Palestine,
vers l'an 30
"Arrivé
dans la région de Césarée de Philippe,
Jésus interrogeait ses disciples : "Au
dire des hommes, qui est le Fils de l'Homme ?"
"Ils
dirent : "Pour les uns, Jean le Baptiste; pour
d'autres, Élie; pour d'autres encore, Jérémie
ou l'un des prophètes"
"Il
leur dit : "Et vous, qui dites-vous que je suis ?"
"Prenant
la parole, Simon-Pierre répondit : "Tu
es le Christ, le Fils du Dieu vivant."
"Reprenant
alors la parole, Jésus lui déclara :
"Heureux es-tu, Simon fils de Jonas, car ce n'est
pas la chair et le sang qui t'ont révélé
cela, mais mon Père qui est aux cieux. Et moi,
je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette
pierre je bâtirai mon Église, et la Puissance
de la Mort n'aura pas de force contre elle. Je te donnerai
les clefs du Royaume des cieux; tout ce que tu lieras
sur la terre sera lié aux cieux, et tout ce que
tu délieras sur la terre sera délié
aux cieux."
"Alors
il commanda sévèrement aux disciples de
ne dire à personne qu'il était le Christ."
Matthieu,
16, 13-20
Monts
Tian Shan, Noël 628
Le
novice ne passerait pas la nuit. Le pieu avait pénétré
profondément, et il avait fallu renoncer à
lextraire. Tout en récitant la prière
des agonisants, Mar Utâ saccusait davoir
risqué cette si prometteuse existence dans une
aventure sans espoir. Plus encore, il se reprochait laventure
même. Il fallait se rendre à lévidence :
Dieu ne bénissait pas son dessein. Ses compagnons
payeraient de leur vie son orgueil impie.
Malheur !
Malheur ! Babylone est tombée !
Le
front brûlant en dépit de la bise glacée
qui transperçait la masure, le garçon délirait.
Les
sept fléaux
La grande prostituée
Le fléau de Dieu a terrassé la putain !
Mar
Utâ pâlit. Ces imprécations de l'Apocalypse
que la fièvre dictait au mourant, combien de fois
n'y avait-il pensé, depuis que, fuyant avec leur
précieux fardeau les sbires dHéraclius,
ils avaient quitté Nisibe ? Partout dans l'Empire,
dressés sur des monceaux de cadavres parmi les
ruines fumantes des antiques cités perses, des
oiseaux de sinistre augure proclamaient la fin des temps.
Se pouvait-il quils eussent raison ? Dieu aurait
donc vraiment décidé den finir avec
sa putain ?
Aussi
loin que remontait sa mémoire, Mar Utâ ne
pouvait retrouver le souvenir de la paix. Jamais le message
damour des Évangiles navait été
autant prêché, et jamais les hommes ne sétaient
autant entre-tués. Depuis près dun
siècle, les deux empires qui avaient arraché
le monde à la barbarie uvraient à
leur mutuelle extinction. Un temps, lon avait pu
croire que le Perse vaincrait. Tour à tour, il
avait soumis Antioche, Jérusalem et Alexandrie,
et était même venu défier Constantinople
sous ses remparts. Mais le diable avait voulu que le Romain
lemporte. Du moins provisoirement : ne disait-on
pas quau Hedjaz, en cette Mecque où jadis
Abraham pour la première fois sacrifia au Dieu
unique, un nouveau prophète sétait
levé, qui bientôt lancerait ses hordes sur
les ruines des anciens hégémons ? En
vérité, Dieu avait retiré sa dextre.
LAlliance une fois de plus était rompue.
Révérendissime,
frère Sliha vient de passer.
Loué
soit le Seigneur qui na pas voulu prolonger ses
souffrances !
Mar
Utâ avait le cur brisé. Le jeune Sliha
appartenait à lélite des étudiants
de lécole de Nisibe, où il excellait
dans le commentaire dAristote comme dans celui de
Virgile. Mais surtout, il navait pas de second pour
la Qeryana, la récitation publique des Écritures.
Si exquis était son timbre, si sensuelle son intonation,
si spirituelle sa scansion, quun évêque
étranger en avait eu le souffle coupé au
point den oublier son homélie. Cétait
une voix faite pour porter la Bonne Nouvelle aux confins
du monde. Mais à présent, tandis que la
tempête redoublait, il semblait que cétait
la voix de Dieu qui venait de séteindre à
jamais.
