Le Successeur de pierre
Chapitre 1

 

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    Palestine, vers l'an 30

     "Arrivé dans la région de Césarée de Philippe, Jésus interrogeait ses disciples : "Au dire des hommes, qui est le Fils de l'Homme ?"

     "Ils dirent : "Pour les uns, Jean le Baptiste; pour d'autres, Élie; pour d'autres encore, Jérémie ou l'un des prophètes"

     "Il leur dit : "Et vous, qui dites-vous que je suis ?"

     "Prenant la parole, Simon-Pierre répondit : "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant."

     "Reprenant alors la parole, Jésus lui déclara : "Heureux es-tu, Simon fils de Jonas, car ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et la Puissance de la Mort n'aura pas de force contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié aux cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié aux cieux."

     "Alors il commanda sévèrement aux disciples de ne dire à personne qu'il était le Christ."

     Matthieu, 16, 13-20


     Monts Tian Shan, Noël 628

     Le novice ne passerait pas la nuit. Le pieu avait pénétré profondément, et il avait fallu renoncer à l’extraire. Tout en récitant la prière des agonisants, Mar Utâ s’accusait d’avoir risqué cette si prometteuse existence dans une aventure sans espoir. Plus encore, il se reprochait l’aventure même. Il fallait se rendre à l’évidence : Dieu ne bénissait pas son dessein. Ses compagnons payeraient de leur vie son orgueil impie.

     — Malheur ! Malheur ! Babylone est tombée !

     Le front brûlant en dépit de la bise glacée qui transperçait la masure, le garçon délirait.

     — Les sept fléaux… La grande prostituée… Le fléau de Dieu a terrassé la putain !

     Mar Utâ pâlit. Ces imprécations de l'Apocalypse que la fièvre dictait au mourant, combien de fois n'y avait-il pensé, depuis que, fuyant avec leur précieux fardeau les sbires d’Héraclius, ils avaient quitté Nisibe ? Partout dans l'Empire, dressés sur des monceaux de cadavres parmi les ruines fumantes des antiques cités perses, des oiseaux de sinistre augure proclamaient la fin des temps. Se pouvait-il qu’ils eussent raison ? Dieu aurait donc vraiment décidé d’en finir avec sa putain ?

     Aussi loin que remontait sa mémoire, Mar Utâ ne pouvait retrouver le souvenir de la paix. Jamais le message d’amour des Évangiles n’avait été autant prêché, et jamais les hommes ne s’étaient autant entre-tués. Depuis près d’un siècle, les deux empires qui avaient arraché le monde à la barbarie œuvraient à leur mutuelle extinction. Un temps, l’on avait pu croire que le Perse vaincrait. Tour à tour, il avait soumis Antioche, Jérusalem et Alexandrie, et était même venu défier Constantinople sous ses remparts. Mais le diable avait voulu que le Romain l’emporte. Du moins provisoirement : ne disait-on pas qu’au Hedjaz, en cette Mecque où jadis Abraham pour la première fois sacrifia au Dieu unique, un nouveau prophète s’était levé, qui bientôt lancerait ses hordes sur les ruines des anciens hégémons ? En vérité, Dieu avait retiré sa dextre. L’Alliance une fois de plus était rompue.

     — Révérendissime, frère Sliha vient de passer.

     — Loué soit le Seigneur qui n’a pas voulu prolonger ses souffrances !

     Mar Utâ avait le cœur brisé. Le jeune Sliha appartenait à l’élite des étudiants de l’école de Nisibe, où il excellait dans le commentaire d’Aristote comme dans celui de Virgile. Mais surtout, il n’avait pas de second pour la Qeryana, la récitation publique des Écritures. Si exquis était son timbre, si sensuelle son intonation, si spirituelle sa scansion, qu’un évêque étranger en avait eu le souffle coupé au point d’en oublier son homélie. C’était une voix faite pour porter la Bonne Nouvelle aux confins du monde. Mais à présent, tandis que la tempête redoublait, il semblait que c’était la voix de Dieu qui venait de s’éteindre à jamais.

