Systèmes experts
Textes introuvables

 

Actualité de l'auteur

Interviews et portraits

Dialogue avec l'auteur

Facebook

 

 


LES COGNITICIENS EXISTENT, MAIS QUI LES A RENCONTRES ?
par Jean-Michel TRUONG NGOC
(*)

     Un mot nouveau apparaît de plus en plus souvent depuis un an dans la littérature et dans la presse informatiques, au point que les dictionnaires les plus à jour l'ont récemment accueillis parmi les élus du bien-parler, poussés en cela, il est vrai, par un usage attesté par plusieurs centaines d'occurences et qui paraît aujourd'hui incontournable: cogniticien.
     Pour satisfaire aux exigences de l'Histoire - et accessoirement à celles de mon narcissisme d'auteur, qui sont grandes - rappellons tout d'abord que cogniticien et son corollaire cognitique furent, à l'origine, des marques que je déposais à toutes fins utiles à l'Institut National de la Propriété Industrielle le 30 décembre 1983, soucieux que j'étais de trouver à knowledge engineer et knowledge engineering des équivalents français bien conformés et plus économiques au prononcé que le servile ingénieur de la connaissance que l'on trouvait alors dans les traductions françaises d'articles américains sur l'IA. Les deux termes se dérivent du verbe latin cognoscere "apprendre à connaître" et se forment sur le modèle de génétique et généticien, informatique et informaticien ou encore statistique et statisticien. Notons au passage que ces raisons purement formelles disqualifient un challenger - cognicien - qui tenta quelques temps de ravir à cogniticien sa légitimité, et ce pour cause rédhibitoire de mauvaise conformation: un praticien de la génétique est un généticien, non un génécien et si l'on peut parfois rencontrer un pharmacien, nul n'a jamais vu informacien. A moins d'accepter cognique pour désigner l'activité du cognicien, mais ce serait au prix de l'abandon du suffixe -tique qui dans notre langue connote l'idée de discipline scientifique ou technique. Exeunt donc cognique et cognicien!
     Pour être complet dans cette présentation de notre sujet, risquons deux définitions:
     Cognitique: discipline scientifique et pratique technique, branche de l'informatique, qui a pour objet l'acquisition et la représentation formelle des connaissances et des modes de raisonnement, en vue de leur simulation à l'aide d'ordinateurs.
     Cogniticien: spécialiste de la cognitique.

     Voici donc un mot qui a acquis droit de cité et qui vient tout naturellement aujourd'hui sous la plume ou sur les lèvres de quiconque en France écrit ou glose à propos d'IA (**). Le moment me parait donc bien venu de se demander si ce mot recouvre une quelconque réalité. Autrement dit, le mot cogniticien existe, mais quel objet de l'univers sensible décrit-il? Après tout, nombreux sont les mots dont nous usons tous les jours et qui ne désignent aucune réalité perceptible, et cogniticien peut très bien renvoyer à une pure abstraction née de la foi des hommes, comme Dieu, ou à une chimère issue de l'imagination d'un conteur, comme licorne, ou enfin à un projet d'ordre éthique comme justice.
     Le fait de ne pas être adossés à une réalité sensible n'empêche pas Dieu, licorne et justice de très bien se porter (merci...) et de rendre d'estimés services dans leurs champs sémantiques et idéologiques respectifs. Pourquoi dès lors chercher noise à cogniticien? C'est que ce dernier affiche des ambitions bien plus concrètes que les trois autres. On le voit par exemple dans des annonces de recrutement, accolé à des salaires bien réels; il figure sur des programmes de formation, assorti de coûts non moins réels; le temps n'est pas loin où il aura sa place dans des conventions collectives et dans les délibérations des prud'hommes; et dès à présent, alors que personne ne prend au sérieux une offre de cent journées-licorne (pour ne rien dire des journées-Dieu...), cent journées-cogniticien ne font pas incongru ( car elles coûtent très cher ! ). Il me paraît donc très légitime de se poser la question de l'existence du cogniticien.

     Celle-ci peut sembler impertinente sous la plume de quelqu'un qui fit son possible, à la tête d'une entreprise spécialisée, non seulement pour imposer le terme mais également donner corps à la réalité correspondante. Je m'empresse donc de préciser ma position: je tiens pour évidente l'existence du cogniticien, mais de la même façon qu'un astrophysicien se persuade, par le calcul et le raisonnement, de la présence d'un corps céleste qu'il ne voit pas encore; l'économie générale du système qu'il observe, les effets indirects qu'il mesure, lui en donnent l'absolue certitude, même si ses sens ne la confirme pas. L'avénement du cogniticien dans le paysage professionnel est selon moi inévitable, même si son type achevé n'est encore attesté dans aucune réalité. Disons donc que le cogniticien existe de jure, mais que dans les faits il reste encore largement à venir. Nous possédons cependant, sur notre astrophysicien, un avantage: nous avons sous les yeux des précurseurs de l'être dont nous prévoyons l'apparition.