Minuit
approchait. Surmontant leur chagrin, faisant taire leurs
doutes, les moines se préparèrent à
célébrer la naissance de Jésus. On
remisa le corps du jeune martyr dans un coin de létable,
à côté de celui du marchand sogdien.
De bouses séchées on raviva lâtre.
On fit fondre leau de la consécration. Des
quatre lourds coffres ceinturés de fer, on improvisa
un autel. Tous sappliquaient à oublier les
assassins de Sliha qui, dès laube, réclameraient
aussi leurs vies. Morts en sursis, ils ne voulaient penser
quau Ressuscité.
Un
an auparavant, jour pour jour, dans léglise
de Kirkouk resplendissante, Mar Utâ avait célébré
Noël en présence dHéraclius triomphant :
le Shahinshah, Khosrô II "le Victorieux",
venait de périr ignominieusement, abandonnant son
empire aux armées de Constantinople. Dans la liesse
ambiante, seul de tous les prélats officiant, Mar
Utâ avait perçu un funeste présage.
Tandis quil encensait le souverain selon le rite,
il avait croisé son regard : cétait
celui du loup guettant sa proie. Aussitôt il avait
su quil faudrait fuir. Le règne du Perse,
sectateur de Zoroastre, avait été pour Mar
Utâ et les siens synonyme de relative tolérance.
Avec le Romain reprendraient les persécutions.
Certes, comme lui Mar Utâ était chrétien,
mais de variété nestorienne, en un temps
qui haïssait la variété. Lenfant
dont on commémorait la naissance, il professait
quil nétait point Dieu.
On
rompit le pain et but le vin avec une ferveur inouïe.
Tous chantèrent comme sils avaient voulu
conjurer lassourdissant silence de Sliha. Par la
magie des psaumes la crasseuse étable à
yack perdue dans la plus païenne des contrées
fut un instant le cur de lÉglise universelle.
Puis, le mystère accompli, leffusion retomba,
on oublia les aimables bergers de l'Évangile et
lon se souvint des assassins.
Maître
révérendissime, puis-je poser une question ?
Interdits,
les moines se figèrent. Celui qui, agenouillé
aux pieds de Mar Utâ, osait lapostropher ainsi,
nétait autre que Shahpuhr, un exégète
de grande classe, issu, comme son cousin Sliha, dune
des plus illustres familles de Syrie. De la graine de
patriarche, si Dieu lui prêtait vie.
En
vérité, mon fils, je métonnais
que vous ne l'eussiez point déjà fait.
Maître,
que Dieu me pardonne, mais aucun de nous natteindra
Tourfan, sans parler de Tch'ang-ngan
Nul
ne protesta : ils sétaient déjà
fait une raison. Dehors, impatients den finir, les
gueux étaient cent peut-être, armés
de masses, de haches et dépieux, rendus fous
par la vision des lourds coffres de fer, et plus furieux
encore par les jours de poursuite harassante et de vaines
embuscades.
Cependant,
continua Shahpuhr, ce que dix hommes réunis ne
peuvent accomplir, un seul, avec laide du Seigneur,
le pourrait peut-être.
Puis,
désignant les coffres, il conclut sa requête :
Sil
n'en faut sauver quun, lequel ?
Alors,
comme libérés par lexpression dune
pensée quils réprimaient depuis longtemps,
les moines unanimes sécrièrent :
Le
Bazar ! Il faut sauver le Bazar !
Mar
Utâ ne put retenir un sourire en songeant à
la tête que feraient les brigands en découvrant
le contenu de ces coffres tant convoités. Car comment
ces barbares pouvaient-ils comprendre quon exposât
sa vie pour cela ? Comment expliquer à des
bêtes le prix de ces modestes feuilles de papyrus
ou de parchemin couvertes des signes étranges,
de ces rouleaux, de ces volumes reliés de cuir
craquelé ? Comment dire à ces affamés
que des nations entières se repaissaient du lait
de ces codex, du miel de ces volumen ?
Comment admettraient-ils, quand ils ne s'y résolvaient
qu'en dernière extrémité pour leur
clan ou leur territoire, quon offrît sa vie
sans regret pour des livres ?