     Minuit approchait. Surmontant leur chagrin, faisant taire leurs doutes, les moines se préparèrent à célébrer la naissance de Jésus. On remisa le corps du jeune martyr dans un coin de l’étable, à côté de celui du marchand sogdien. De bouses séchées on raviva l’âtre. On fit fondre l’eau de la consécration. Des quatre lourds coffres ceinturés de fer, on improvisa un autel. Tous s’appliquaient à oublier les assassins de Sliha qui, dès l’aube, réclameraient aussi leurs vies. Morts en sursis, ils ne voulaient penser qu’au Ressuscité.

     Un an auparavant, jour pour jour, dans l’église de Kirkouk resplendissante, Mar Utâ avait célébré Noël en présence d’Héraclius triomphant : le Shahinshah, Khosrô II "le Victorieux", venait de périr ignominieusement, abandonnant son empire aux armées de Constantinople. Dans la liesse ambiante, seul de tous les prélats officiant, Mar Utâ avait perçu un funeste présage. Tandis qu’il encensait le souverain selon le rite, il avait croisé son regard : c’était celui du loup guettant sa proie. Aussitôt il avait su qu’il faudrait fuir. Le règne du Perse, sectateur de Zoroastre, avait été pour Mar Utâ et les siens synonyme de relative tolérance. Avec le Romain reprendraient les persécutions. Certes, comme lui Mar Utâ était chrétien, mais de variété nestorienne, en un temps qui haïssait la variété. L’enfant dont on commémorait la naissance, il professait qu’il n’était point Dieu.

     On rompit le pain et but le vin avec une ferveur inouïe. Tous chantèrent comme s’ils avaient voulu conjurer l’assourdissant silence de Sliha. Par la magie des psaumes la crasseuse étable à yack perdue dans la plus païenne des contrées fut un instant le cœur de l’Église universelle. Puis, le mystère accompli, l’effusion retomba, on oublia les aimables bergers de l'Évangile et l’on se souvint des assassins.

     — Maître révérendissime, puis-je poser une question ?

     Interdits, les moines se figèrent. Celui qui, agenouillé aux pieds de Mar Utâ, osait l’apostropher ainsi, n’était autre que Shahpuhr, un exégète de grande classe, issu, comme son cousin Sliha, d’une des plus illustres familles de Syrie. De la graine de patriarche, si Dieu lui prêtait vie.

     — En vérité, mon fils, je m’étonnais que vous ne l'eussiez point déjà fait.

     — Maître, que Dieu me pardonne, mais aucun de nous n’atteindra Tourfan, sans parler de Tch'ang-ngan…

     Nul ne protesta : ils s’étaient déjà fait une raison. Dehors, impatients d’en finir, les gueux étaient cent peut-être, armés de masses, de haches et d’épieux, rendus fous par la vision des lourds coffres de fer, et plus furieux encore par les jours de poursuite harassante et de vaines embuscades.

     — Cependant, continua Shahpuhr, ce que dix hommes réunis ne peuvent accomplir, un seul, avec l’aide du Seigneur, le pourrait peut-être.

     Puis, désignant les coffres, il conclut sa requête :

     — S’il n'en faut sauver qu’un, lequel ?

     Alors, comme libérés par l’expression d’une pensée qu’ils réprimaient depuis longtemps, les moines unanimes s’écrièrent :

     — Le Bazar ! Il faut sauver le Bazar !

     Mar Utâ ne put retenir un sourire en songeant à la tête que feraient les brigands en découvrant le contenu de ces coffres tant convoités. Car comment ces barbares pouvaient-ils comprendre qu’on exposât sa vie pour cela ? Comment expliquer à des bêtes le prix de ces modestes feuilles de papyrus ou de parchemin couvertes des signes étranges, de ces rouleaux, de ces volumes reliés de cuir craquelé ? Comment dire à ces affamés que des nations entières se repaissaient du lait de ces codex, du miel de ces volumen ? Comment admettraient-ils, quand ils ne s'y résolvaient qu'en dernière extrémité pour leur clan ou leur territoire, qu’on offrît sa vie sans regret pour des livres ?

