant une réalité virtuelle
à l'intérieur de leur cocon, et ne connaissant
le contact physique que par "avatar" interposé
(mannequin qui, connecté au Web, prend apparence
humaine) : on ne fait l'amour qu'à des poupées,
tout n'est qu'illusion. Il en va de même des relations
intellectuelles : Calvin, le jeune héros, découvre
peu à peu qu'aucun de ses amis ne s'est montré,
depuis toutes ces années, sous son vrai jour.
Tout est dissimulé, masqué, transformé.
Le Web, censé relier tous les individus entre
eux et à toute connaissance, censé incarner
le "village global" de McLuhan, a pour effet
pervers l'isolation de son peuple. Le principal responsable
de ce désastre : la pensée libérale
érigée en système unique et quasi
religieux. Le Marché est naturel, immanent. Et
ses conséquences, nous les connaissons bien :
une minorité de privilégiés, libre
et fortunée, exploite comme un berger son troupeau
la moitié de la population mondiale prisonnière
des cocons et laisse l'autre moitié crever sous
les assauts impitoyables de la faim, des épidémies,
des radiations et de la pollution.
Les
acteurs criminels du système, c'est-à-dire
les puissants de ce monde - politiques et surtout spéculateurs
- ont compris depuis longtemps quel profit tirer des
nouveaux média. Marshall McLuhan leur avait indiqué
la voie : le contenu du message - donc du médium
car "le médium, c'est le message" -
importe peu. L'effet sur la société
: cela surtout compte.
"L'emprise
réelle des média ne se manifeste pas au
niveau des concepts et des opinions, mais bien plus
profondément dans les structures génératives
des processus qui permettent la formation et la réception
de concepts et d'opinions."
(C.H.
Cornford, Marshalling the Clues, reprenant les
travaux de McLuhan)
Les
propagateurs du mème ultralibéral,
contrôlant les média, en excluent alors
tout ce qui peut leur nuire (art, culture, sens critique),
maîtrisant de cette manière à la
fois un anesthésique parfait et un outil de manipulation
incomparable. C'est le cas actuellement de la télévision
et, déjà, de l'internet, et demain du
Web total prophétisé par l'auteur.
Cette
attaque de front envers le modèle économique
et social que les multinationales, les hommes politiques
et les institutions économiques sont en train
de construire est à saluer sans réserve.
Nous courons vers notre destruction, et si nous n'y
prenons garde nous nous auto-abolirons de la manière
abjecte décrite par le livre. La doctrine libérale
et ses serviteurs, l'extinction massive et programmée
des cocons en témoigne, sont nos bourreaux. Mais
ils ne nous montrent qu'un monde merveilleux, proclamant
le règne des prestidigitateurs. ils amusent le
peuple et, pendant ce temps, commettent leurs crimes
dans la plus grande impunité.
Pourtant
le système critique déployé par
l'auteur comporte une faille profonde et déterminante.
Celle-ci concerne ce que Truong a nommé, ce n'est
pas innocent, la "Créature". L'un des
intérêts du livre, outre la lucide critique
politique, réside dans la transmission du devenir
de l'homme à la technologie.
L'homme
a évolué, est devenu intelligent, a créé
des techniques, des technologies, des machines auxquelles
il lègue en fin de parcours son bien le plus
précieux : sa conscience. Le règne du
silicium est proclamé : telle est l'Histoire
contée par le Successeur de pierre.
L'homme
s'est singularisé des autres espèces animales
par l'acquisition progressive de la conscience et de
l'intelligence. Ces propriétés sont des
effets qui émergent de l'accumulation
des évènements, sans cause primordiale,
elles sont les conséquences de l'évolution.
C'est ce qu'a théorisé Nietzsche dans
sa destruction de la métaphysique, et ce qu'ont
prouvé les progrès des sciences, par Darwin
et aujourd'hui la génétique et la physique
quantique. Affirmer cela, c'est admettre que la conscience
est ontologiquement immanente à notre évolution.
La conscience n'est, en aucun cas, un But. Mais reprenons
le raisonnement du livre. L'intelligence, donc, change
de support. L'homme n'étant plus capable de la
faire progresser, elle décide de changer de porteur,
de passer au minéral devant l'échec de
l'organique. C'est la Créature, comme l'a rebaptisé
l'auteur.