Les
coffres renfermaient soixante manuscrits rarissimes, les
soixante uvres majeures de la bibliothèque
de Nisibe lessence de son enseignement
soixante ouvrages fondamentaux soustraits en grand secret
aux perquisitions des chasseurs dhérétiques
dHéraclius. Sous le règne du Sassanide,
Nisibe avait prospéré au point de devenir
le principal centre chrétien de recherche et denseignement
de Perse, attirant les esprits les plus brillants de Mésopotamie.
A présent que son protecteur païen nétait
plus, luniversité était en danger
de mort : le très chrétien Héraclius,
soucieux de ne pas déplaire à Rome, avait
promis déradiquer de son empire toute doctrine
dissidente. Voilà ce quà Kirkouk Mar
Utâ avait surpris dans le regard du loup.
De
retour à Nisibe, il avait convoqué la faculté.
Depuis vingt ans, le siège du katholikos était
vacant, et en sa qualité de recteur magnifique,
Mar Utâ était la plus haute autorité
de lÉglise nestorienne. Il neut aucun
mal à convaincre lecteurs et docteurs du danger
mortel qui les menaçait. La mémoire de la
fermeture de lécole dÉdesse
et des persécutions qui sensuivirent était
encore vive parmi les anciens. Mais, plus que le souvenir
de la vindicte de Rome, cest la perspective dune
prochaine subversion musulmane de lancien empire
sassanide qui acheva de les convaincre : bientôt
il ny aurait plus dans le monde connu de havre sûr
pour la vraie doctrine. Pour survivre, il lui fallait
abandonner ce sol où elle était née
et chercher ailleurs la protection quil ne lui offrait
plus. Mais où aller ? LEmpire romain
dominait le monde de la Bretagne à Constantinople.
Bientôt lIslam submergerait lAfrique
et le Moyen Orient, davantage peut-être. Le terme
de leur exode ne pouvait être quhors datteinte
des deux puissances, bien au delà donc des limites
de lAsie centrale, au delà encore du bassin
du Tarim, au delà même de loasis de
Tourfan. La nouvelle terre promise se situait forcément
en ce pays mystérieux reconnu depuis peu par les
négociants perses : le pays de Qin. Cest
en ce terreau vierge que, nouveau Moïse, Mar Utâ
transplanterait les soixante scions emportés de
Nisibe, cest là que refleurirait la pensée
de Nestorius. Telle était la folie que son orgueil
lui avait dictée, et quils sapprêtaient
à racheter de leurs vies.
La
faveur de Dieu avait pourtant paru accompagner leurs premiers
pas. Grâce aux communautés nestoriennes établies
le long de la route de la soie, ils avaient cheminé
sans encombre et trois mois avaient suffi pour couvrir la distance de Nisibe à Samarkand. Là, un marchand sogdien converti sétait offert de les conduire à Tourfan où ils espéraient passer lhiver. Hélas la traversée du Pamir avait été semée dembûches, si bien quils n'avaient atteint le Tian Shan qu'avec les premières neiges. La sagesse aurait été dattendre à Koutcha le retour du printemps, mais Dieu avait obscurci leur raison. Sourds aux avis de leur guide, ils avaient décidé de poursuivre. Dès le lendemain, la tempête s'était déchaînée. Quand deux de leurs frères avaient péri dans une avalanche, il était trop tard pour rebrousser chemin. Le sogdien connaissait à quelques jours de marche une étable à yacks où ils pourraient sabriter en attendant une éclaircie. Mais le soir même, ils été tombés dans la première embuscade. Paix ! ordonna Mar Utâ, et tous se turent. Frère Shahpuhr a raison. Nous résigner serait péché. Tant que nous vivrons, nous aurons le devoir de tenter quelque chose. A la faveur de la nuit, et tandis que les autres feraient diversion, lun de nous pourrait séchapper. Ils approuvèrent. Reste, poursuivit-il dun ton moins assuré, reste la question du livre