     Les coffres renfermaient soixante manuscrits rarissimes, les soixante œuvres majeures de la bibliothèque de Nisibe — l’essence de son enseignement — soixante ouvrages fondamentaux soustraits en grand secret aux perquisitions des chasseurs d’hérétiques d’Héraclius. Sous le règne du Sassanide, Nisibe avait prospéré au point de devenir le principal centre chrétien de recherche et d’enseignement de Perse, attirant les esprits les plus brillants de Mésopotamie. A présent que son protecteur païen n’était plus, l’université était en danger de mort : le très chrétien Héraclius, soucieux de ne pas déplaire à Rome, avait promis d’éradiquer de son empire toute doctrine dissidente. Voilà ce qu’à Kirkouk Mar Utâ avait surpris dans le regard du loup.

     De retour à Nisibe, il avait convoqué la faculté. Depuis vingt ans, le siège du katholikos était vacant, et en sa qualité de recteur magnifique, Mar Utâ était la plus haute autorité de l’Église nestorienne. Il n’eut aucun mal à convaincre lecteurs et docteurs du danger mortel qui les menaçait. La mémoire de la fermeture de l’école d’Édesse et des persécutions qui s’ensuivirent était encore vive parmi les anciens. Mais, plus que le souvenir de la vindicte de Rome, c’est la perspective d’une prochaine subversion musulmane de l’ancien empire sassanide qui acheva de les convaincre : bientôt il n’y aurait plus dans le monde connu de havre sûr pour la vraie doctrine. Pour survivre, il lui fallait abandonner ce sol où elle était née et chercher ailleurs la protection qu’il ne lui offrait plus. Mais où aller ? L’Empire romain dominait le monde de la Bretagne à Constantinople. Bientôt l’Islam submergerait l’Afrique et le Moyen Orient, davantage peut-être. Le terme de leur exode ne pouvait être qu’hors d’atteinte des deux puissances, bien au delà donc des limites de l’Asie centrale, au delà encore du bassin du Tarim, au delà même de l’oasis de Tourfan. La nouvelle terre promise se situait forcément en ce pays mystérieux reconnu depuis peu par les négociants perses : le pays de Qin. C’est en ce terreau vierge que, nouveau Moïse, Mar Utâ transplanterait les soixante scions emportés de Nisibe, c’est là que refleurirait la pensée de Nestorius. Telle était la folie que son orgueil lui avait dictée, et qu’ils s’apprêtaient à racheter de leurs vies.

     La faveur de Dieu avait pourtant paru accompagner leurs premiers pas. Grâce aux communautés nestoriennes établies le long de la route de la soie, ils avaient cheminé sans encombre et trois mois avaient suffi pour couvrir la distance de Nisibe à Samarkand. Là, un marchand sogdien converti s’était offert de les conduire à Tourfan où ils espéraient passer l’hiver. Hélas la traversée du Pamir avait été semée d’embûches, si bien qu’ils n'avaient atteint le Tian Shan qu'avec les premières neiges. La sagesse aurait été d’attendre à Koutcha le retour du printemps, mais Dieu avait obscurci leur raison. Sourds aux avis de leur guide, ils avaient décidé de poursuivre. Dès le lendemain, la tempête s'était déchaînée. Quand deux de leurs frères avaient péri dans une avalanche, il était trop tard pour rebrousser chemin. Le sogdien connaissait à quelques jours de marche une étable à yacks où ils pourraient s’abriter en attendant une éclaircie. Mais le soir même, ils été tombés dans la première embuscade.

     — Paix ! ordonna Mar Utâ, et tous se turent. Frère Shahpuhr a raison. Nous résigner serait péché. Tant que nous vivrons, nous aurons le devoir de tenter quelque chose. A la faveur de la nuit, et tandis que les autres feraient diversion, l’un de nous pourrait s’échapper.

     Ils approuvèrent.

     — Reste, poursuivit-il d’un ton moins assuré, reste la question du livre…

     Un grondement réprobateur s’éleva. Comme si le choix ne s’imposait pas ! Si une œuvre, une seule, devait être arrachée au néant, c’était évidemment le Bazar d'Héraclide de Damas. Cette fois, Mar Utâ sentit que son autorité ne suffirait pas à ramener l'ordre. "Héraclide de Damas" était le pseudonyme sous lequel, après sa déportation, s'était exprimé le fondateur de leur Église, Nestorius. Il avait beau être leur chef, il aurait du mal à leur faire admettre que ces coffres celaient quelque chose d’autrement vital pour le Verbe que les mémoires de l'ancien patriarche de Constantinople. Tout exténués et dépenaillés qu’ils fussent, ces hommes représentaient la fleur des théologiens de Nisibe où depuis toujours Nestorius était en tout l'absolue référence.