     Un moyen simple de rechercher des éléments de réponse à la question de l'existence du cogniticien est de faire - en appliquant la méthode du genre proche et de la différence spécifique chère à BOSSUET - un examen critique de la pratique de ces précurseurs, que j'appellerai pour faire court: les faiseurs de systèmes-experts. Dans les sphères dans lesquelles j'évolue, j'en distingue quatre types: il y a tout d'abord le spécialiste de l'IA, dont l'archétype est le chercheur universitaire, mais qu'on trouve aussi de plus en plus répandu dans les industries de pointe: électronique, informatique, aéronautique et aussi dans quelques sociétés de services spécialisées en IA. On en trouvera ensuite une seconde variété parmi les informaticiens, notamment ceux des sociétés d'ingéniérie traditionnelles, récemment acquises aux vertus de l'IA sous l'impulsion d'un marché de plus en plus convaincant. Troisième variété, non la moindre: les experts de diverses disciplines eux-mêmes, juristes, médecins, biologistes, économistes, tous tentés d'explorer l'univers de possibilités, jusque là insoupçonnables, qui s'ouvre à eux grâce à l'IA. Enfin, suscité par l'afflux d'outils pour micro-ordinateurs accessibles aux budgets et aux moyens intellectuels limités, le petit peuple des utilisateurs de progiciels dits "de développement de systèmes-experts", vous, moi, n'importe qui.

     N'importe qui peut-il, pourvu qu'il sache se servir d'un outil standard de développement de systèmes-experts (ou "shell" ), prétendre à la dignité de cogniticien? L'examen de cette question va nous permettre de poser d'emblée un premier trait distinctif du cogniticien. En effet, la démarche des utilisateurs de shell est à l'extrême opposé de celle du cogniticien: elle consiste à grapiller, dans le discours multiforme de l'expert, celles de ses connaissances et modalités de raisonnement qui "collent" aux capacités de représentation de l'outil, quitte à négliger celles qui ne conviennent pas, alors que le cogniticien se doit d'identifier d'abord les méthodes de représentation de connaissances adaptées à toutes les particularités du discours de l'expert, et ensuite seulement de rechercher des outils susceptibles de mettre en oeuvre ces méthodes, quitte à les construire de toutes pièces si aucun outil standard ne convient. Autrement dit, la démarche de l'un est guidée par les fonctionnalités de son instrument, alors que l'autre est déterminée par l'expertise elle-même.

     Est-ce à dire que l'expert du domaine a de meilleures chances de se rapprocher de ce cogniticien à venir dont nous cherchons à cerner les traits à travers ses diverses préfigurations? Qui, après tout, est plus "déterminé par l'expertise" que l'expert lui-même? C'est ici que nous pouvons saisir la seconde caractéristique distinctive du cogniticien: c'est qu'en même temps qu'il se préoccupe de comprendre le plus intimement possible les détours de la pensée de l'expert, il doit se soucier de l'usage qu'il fera de cette compréhension en vue d'une application déterminée - aide à la décision, diagnostic, interprétation du signal, etc... - et donc de l'utilisateur final du système-expert. Si sa démarche est déterminée par l'expertise elle est également, dans le même mouvement, centrée sur l'utilisateur: c'est une compréhension corrigée par un impératif de communication de la chose comprise. Cette double détermination donne au cogniticien, dans l'acte d'acquérir l'expertise en vue d'un système-expert, un avantage décisif sur l'expert travaillant seul: celui de la distanciation et du recul critique qui peut par exemple le conduire à rendre, en faveur de l'utilisateur, des arbitrages auxquels l'expert répugnerait - simplifications, réduction de l'extension et/ou de la profondeur du champ des connaissances prises en compte...- ou encore à identifier dans son discours des inconsistances, des incomplétudes ou plus simplement du désordre ou de l'approximation.