Un grondement réprobateur séleva. Comme si le choix ne simposait pas ! Si une uvre, une seule, devait être arrachée au néant, cétait évidemment le Bazar d'Héraclide de Damas. Cette fois, Mar Utâ sentit que son autorité ne suffirait pas à ramener l'ordre. "Héraclide de Damas" était le pseudonyme sous lequel, après sa déportation, s'était exprimé le fondateur de leur Église, Nestorius. Il avait beau être leur chef, il aurait du mal à leur faire admettre que ces coffres celaient quelque chose dautrement vital pour le Verbe que les mémoires de l'ancien patriarche de Constantinople. Tout exténués et dépenaillés quils fussent, ces hommes représentaient la fleur des théologiens de Nisibe où depuis toujours Nestorius était en tout l'absolue référence. Paix, mes frères, paix! Cétait une erreur. Quil les appelât ses frères et non ses fils dénonçait son incertitude. Les religieux le sentirent, qui au lieu de faire silence instantanément prolongèrent quelques secondes leur brouhaha. Mes frères, poursuivit Mar Utâ, vous me savez attaché comme vous à notre père commun, et mon cur saigne autant que les vôtres à lidée quà moins dun miracle, son uvre périra avec nous dans ces montagnes. Ces paroles destinées à apaiser ses collègues portèrent le scandale à son comble. Les uns grondaient, dautres roulaient des yeux, un autre même cracha de dégoût. Tout assiégée et menacée quelle fût, la petite communauté était au bord dun schisme. Soudain, comme mus par la même inspiration, tous se tournèrent vers le seul dentre eux dont le prestige pût être comparé à celui de Mar Utâ : Shahpuhr. Un silence solennel se fit pour accueillir son verdict. Shahpuhr se dressa, savança vers Mar Utâ, puis sinclinant profondément, saisit le bas de sa robe maculée de boue et le baisa. Parle, Maître. Nous obéirons. Loin de calmer les esprits, ce geste de soumission de celui dont ils avaient espéré faire leur champion acheva dexaspérer les mutins. Mar Utâ vit venir le moment où leur nature passionnée prendrait le dessus. Pour avoir été maintes fois témoin de la violence de leurs emportements au cours de controverses purement académiques, il les savait capables des pires extrémités. Cétaient de rudes lutteurs, qui ne se payaient pas de mots : lors dune dispute théologique particulièrement chaude, deux de ces gaillards avaient mis en déroute un légat du pape pourtant escorté de vingt gardes. Linfortuné avait tant craint pour sa vie que de retour sain et sauf à Rome il sétait empressé daccrocher un ex-voto dans le baptistère du Latran ! Réalisant quil néchapperait pas à une complète confession, Mar Utâ, sans un mot, prit sur sa poitrine une des clés qui y pendaient, sapprocha du plus fort des quatre coffres, sagenouilla comme devant le Saint Sacrement, y saisit un rouleau enveloppé dune pièce de cuir, le dégagea, le baisa, puis se tournant vers lassemblée muette, léleva au dessus de sa tête comme les Juifs font de la Torah et loffrit à ladoration de ses frères. Comme frappés deffroi, tous se prosternèrent. Lantique rouleau de papyrus portait, accrochés à des rubans aux couleurs délavées, à la manière des traités que font entre eux les rois, un grand nombre de sceaux, tous brisés, à lexception du dernier, que chacun des érudits présents reconnut sans peine : le propre sceau de Nestorius. Mais cette signature, somme toute familière, nétait pas la cause de leur terreur. Ce qui les frappait d'effroi, cétait la présence, parmi tous les sceaux, de celui du Prince des apôtres. Sapprochant avec crainte pour baiser la relique, ils eurent tôt fait didentifier les autres seings. Un seul nétait point dun pape : celui de Nestorius. Raffermi, Mar Utâ rompit le silence. Cest un secret que vous ne deviez jamais connaître. Cette épître fut dictée quelques jours avant son martyre par saint Pierre en personne, comme en atteste le sceau que vous avez tous identifié. Cest pourquoi elle est connue des initiés sous le nom de Bulle de Pierre. Elle est adressée à ses seuls successeurs, à charge pour eux de la sceller à nouveau après en avoir pris connaissance, afin den interdire la lecture à quiconque. Comme vous pouvez le constater elle porte, appendus sous la marque du Pêcheur dans lordre de leur accession à son trône, les sceaux de tous les papes, de Lin et Clet sans interruption jusquà Innocent 1er, quarantième et dernier