     — Paix, mes frères, paix!

     C’était une erreur. Qu’il les appelât ses frères et non ses fils dénonçait son incertitude. Les religieux le sentirent, qui au lieu de faire silence instantanément prolongèrent quelques secondes leur brouhaha.

     — Mes frères, poursuivit Mar Utâ, vous me savez attaché comme vous à notre père commun, et mon cœur saigne autant que les vôtres à l’idée qu’à moins d’un miracle, son œuvre périra avec nous dans ces montagnes.

     Ces paroles destinées à apaiser ses collègues portèrent le scandale à son comble. Les uns grondaient, d’autres roulaient des yeux, un autre même cracha de dégoût. Tout assiégée et menacée qu’elle fût, la petite communauté était au bord d’un schisme. Soudain, comme mus par la même inspiration, tous se tournèrent vers le seul d’entre eux dont le prestige pût être comparé à celui de Mar Utâ : Shahpuhr. Un silence solennel se fit pour accueillir son verdict.

     Shahpuhr se dressa, s’avança vers Mar Utâ, puis s’inclinant profondément, saisit le bas de sa robe maculée de boue et le baisa.

     — Parle, Maître. Nous obéirons.

     Loin de calmer les esprits, ce geste de soumission de celui dont ils avaient espéré faire leur champion acheva d’exaspérer les mutins. Mar Utâ vit venir le moment où leur nature passionnée prendrait le dessus. Pour avoir été maintes fois témoin de la violence de leurs emportements au cours de controverses purement académiques, il les savait capables des pires extrémités. C’étaient de rudes lutteurs, qui ne se payaient pas de mots : lors d’une dispute théologique particulièrement chaude, deux de ces gaillards avaient mis en déroute un légat du pape pourtant escorté de vingt gardes. L’infortuné avait tant craint pour sa vie que de retour sain et sauf à Rome il s’était empressé d’accrocher un ex-voto dans le baptistère du Latran !

     Réalisant qu’il n’échapperait pas à une complète confession, Mar Utâ, sans un mot, prit sur sa poitrine une des clés qui y pendaient, s’approcha du plus fort des quatre coffres, s’agenouilla comme devant le Saint Sacrement, y saisit un rouleau enveloppé d’une pièce de cuir, le dégagea, le baisa, puis se tournant vers l’assemblée muette, l’éleva au dessus de sa tête comme les Juifs font de la Torah et l’offrit à l’adoration de ses frères.

     Comme frappés d’effroi, tous se prosternèrent.

     L’antique rouleau de papyrus portait, accrochés à des rubans aux couleurs délavées, à la manière des traités que font entre eux les rois, un grand nombre de sceaux, tous brisés, à l’exception du dernier, que chacun des érudits présents reconnut sans peine : le propre sceau de Nestorius. Mais cette signature, somme toute familière, n’était pas la cause de leur terreur. Ce qui les frappait d'effroi, c’était la présence, parmi tous les sceaux, de celui du Prince des apôtres.

     S’approchant avec crainte pour baiser la relique, ils eurent tôt fait d’identifier les autres seings. Un seul n’était point d’un pape : celui de Nestorius.

     Raffermi, Mar Utâ rompit le silence.

     — C’est un secret que vous ne deviez jamais connaître. Cette épître fut dictée quelques jours avant son martyre par saint Pierre en personne, comme en atteste le sceau que vous avez tous identifié. C’est pourquoi elle est connue des initiés sous le nom de Bulle de Pierre. Elle est adressée à ses seuls successeurs, à charge pour eux de la sceller à nouveau après en avoir pris connaissance, afin d’en interdire la lecture à quiconque. Comme vous pouvez le constater elle porte, appendus sous la marque du Pêcheur dans l’ordre de leur accession à son trône, les sceaux de tous les papes, de Lin et Clet sans interruption jusqu’à Innocent 1er, quarantième et dernier pontife à l’avoir tenue entre ses mains.

     A cet instant tous retinrent la même question. Seul Shahpuhr osa l’articuler :

     — Révérendissime Maître, comment cette bulle destinée aux seuls évêques de Rome est-elle venue entre les mains de notre père bien-aimé ?

