Les
dessous de soie
Calvin
lestimait dautant plus que Rembrandt ne se
plaignait jamais et, sans se résigner tout à
fait, supportait son sort avec humour et lucidité :
Nous
ne récoltons que ce que nous avons semé,
avait-il coutume de dire. Le coït effréné
du capitalisme et de la démocratie a engendré
un monstre.
Expliquez-vous,
Rembrandt
Suivez-moi
bien, Calvin : au soir du siècle dernier,
la "Ménagère-de-Moins-de-Cinquante-ans"
s'est prise à rêver de culottes de soie
Misère !
Où memmenez-vous encore ?
Vous
verrez bien ! Donc, Madame Ménagère de Moins
de Cinquantans pour abréger je l'appellerai
Madame de Moins de Cinquantans demande donc à
son époux, Monsieur Ménagère de Moins
de Cinquantans que j'appellerai Monsieur de Moins
de Cinquantans pour plus de commodité, si vous
voulez bien s'il consentirait à lui avancer
quelque argent pour acquérir de ravissants dessous
de soie : "J'apprécierais assez si vous
consentissiez à m'avancer six sous pour asseter
ces ravissants dessous de soie." (Madame de Moins
de Cinquantans, en plus d'une grammaire approximative,
était affligée d'un léger défaut
de prononciation). "Ceci va de soi, ma zoie. Prenez
de suite ces six sous et assetez sans hésitation
ces ravissants dessous de soie
s'ils vous siéent
et sont décents", susurre Monsieur de Moins
de Cinquantans à Madame. Contrairement aux apparences,
Monsieur de Moins de Cinquantans ne souffre pas du même
défaut que son épouse. S'il zozote, c'est
par solidarité à légard d'une
compagne qu'il adore et aussi par goût immodéré
des allitérations. Je précise cela pour
que vous compreniez.
Et
de lui tendre sa carte de crédit. Car les Ménagère
de Moins de Cinquantans que, à moins que
vous ne vous y opposiez, j'appellerai dorénavant
les de Moins de Cinquantans, pour simplifier non
contents d'être un couple heureux, sont un ménage
moderne. En plus d'une carte de crédit, ils possèdent
un portefeuille d'actions joliment garni, destiné
à pourvoir à l'éducation de leurs
héritiers, les petits Ménagère de
Moins de Cinquantans que si vous n'y voyez
toujours rien à redire et pour ne pas alourdir
cet exposé qui, bien quhistorique, se veut
aussi synthétique j'appellerai désormais
les petits merdeux.
Monsieur
de Moins de Cinquantans se trouve ainsi être l'heureux
actionnaire de nombreuses compagnies, dont celle qui l'emploie
au poste envié d'adjoint au sous-chef du
contrôle de la qualité la Rummelkopf
and Co, réputée dans lunivers entier
pour la fiabilité et la précision de ses
machines à coudre la soie. Cette circonstance absolument
fortuite, je le jure explique pourquoi Monsieur
de Moins de Cinquantans cède ses six sous sans
hésitation : en accédant à ce
pressant désir de dessous de soie aussi seyants
que décents de son épouse, ne contribue-t-il
pas, indirectement, aux affaires de la Rummelkopf and
Co ? Ce qui est bon pour Madame de Moins de Cinquantans,
lest aussi pour son employeur, et par voie de conséquence
pour ses actions.
"Ces
ravissants dessous de soie si décents sont-ils
à six sous ?" Par cette innocente demande
formulée le mardi sept décembre dix
neuf cent soixante seize à quinze heures treize
précises à une vendeuse âgée
du Bon Marché dont l'Histoire n'a hélas
pas retenu le nom Madame de Moins de Cinquantans
allait déclencher une cascade d'événements
dont les orbes tragiques se sont, hélas, propagées
jusqu'à nous, bouleversant sur leur passage une
multitude dexistences.
Les
dits dessous de soie étaient certes ravissants
et de surcroît décents. Mais voilà :
ils valaient douze sous.
Madame
de Moins de Cinquantans exprima hautement son désappointement.
Comme elle était fort influente, le Président
du Bon Marché réunit son état-major
et lui tint à peu près ce langage :
" Ces dessous à douze sous ont déçu
Madame Ménagère de Moins de Cinquantans,
quoiqu'ils soient de soie, et des plus décents
et ravissants qui soient. Ceci me soucie, si, si! Nous
ne pouvons nous permettre de perdre une cliente aussi
importante. Mettez tout sens dessus dessous mais faites-moi
de ravissants dessous de soie de six sous, pas un sous
de sus! Et surtout qu'ils soient décents!"