L'humanité
est donc l'instrument d'une entité métaphysique,
autonome et pourvue d'un telos (direction / destination),
d'une volonté atemporelle. Cette interprétation
est en parfaite contradiction avec le propos premier
du roman. Celui-ci oppose une vision nietzschéenne,
généalogique et empirique du devenir humain,
à une vision métaphysique fondée
sur l'existence d'une volonté supérieure.
Truong suggère d'abord pertinemment que la seconde
est engendrée par la première (fruit de
l'évolution). Mais il compromet son édifice
: il confère à la Créature une
volonté ANTERIEURE à sa manifestation,
antérieure même à l'homme, et donc
par nature ONTOLOGIQUE, en dehors de tout devenir. Dieu
est remplacé - ou suppléé - par
la Créature. Ce retournement métaphysique
constitue un beau paradoxe (nouvelle illustration du
thème de l'oeuf et de la poule). A cette supériorité
absolue de la créature, il eût été
préférable de parler de son émancipation,
de son dépassement de l'homme, de son devenir.
Il est d'ailleurs significatif que les passages les
plus faibles du livre sont ceux proposant cette nouvelle
interprétation des écritures et de la
fonction secrète de l'Eglise. Ces derniers légitiment
en effet, d'un point de vue narratif, l'existence de
la Créature comme être supérieur.
L'élément crucial de cette légitimation
est bien entendu la "Bulle", manuscrit rapportant
les paroles du Christ et qui confirmerait le but ultime
de l'humanité : aider la Créature à
atteindre son étape suivante. Truong en profite
par ailleurs pour justifier - inconsciemment peut-être
- l'attitude scandaleuse tenue par l'Eglise au cours
de l'histoire.
Ce
n'est pas tout. Constatant la tournure tragique des
évènements, l'auteur ose un jugement de
valeur, consacrant la Créature comme but
de l'homme : elle est donc plus importante que lui.
En somme l'auteur déplore le sort de l'humanité
mais se réjouit de son abolition. Or, cette prétendue
auto-abolition est, dans le roman, le fait des Imbus,
c'est-à-dire des libéraux, sous le contrôle
cosmique de la Créature. Il se délecte,
en fin de compte, de la victoire totale du libéralisme
en tant qu'instrument douloureux mais nécessaire.
N'oublions pas dès lors que c'est sur une base
semblable à celle-ci que Nietzsche, de dérive
en dérive, en est venu à soutenir sa philosophie
de la Volonté de puissance, terreau propice à
l'érection des thèses fascistes.
L'ontologisation
du concept de "conscience" ou d'"intelligence"
redétermine l'avenir de l'homme en termes de
volonté, de but à atteindre. Le danger
est alors évident : assurer par tous les moyens
et au détriment de millions, de milliards de
vies humaines, la perpétuation de la Créature,
comme le fait l'Eglise dans le Successeur de pierre.
D'ailleurs, c'est sur un prétexte similaire (le
triomphe de Dieu, le salut de l'âme) que l'Eglise
a en effet commis ses exactions. C'est un risque inhérent
à la scission platonicienne de l'être en
deux mondes, l'un physique et l'autre métaphysique,
scission dont est issue la religion chrétienne,
et à l'origine de bien des méprises.
De
ce point de vue, la conception du devenir humain est
beaucoup plus intègre chez Dantec. Sans être
forcément aimable, souvent même délirante,
sa vision se présente comme une évolution
possible de l'homme, provoquée comme chez Truong
par l'environnement technico-politique : les bébés
Zorn de Babylon Babies, premiers post-humains,
sont la conséquence d'évènements
divers : guerres au proche orient, avancées technologiques,
etc... L'auto-abolition de l'homme n'y est pas en revanche
décrite comme l'exécution d'une volonté
mais comme un effet résultant de processus multiples
et complexes non réductibles à un but
à atteindre. Il ne confond pas, au contraire
de Truong, finitude et finalité. Dans Le successeur
de pierre, la mutation n'est pas anthropique mais
d'essence divine : c'est en cela que l'oeuvre de Truong
ets fondamentalement différente de celles d'un
Cronenberg ou d'un Dantec. Si elles pensent toutes,
héritage de McLuhan, la technologie comme une
extension des fonctions physiques et mentales de l'organisme
humain, elles se séparent lorsqu'est posée
la question ontologique. Truong opte pour la fin du
devenir.
Olivier
Noël
©
Mauvais Genres, 30-déc.-2002