     — Je l’ignore, répondit Mar Utâ avec aplomb.

     Pieux mensonge : la vérité l’eût contraint à parler de fraude et de trahison, mais il se refusait à souiller de considérations profanes ce moment d’intense communion. C’était faire peu de cas de la perspicacité de Shahpuhr.

     — Le sceau de Nestorius est encore intact, poursuivit le jeune théologien. Est-ce à dire que depuis deux siècles aucun pape n’a eu connaissance du message de Pierre ?

     — Sans doute notre père bien-aimé avait-il des raisons de le croire plus en sûreté entre ses mains qu’entre celles de nos adversaires. Aussi, après avoir été déposé par le Concile d'Éphèse, l’emporta-t-il en son exil d'Antioche, puis à Oasis en Haute Égypte où, comme vous savez, la vindicte de Théodose finalement le relégua. C’est le katholikos Mar Aba qui, en 540, jugeant la situation de notre Église en Perse suffisamment stable, transféra ce trésor en notre bibliothèque de Nisibe. Aujourd’hui qu’il se trouve à nouveau menacé, il nous revient l’honneur insigne et la responsabilité immense de lui trouver un nouvel asile. Tel est l’unique raison de notre voyage.

     — Au moins, Maître… insista Shahpuhr

     — Quoi encore ? le coupa Mar Utâ excédé par cette obstination incongrue.

     — Si nous devons mourir, au moins que nous sachions pourquoi !

     — La mort du corps n’est rien. Craignez plutôt celle de l’âme. Ce savoir corromprait la vôtre à jamais.

     Au murmure hostile qui lui répondit, Mar Utâ réalisa qu'il ne s'en tirerait pas avec une menace. Il lui fallait lâcher du lest.

     — Tout ce que je puis vous en révéler est que Pierre y rapporte la réponse que Jésus fit après qu'il lui eût déclaré : "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant".

     A ces mots, l'émotion des religieux, déjà intense, atteignit son paroxysme. Ce passage des Évangiles les avait souvent interpellés. Il constituait leur principale pomme de discorde avec Rome, l'incontournable obstacle à toute réconciliation. Il comportait en effet deux énoncés que récusaient les disciples de Nestorius : d'abord celui où Pierre reconnaissait en Jésus le fils de Dieu, blasphème attentatoire à l’absolue transcendance de ce dernier; Ensuite, le "Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église…" sur lequel Rome depuis l'origine fondait sa prétention à la primauté. Pour ces deux raisons, l'épisode en question leur était éminemment suspect, d'autant plus que les récits qu'en faisaient les évangélistes différaient considérablement les uns des autres. De fait, seul le témoignage de Matthieu comportait l'affirmation de la filiation divine de Jésus. Rapportant la même scène, Marc se contentait de faire dire à Pierre : "Tu es le Christ", Luc consentant à préciser "le Christ de Dieu", tandis que Jean se réfugiait dans un prudent silence. A part Matthieu donc, aucun ne se risquait à affirmer que Jésus était fils de Dieu. Et pareillement, des quatre évangélistes, seul Matthieu rapportait le fameux "Tu es Pierre…"

     Mais de tous les moines, le plus excité était Shahpuhr. Au cours de ses recherches, l'exégète avait passé de longues heures à méditer sur les contradictions existant entre les différentes conclusions de la même scène. Matthieu la terminait en effet ainsi : "Alors il commanda sévèrement aux disciples de ne dire à personne qu'il était le Christ", ce qui laissait entendre que Jésus avait approuvé l'affirmation par Pierre de sa filiation divine. Or, les autres évangélistes étaient beaucoup plus ambigus, Marc se contentant de "Il leur enjoignit de ne parler à personne de lui", et Luc d'un "de ne dire cela à personne" encore moins spécifique. Pour le théologien, il était clair que dans sa vague généralité le "cela" de Luc était l'énoncé le plus fidèle à la vérité et que l'interdit de Jésus se rapportait de manière globale à tout ce qu'il avait dit en réponse au "Tu es le Christ…" de Pierre. Rien ne permettait en revanche de savoir s'il l'avait approuvé ou contredit. Tout ce qu'on pouvait légitimement en déduire était qu'en réponse à Pierre, Jésus avait prononcé certaines paroles puis interdit de les rapporter. En ce sens, des quatre évangélistes, seul Jean, en observant un silence total sur cet épisode, avait réellement obéi à l'injonction de son maître. Quant à Matthieu il avait, en explicitant l'objet de l'interdit — ne dire à personne qu'il était le Christ — soit trahi soit menti.