pontife à lavoir tenue entre ses mains. A cet instant tous retinrent la même question. Seul Shahpuhr osa larticuler : Révérendissime Maître, comment cette bulle destinée aux seuls évêques de Rome est-elle venue entre les mains de notre père bien-aimé ? Je lignore, répondit Mar Utâ avec aplomb. Pieux mensonge : la vérité leût contraint à parler de fraude et de trahison, mais il se refusait à souiller de considérations profanes ce moment dintense communion. Cétait faire peu de cas de la perspicacité de Shahpuhr. Le sceau de Nestorius est encore intact, poursuivit le jeune théologien. Est-ce à dire que depuis deux siècles aucun pape na eu connaissance du message de Pierre ? Sans doute notre père bien-aimé avait-il des raisons de le croire plus en sûreté entre ses mains quentre celles de nos adversaires. Aussi, après avoir été déposé par le Concile d'Éphèse, lemporta-t-il en son exil d'Antioche, puis à Oasis en Haute Égypte où, comme vous savez, la vindicte de Théodose finalement le relégua. Cest le katholikos Mar Aba qui, en 540, jugeant la situation de notre Église en Perse suffisamment stable, transféra ce trésor en notre bibliothèque de Nisibe. Aujourdhui quil se trouve à nouveau menacé, il nous revient lhonneur insigne et la responsabilité immense de lui trouver un nouvel asile. Tel est lunique raison de notre voyage. Au moins, Maître
insista Shahpuhr Quoi encore ? le coupa Mar Utâ excédé par cette obstination incongrue. Si nous devons mourir, au moins que nous sachions pourquoi ! La mort du corps nest rien. Craignez plutôt celle de lâme. Ce savoir corromprait la vôtre à jamais. Au
murmure hostile qui lui répondit, Mar Utâ réalisa qu'il ne s'en tirerait pas avec une menace. Il lui fallait lâcher du lest. Tout ce que je puis vous en révéler est que Pierre y rapporte la réponse que Jésus fit après qu'il lui eût déclaré : "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant". A ces mots, l'émotion des religieux, déjà intense, atteignit son paroxysme. Ce passage des Évangiles les avait souvent interpellés. Il constituait leur principale pomme de discorde avec Rome, l'incontournable obstacle à toute réconciliation. Il comportait en effet deux énoncés que récusaient les disciples de Nestorius : d'abord celui où Pierre reconnaissait en Jésus le fils de Dieu, blasphème attentatoire à labsolue transcendance de ce dernier; Ensuite, le "Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église
" sur lequel Rome depuis l'origine fondait sa prétention à la primauté. Pour ces deux raisons, l'épisode en question leur était éminemment suspect, d'autant plus que les récits qu'en faisaient les évangélistes différaient considérablement les uns des autres. De fait, seul le témoignage de Matthieu comportait l'affirmation de la filiation divine de Jésus. Rapportant la même scène, Marc se contentait de faire dire à Pierre : "Tu es le Christ", Luc consentant à préciser "le Christ de Dieu", tandis que Jean se réfugiait dans un prudent silence. A part Matthieu donc, aucun ne se risquait à affirmer que Jésus était fils de Dieu. Et pareillement, des quatre évangélistes, seul Matthieu rapportait le fameux "Tu es Pierre
" Mais de tous les moines, le plus excité était Shahpuhr. Au cours de ses recherches, l'exégète avait passé de longues heures à méditer sur les contradictions existant entre les différentes conclusions de la même scène. Matthieu la terminait en effet ainsi : "Alors il commanda sévèrement aux disciples de ne dire à personne qu'il était le Christ", ce qui laissait entendre que Jésus avait approuvé l'affirmation par Pierre de sa filiation divine. Or, les autres évangélistes étaient beaucoup plus ambigus, Marc se contentant de "Il leur enjoignit de ne parler à personne de lui", et Luc d'un "de ne dire cela à personne" encore moins spécifique. Pour le théologien, il était clair que dans sa vague généralité le "cela" de Luc était l'énoncé le plus fidèle à la vérité et que l'interdit de Jésus se rapportait de manière globale à tout ce qu'il avait dit en réponse au "Tu es le Christ