"J'ai
une idée", s'écria le Directeur de la
production, qui avait fait Polytechnique. Il déplaça
ses usines de dessous de soie à Panyu, Chine du
Sud, où les ouvrières vivaient de propagande
et deau fraîche. Mille couturières
françaises s'inscrivirent à l'ANPE. Et l'on
gagna trois sous.
"Six
sous, pas un sous de sus!" persista le Président.
"J'ai
une idée", s'écria le Directeur technique,
qui avait fait Centrale où on lui avait enseigné
qu'il était plus avantageux de coller la soie que
de la coudre. Il remplaça les machines à
coudre Rummelkopf par des machines à coller Ratzenmauer.
Rummelkopf déposa son bilan. Monsieur de Moins
de Cinquantans s'inscrivit à l'ANPE. Et l'on gagna
encore deux sous.
"Six
sous, pas un sous de sus!" s'entêta le Président.
"J'ai
une idée", s'écria le Directeur des
relations humaines, qui avait fait l'Indochine et l'Algérie "Si on saquait la vieille ?" La vendeuse âgée
dont l'Histoire n'a hélas pas retenu le nom s'inscrivit
à l'ANPE. Et voilà comment on gagna le sixième
sou.
"Six
sous, pas un sous de sus!" annonça le Président,
très fier, à Madame de Moins de Cinquantans
"et voyez sils sont décents!".
Hélas celle-ci était dans son trente-sixième
dessous car elle n'avait plus un sou.
Suite
au licenciement de Monsieur, les de Moins de Cinquantans
avaient connu la débâcle. Pour subsister,
ils avaient dû liquider le portefeuille d'actions,
qui, rapport à la faillite Rummelkopf, ne pesait
plus très lourd de toutes façons. Plus question
d'études pour les petits merdeux. Ils s'inscrivirent
à l'ANPE
où ils sont toujours. Ils
en conçurent un insondable mépris pour leur
père, ce minable qui n'avait su les mettre à
l'abri du besoin. Monsieur de Moins de Cinquantans sombra
dans une dépression nerveuse qui affecta ses performances
sexuelles. On a beau être chrétienne, la
nature n'en a pas moins ses exigences : Madame de
Moins de Cinquantans obtint le divorce. Puis elle sinscrivit
à lANPE.
La
vente des actions des de Moins de Cinquantans provoqua
une chute des cours. Les actionnaires exigèrent
des dirigeants de leurs entreprises qu'ils remontent la
pente par n'importe quel moyen. D'autres usines partirent
pour Panyu. Celles qui ne pouvaient être déplacées
furent automatisées. Dans les trois décennies
qui suivirent deux cent millions d'adjoints au sous-chef
du contrôle de la qualité s'inscrivirent
à l'ANPE.
Deux
cent millions ! Imaginez-vous, Calvin, combien cela
fait de paternels humiliés, de matrones frustrées,
de lardons sacrifiés, de familles lacérées ?
Combien surtout d'électeurs ulcérés,
de gouvernements aux abois, de démagogues vociférant
aux tribunes, d'émeutiers beuglant aux perrons
des palais officiels ? Combien de révolutions
en gestation ? A ce fléau qui menaçait
de tout emporter jentends ce qui compte
vraiment : fauteuils d'administrateurs, sinécures
de députés, maroquins de ministres
à ce fléau, disais-je, il fallut inventer
un remède. Et, élève Calvin (voyons
si vous avez suivi) quel est ce fascinant hypnotique,
ce merveilleux stupéfiant, cet anesthésique
souverain des plaies sociales ?
Le Web !
La
réponse lui avait échappé, évidente.
le
Web, nouvel opium du peuple !
Élève
Calvin, vous aurez un bon point. Voilà en effet
comment les dessous de soie de Madame Ménagère
de Moins de Cinquantans ont condamné au câblage
forcé à perpète Rembrandt et ses
compagnons de chaînes, malades, vieux, invalides,
impotents, grabataires, demeurés, déprimés,
déglingués, déficients, débiles,
tarés, chômeurs, excédentaires, surnuméraires,
inutiles, stériles, improductifs, inefficients,
insuffisants, sous-doués, ratés, exclus,
marginaux, objecteurs, insoumis, importuns, gêneurs,
déchus, dégradés, encombrants, superflus,
redondants, amortis, laissés pour compte, malchanceux,
oisifs, fainéants, délinquants, parasites
tous ces détritus, que dis-je ? ces dégueulis
de la civilisation. A présent, je dois vous quitter :
si je ne rends pas cette traduction à temps, je
vais me faire virer. La prochaine fois, si vous êtes
sage, Calvin, je vous conterai comment, dans les années
90, les Cadres-urbains-de-vingt-cinq-à-quarante-ans
liquidèrent secrètement dix millions d'employés
de banque à grands coups de cartes de crédit. "
©
Jean-Michel Truong 1999
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