     Shahpuhr se prit à rêver. De la solution de cette énigme dépendait, non seulement le sort des fils de Nestorius, qui pouvaient en espérer sinon une revanche, du moins une réhabilitation, mais au-delà celui de l'Église universelle. Or voici qu'il existait un témoignage écrit de Pierre sur ce que Jésus avait vraiment dit de lui sur la route de Césarée, et ce témoignage était là, sous ses yeux, à portée de sa main…

     — Il n’est plus temps de palabrer, pressa Mar Utâ. Qui d'entre nous sauvera la Bulle ?

     Tous s’avancèrent, mais Shahpuhr fit un pas de plus. Son supérieur n’hésita pas. C’était le plus jeune, le plus leste, le plus vigoureux : si quelqu’un pouvait réussir, assurément c’était lui. Sa foi était ferme, vaste son érudition, inébranlable sa loyauté : même isolé dans le royaume de Qin, il servirait avec honneur la vraie doctrine. Il lui confia le rouleau sacré.

     Shahpuhr à cet instant surprit comme une supplication silencieuse sur les visages défaits de ses frères.

     — Maître, dit-il en désignant le Bazar, j'aurai assez de force pour les deux.

     Mar Utâ, ému, n'eut pas le cœur de refuser.

     — Si je réussis, s’inquiéta le jeune homme, que dois-je en faire ?

     — Quelqu’un viendra qui saura.

     Shahpuhr voulut se prosterner une dernière fois mais Mar Utâ le retint.

     — Tu connaîtras la tentation, chuchota-t-il en l’étreignant. Quoiqu’il arrive, mon fils, je t’en conjure : ne l’ouvre pas !




     Hors d’haleine, il s’écroula contre un arbre. Le jour était complètement levé à présent. Où qu’il portât son regard, il ne rencontrait que murailles de glace. Il le savait pourtant, de l'autre côté passait la piste de Tourfan. Avec l’aide de Dieu, il y rencontrerait une caravane attardée.

     La neige ne tombait plus et Shahpuhr regardait avec dépit la trace dénonçant son passage. Pourquoi la tempête qui s’était acharnée sur eux cinq jours durant s’était-elle apaisée précisément au moment où il avait le plus besoin d’elle ? Inquiet, il tendit l’oreille, attentif au moindre bruit qui lui eût signalé l’approche d’un ennemi.

     Il fallait repartir. Il n'avait que deux heures d’avance sur ses poursuivants. Pour les lui offrir, ses frères s’étaient sacrifiés. Entonnant un cantique, ils s’étaient portés au devant des assiégeants éberlués. Deux heures durant, tandis qu’il en gravissait le versant le plus abrupt, le défilé avait retenti du chant des martyrs et des hurlements des assassins. Puis un grand silence était tombé. Shahpuhr demeurait seul sous le ciel hostile.

     La corde retenant les manuscrits lui cisaillait l’épaule. Cherchant à la relâcher, il la dénoua. La Bulle en tombant jaillit de son enveloppe de cuir. Sur la neige les sceaux perlaient comme du sang. Dans son intégrité, celui de Nestorius lui semblait un défi.

     De sa vie, Shahpuhr n’avait connu qu’une maîtresse : la vérité. C’était un service exigeant, auquel il avait consacré la totalité des ressources de son cœur et de son intelligence. Les textes sacrés ne lui inspiraient aucune terreur, seulement le désir intense de les pénétrer et d’en aspirer le sens. Le sceau intact n’était pas seulement un défi : c’était une insulte. Il le rompit.

     Dès les premiers mots, il sut qu’il ne connaîtrait point le salut.

     Il acheva pourtant.

     Quand il leva les yeux, deux heures s'étaient écoulées.

     Le barbare était là.

     Shahpuhr n’eut que le temps d’interposer le rouleau, dérisoire tentative tandis que s’abattait le sabre. La Bulle détourna le premier coup.

     Le second le décapita net.

 

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