     Cette double détermination du cogniticien - par l'expertise du domaine et par l'utilisateur - le distingue également de manière radicale du spécialiste en IA tel qu'on le trouve dans les laboratoires de recherche universitaires ou industriels. En effet, si ce dernier réalise un système-expert, c'est d'abord pour valider expérimentalement un concept ou une méthode, pour tester un nouveau mode de représentation des connaissances, ou une nouvelle façon de contrôler les inférences. Et cette quête légitime de l'universel et de l'absolu l'éloigne souvent des préoccupations triviales du cogniticien. Je dois aussi constater que les traits caractériels que présentent maints bons chercheurs en IA sont souvent à l'opposé de ceux qui conviennent au cogniticien, notamment en matière d'aptitude à la communication: je pense à ce savant français qui ne sort de sa retraite du CNRS qu'une fois par lustre pour proférer une ou deux intuitions géniales avant de se retirer à nouveau de ce monde et de ses vanités; ou encore à cet autre qui ne peut prendre la parole en public que pour lancer quelques anathèmes bien sentis; ou enfin à ce troisième, incapable de s'arrêter ne fût-ce qu'un instant de parler, mais que personne dans son auditoire ne songerait à interrompre, tant sont suaves et pertinents ses propos... C'est pourtant chez ceux d'entre eux qui sont doués d'un sens suffisant de l'empathie que l'on trouve, aujourd'hui, les réalisations les plus abouties de systèmes-experts: en effet, en cette matière la réussite dépend autant de la sensibilité de l'écoute et de la sagacité du cogniticien que de l'étendue des moyens d'expression dont il dispose. Beaucoup sont capables de ressentir une émotion intense en contemplant la Montagne Sainte Victoire dans l'âpre lumière d'août; seul un Cézanne a su trouver les matières et les procédés susceptibles de capturer et de communiquer pleinement cette émotion. Ce qui fait le cogniticien, c'est aussi sa palette.

     C'est justement, on va le voir, celle-ci qui fait défaut à l'informaticien traditionnel pour qu'il puisse prétendre, tel quel, à l'appellation de cogniticien bien qu'il soit, à bien des égards, de toutes les variétés de genres proches examinées jusqu'ici celle qui s'en approche le mieux. N'est-il pas, dans ses fonctions d'analyste, à la fois tendu vers l'expert et vers l'utilisateur final de son programme, tandis que dans ses fonctions de programmeur il s'apparente au cogniticien dans son activité de modélisateur? Plutôt que de chercher à forcer la différence entre informaticien et cogniticien, je préfère penser le second comme l'accomplissement du premier: parce qu'il est confronté à des domaines d'expertise très variés et très pointus, le cogniticien se doit de posséder une culture générale, technique et scientifique de plus haut niveau que la moyenne des informaticiens; parce qu'il doit mettre à jour et comprendre des modes de pensée et d'action moins stéréotypés que ceux qu'on rencontre en informatique dans l'univers du calcul scientifique ou de la gestion, et souvent moins explicités et moins formalisés, le cogniticien doit être capable de mettre en oeuvre des méthodes d'investigation plus sophistiquées que l'analyste traditionnel; enfin, parce qu'il doit modéliser des modes de pensée et d'action rebelles à l'algorithmique conventionnelle, le cogniticien doit posséder une érudition plus élevée que la moyenne des programmeurs en matière de méthodes de représentation.

     Mais cet inventaire des genres proches de notre cogniticien ne serait pas complet s'il se limitait aux seuls faiseurs de systèmes-experts et n'intégrait tous ceux qui, sans prétendre fabriquer des systèmes-experts, n'en exercent pas moins une activité qui s'en rapproche par certains aspects: je veux parler des praticiens des sciences humaines dont la vocation est de pénétrer le système de représentation propre aux entités qu'ils observent pour en donner une représentation médiate pouvant faire l'objet d'une communication: anthropologues, ethnologues, éthologues, ergonomes, psychologues, sociologues, linguistes, etc... Leur activité présente de grandes similitudes avec celle du cogniticien, et il est étonnant que ceux qui font profession de réaliser des systèmes-experts ne se soient inspirés jusqu'ici que très marginalement des acquis de ces disciplines, notamment en matière de méthodes d'investigation. Trop de faiseurs de systèmes-experts résument encore l'acquisition de connaissances à un recueil passif du miel coulant des lèvres de l'expert, méconnaissant ainsi la dimension essentiellement active et technique de ce processus et réduisant le rôle du cogniticien à celui d'un réceptacle à la neutralité trompeuse. Sans se confondre donc avec ces spécialistes, dont il ne partage pas les visées explicatives et normatives, le cogniticien aurait beaucoup à apprendre de leur fréquentation.

     Voici donc que par touches successives se sont dégagés, du fond brumeux où s'activent les diverses variétés de ses précurseurs, les contours d'un être tout à fait original: le cogniticien, ce spécialiste de l'acquisition et de la représentation des connaissances, pas si éloigné en somme de ses principaux ancêtres, empruntant un trait à chacun d'eux, mais présentant aussi avec chacun d'eux des différences nettes qui le singularisent. On a vu qu'il repose idéalement sur deux assises, une assise instrumentale représentée par tout l'arsenal des concepts, outils et méthodes empruntés à l'informatique la plus avancée et une assise comportementale constituée par les concepts, outils et méthodes des sciences humaines. On a vu aussi que ses diverses préfigurations actuelles, les pré-cogniticiens, privilégient encore trop l'aspect instrumental du métier au détriment de son aspect comportemental.

