JEAN-MICHEL
TRUONG ne ressemble pas à ses livres. Au sortir
du Successeur de pierre, son roman publié
au début de l'été, on le dessinerait
volontiers fébrile, impétueux, tortueux.
Voire carrément névrosé. Tout entier
animé de pulsions fiévreuses, dont il
distille, au fil des pages, le venin. Le Successeur
de pierre est un thriller en matière composite.
Il y a l'intrigue, incroyablement noueuse. Le décor
saccagé d'une Terre ravagée par la peste,
des hommes réduits au rang de larves enfermées
ad vitam aeternam dans des cocons rigoureusement
clos, ne communiquant que par voie électronique.
Il y a Calvin, jeune héros des temps futurs,
lançant ses agents de recherche intelligents
en quête de vérité dans le labyrinthe
du Web. On y croise encore Tash, "no-plug"
hors-la-loi, échappé des pyramides de
cocons. On y assiste à des rituels sataniques,
des meurtres en série de femmes "ouvertes
du pubis au sternum, éviscérées
comme de la volaille". On y a vu, sur les monts
Tian Shan, à Noël de l'an 628, le jeune
théologien Mar Utâ confier de saintes écritures,
la Bulle de Pierre, au vigoureux Shahpuhr, afin
de les sauver de la chute de Babylone. Et puis, en apnée,
nouveau plongeon vers le futur, an de disgrâce
2030 : le premier télékiller de l'histoire
du Web ne serait-il qu'un simulateur d'interactions
par avatar en trois dimensions ? Respirez !
Sueurs
froides. Après avoir tant côtoyé l'univers
métallique des nouvelles technologies, celui des
laboratoires, visité les confins de l'intelligence
artificielle, comme consultant et chef d'entreprise, Jean-Michel
Truong, endossant la tunique d'écrivain, sculpterait-il
les contours d'un futur sans avenir pour l'homme? No
future. Quels sombres lendemains nous promettent les
réseaux intelligents ?
D'apparence,
pourtant, Jean-Michel Truong, quarante-neuf ans, est un
homme plutôt paisible. Le cheveu est court, poivre
et sel, et derrière le classique de ses lunettes
sages, on le dirait bouddha impavide, adepte discret d'une
raison orientale prêchant maîtrise totale
et sérénité absolue.
Il
aurait pu se contenter d'écrire sa propre histoire.
Celle de sa vie et celle des siens. Une saga qui enjamberait
le siècle et les continents. Un pied en Asie, un
dans le bassin rhénan. Une histoire qui commencerait
en Chine, où un ancêtre fut négociant
d'opium. Qui passerait par le Vietnam, où un autre
aïeul fut propriétaire terrien avant d'être
dépossédé et chassé par le
Vietminh. Qui s'apaiserait à peine sur les bords
du Rhin, à Strasbourg, où le père
ouvrit le premier restaurant chinois de la ville.
Il
y aurait des rencontres, des décors variés,
des souvenirs d'enfance. Qui apparaissent déjà,
sans toujours dire leur nom, dans Le Successeur de
pierre : Mgr Weber, l'archevêque de Strasbourg,
ancien voisin du restaurant parental, et la Weberstub,
bar à vin traditionnel. Dans les deux cas, une
première syllabe qui dit "Web"
avant l'heure, qui dit "Web" sans le
savoir. Comme si les mots portaient à ceux qui
les entendent le message d'une destinée inéluctable.
On y croiserait surtout un jeune homme au goût fort
prononcé pour la psychologie et la philosophie.
Tourné plutôt vers les choses de l'esprit.
Mais que des chiquenaudes capricieuses du destin entraînent
vers les chemins infiniment plus concrets des hautes technologies.
Jean-Michel Truong sera consultant pour Euréquip,
une société de transfert de technologie,
en 1976, puis créera en 1984 sa propre entreprise,
Cognitech, la première société française
spécialisée en intelligence artificielle.
Il écrira, puisque c'était dit, d'abscons
ouvrages techniques, tout d'abord, comme Systèmes
experts, vers la maîtrise technique (avec Alain
Bonnet et Jean-Paul Haton, InterEditions, 1986). Puis,
après avoir vendu Cognitech à Paribas, son
premier roman Reproduction interdite (1989), une
fiction sur le clonage humain devenue depuis d'une étrange
actualité. Cinquante mille exemplaires en sont
vendus, il est couronné par le prix Mannesmann
Tally et Jean-Jacques Beineix en acquiert les droits cinématographiques.
On
y suivrait encore un homme marchant sur les traces de
son passé, Jean-Michel Truong retournant aux sources,
s'installant en 1991 dans le village chinois de ses ancêtres,
travaillant sous l'égide de l'Académie des
sciences chinoise, conseillant des sociétés
occidentales désireuses de s'installer sur le plus
grand marché du monde. Et caressant un rêve
: " évangéliser la Chine et la convertir
à l'intelligence artificielle". Échec.
L'heure, en effet, n'était pas venue, alors que
la Chine s'éveillait tout juste aux nouvelles technologies,
que le ministère des finances touchait à
peine ses premiers ordinateurs.
Mais
qu'importe. Jean-Michel Truong en revient avec des carnets
noircis de notes, les premières ébauches,
en fait, du Successeur de pierre. C'est là
que tout se recoupe. Là qu'esprit et matière
s'accouplent. Pour Jean-Michel Truong, l'intelligence
artificielle ne serait rien d'autre qu'un passage du témoin.
"L'homme, professe-t-il, n'est pas le vecteur
adéquat de la conscience, puisqu'il ne peut atteindre
à l'immortalité. L'homme a cessé
d'évoluer le jour où il a taillé
le premier silex. Il a alors engagé un processus
qui allait donner vie à la matière inerte.
Nous sommes parvenus au moment charnière où
l'homme transmet l'héritage de la conscience à
un support beaucoup mieux adapté : l'inerte.
" L'âme, en somme, transmise par l'homme au
silicium. Et si c'était cela, le message de Pierre
?