" de Pierre. Rien ne permettait en revanche de savoir s'il l'avait approuvé ou contredit. Tout ce qu'on pouvait légitimement en déduire était qu'en réponse à Pierre, Jésus avait prononcé certaines paroles puis interdit de les rapporter. En ce sens, des quatre évangélistes, seul Jean, en observant un silence total sur cet épisode, avait réellement obéi à l'injonction de son maître. Quant à Matthieu il avait, en explicitant l'objet de l'interdit ne dire à personne qu'il était le Christ soit trahi soit menti. Shahpuhr se prit à rêver. De la solution de cette énigme dépendait, non seulement le sort des fils de Nestorius, qui pouvaient en espérer sinon une revanche, du moins une réhabilitation, mais au-delà celui de l'Église universelle. Or voici qu'il existait un témoignage écrit de Pierre sur ce que Jésus avait vraiment dit de lui sur la route de Césarée, et ce témoignage était là, sous ses yeux, à portée de sa main
Il nest plus temps de palabrer, pressa Mar Utâ. Qui d'entre nous sauvera la Bulle ? Tous savancèrent, mais Shahpuhr fit un pas de plus. Son supérieur nhésita pas. Cétait le plus jeune, le plus leste, le plus vigoureux : si quelquun pouvait réussir, assurément cétait lui. Sa foi était ferme, vaste son érudition, inébranlable sa loyauté : même isolé dans le royaume de Qin, il servirait avec honneur la vraie doctrine. Il lui confia le rouleau sacré. Shahpuhr à cet instant surprit comme une supplication silencieuse sur les visages défaits de ses frères. Maître, dit-il en désignant le Bazar, j'aurai assez de force pour les deux. Mar Utâ, ému, n'eut pas le cur de refuser. Si je réussis, sinquiéta le jeune homme, que dois-je en faire ? Quelquun viendra qui saura. Shahpuhr voulut se prosterner une dernière fois mais Mar Utâ le retint. Tu connaîtras la tentation, chuchota-t-il en létreignant. Quoiquil arrive, mon fils, je ten conjure : ne louvre pas ! Hors dhaleine, il sécroula contre un arbre. Le jour était complètement levé à présent. Où quil portât son regard, il ne rencontrait que murailles de glace. Il le savait pourtant, de l'autre côté passait la piste de Tourfan. Avec laide de Dieu, il y rencontrerait une caravane attardée. La neige ne tombait plus et Shahpuhr regardait avec dépit la trace dénonçant son passage. Pourquoi la tempête qui sétait acharnée sur eux cinq jours durant sétait-elle apaisée
précisément au moment où il avait
le plus besoin delle ? Inquiet, il tendit loreille,
attentif au moindre bruit qui lui eût signalé
lapproche dun ennemi.
Il
fallait repartir. Il n'avait que deux heures davance
sur ses poursuivants. Pour les lui offrir, ses frères
sétaient sacrifiés. Entonnant un cantique,
ils sétaient portés au devant des
assiégeants éberlués. Deux heures
durant, tandis quil en gravissait le versant le
plus abrupt, le défilé avait retenti du
chant des martyrs et des hurlements des assassins. Puis
un grand silence était tombé. Shahpuhr demeurait
seul sous le ciel hostile.
La
corde retenant les manuscrits lui cisaillait lépaule.
Cherchant à la relâcher, il la dénoua.
La Bulle en tombant jaillit de son enveloppe de cuir.
Sur la neige les sceaux perlaient comme du sang. Dans
son intégrité, celui de Nestorius lui semblait
un défi.
De
sa vie, Shahpuhr navait connu quune maîtresse :
la vérité. Cétait un service
exigeant, auquel il avait consacré la totalité
des ressources de son cur et de son intelligence.
Les textes sacrés ne lui inspiraient aucune terreur,
seulement le désir intense de les pénétrer
et den aspirer le sens. Le sceau intact nétait
pas seulement un défi : cétait
une insulte. Il le rompit.
Dès
les premiers mots, il sut quil ne connaîtrait
point le salut.
Il
acheva pourtant.
Quand
il leva les yeux, deux heures s'étaient écoulées.
Le
barbare était là.
Shahpuhr
neut que le temps dinterposer le rouleau,
dérisoire tentative tandis que sabattait
le sabre. La Bulle détourna le premier coup.
Le
second le décapita net.
|