     Je laisserai aux épistémologues le soin de décider si la cognitique peut prétendre à l'unité d'une discipline scientifique, ou si elle est de nature pluridisciplinaire. Ce qui est certain c'est que, dans l'activité qui consiste à produire un système-expert, les multiples influences de toutes origines que nous avons décrites s'exprimeront nécessairement en un acteur unique, le cogniticien. On imagine mal, en effet, de soumettre le malheureux expert du domaine au feu croisé des questions d'un groupe pluridisciplinaire composé de spécialistes d'IA, de psychologues, sociologues, ergonomes et tutti quanti. L'acte d'extraire l'expertise se conduit nécessairement dans l'intimité du colloque singulier. Et la fonction de cogniticien ne se justifie économiquement que si son coût est significativement inférieur à celui de l'expert. C'est donc le même intervenant qui devra réunir les multiples compétences et savoir-faire qui sont aujourd'hui réparties entre les diverses sortes de pré-cogniticiens. Le cogniticien à venir naîtra nécessairement du croisement de ces multiples origines.

     Or, il faut bien admettre qu'aujourd'hui les conditions ne sont pas réunies pour qu'une telle fécondation se produise. Nous nous trouvons dans la situation d'un horticulteur qui attendrait de la Providence qu'une certaine variété d'orchidée du Ried Centre-Alsace en féconde spontanément une autre des rives du Gange inférieur. Les diverses disciplines en cause s'ignorent superbement, quand elles ne s'excommunient pas mutuellement. Impossible de faire admettre une communication d'ergonomie ou de psychologie cognitive à un colloque d'IA et vice-versa. De brillants chercheurs d'IA perdent leur temps à redécouvrir des faits acquis depuis longtemps par les linguistes ou les anthropologues. Des docteurs et des ingénieurs spécialisés en IA sortent chaque année de nos meilleures universités et grandes écoles sans avoir reçu le moindre rudiment de psychologie de la communication.

     Il me paraît donc d'une grande urgence de susciter des lieux où les diverses disciplines concernées puissent communiquer et, petit à petit, bâtir un corps de doctrine et des méthodes susceptibles de servir de référence pour la formation des cogniticiens. Les responsables de l'enseignement supérieur et de la recherche en IA seraient bien inspirés de songer à la création d'une chaire et d'un laboratoire de cognitique qui auraient pour mission d'étudier la relation expert-cogniticien, de la modéliser, de formaliser et de valider des méthodes, de les enseigner, de former les chercheurs et les futurs enseignants de cette discipline. En effet, si en 1987 le marché ne justifie pas encore la formation de gros bataillons de cogniticiens, on peut s'attendre à une croissance très importante de la demande pour cette qualification dans les dix années à venir. Si l'on veut être en mesure, d'ici 1995, d'intégrer des enseignements de cognitique dans les cursus des principales écoles d'ingénieurs informaticiens et dans les maîtrises et DEA d'informatique, ce sont plusieurs dizaines d'enseignants qui devront être formés dans l'intervalle. Négliger aujourd'hui cet aspect logistique, c'est s'exposer à devoir improviser sous la pression de l'urgence dans cinq ans.

     Car il ne fait pas de doute à mes yeux, et je voudrais pour terminer en convaincre le lecteur, que l'IA sera la cause d'une croissance fabuleuse du marché de l'informatique dans les années qui viennent. Il suffit pour s'en persuader de regarder le formidable marché qu'a su ouvrir l'informatique traditionnelle, en automatisant le calcul, la plus marginale de nos activités mentales. L'IA ouvre la perspective d'une automatisation progressive de toutes nos autres activités intellectuelles, perception, raisonnement, voire un jour imagination. Le marché qu'elle crée de cette façon sera à terme plusieurs fois supérieur à celui jadis ouvert par l'automatisation du calcul. Cette croissance n'ira pas sans une nouvelle crise du marché des informaticiens, semblable à celle que nous avons connue dans les années 1970 et dont nous sortons à peine. C'est par milliers qu'il faudra, dans la dernière décennie du siècle, former les cogniticiens et des milliers d'informaticiens traditionnels devront se reconvertir ou disparaître. L'appareil de formation a, pour une fois, la possibilité d'anticiper ces besoins et de se préparer à tenir le choc.

(*) Ce texte fut publié la première fois en 1988 dans Le Monde Informatique. (Retour au texte)

(**) Un ami m'a même signalé une occurence de cogniticiAn (prononcez ... chienn') dans une bouche yankee; ce juste retour à une époque où les anglo-saxons puisaient dans notre langue leurs vocables les plus recherchés a quelque chose de réjouissant, mais je ne pense pas que cette exportation linguistique, même confirmée, arrange si peu que ce soit notre balance commerciale! (Retour au texte)

retour à la notice du livre