L'
intelligence artificielle (I.A.) existe, que cela plaise
ou non. Pendant que certains spéculent à
perte de vue sur ses limites intrinsèques, sur
son statut épistémologique, sur les conceptions
philosophiques ou métaphysiques qu'elle confirme
ou qu'elle invalide, d'autres ont déjà commencé
à en tirer profit. D'où un récent
émoi dans les sphères dirigeantes : on pressent
enfin l'importance de l'enjeu; on craint de rater aussi
ce virage. Que faire ? Comment faire ?
Or voici un livre qui accomplit
une uvre de salubrité publique :
- il dépouille l'
intelligence artificielle des oripeaux futuristes dont
elle s'est parfois laissée affubler, en montrant
froidement ce qu'on peut réaliser aujourd'hui,
- et surtout, ce qui fait sa grande
originalité, il explique qu'il ne suffit pas d'être
compétent en intelligence artificielle pour construire
des systèmes-experts viables.
En effet, il y a un monde
entre la curiosité de laboratoire, plus ou moins
bricolée, et le produit quotidiennement utilisé
en entreprise, intégré au point d'être
banalisé parmi les autres techniques disponibles.
Cet ouvrage fait une analyse
détaillée, exemples à l'appui, de
la lourde tâche qui attend les entreprises réellement
désireuses de tirer parti de l' intelligence artificielle
(et non d'épater leur clientèle par quelque
prouesse sans lendemain). Les auteurs, ayant eux-mêmes
parcouru tout le chemin qui mène de l'examen d'une
idée prometteuse à la création d'une
entreprise qui l'exploite - en l'occurrence, la société
Cognitech -, étaient particulièrement qualifiés
pour traiter ce sujet.
On pourra certes objecter
que leur implication personnelle dans une société
d' intelligence artificielle les éloigne de cette
"divine indifférence" qu'ils recommandent
aux décideurs (p. 235) au moment du choix pour
ou contre l'usage d'un système expert en vue d'atteindre
un objectif déterminé. De fait, malgré
qu'ils en aient, le ton général de leur
livre est très tentateur : si vous nous faites
confiance, disent-ils aux chefs d'entreprise, vous vous
garderez à la fois de l'enthousiasme naïf
et du scepticisme paralysant, de plus, vous ne risquez
pas grand-chose : à chaque étape figure
la possibilité explicite de renoncer au projet
sans avoir à sacrifier un gros investissement;
loin de vous forcer la main, nous vous montrerons sans
complaisance les innombrables écueils sur lesquels
le projet risque d'échouer, ainsi que les bénéfices
que vous en recueillerez si jamais vous parvenez au terme
de ce redoutable parcours.
Ce discours, très
bien organisé, abondamment illustré d'exemples
concrets, solidement argumenté, est agréablement
émaillé de formules heureuses (telles celles-ci
: "il faut se garder de couler trop tôt
le raisonnement de l'expert dans le moule d'un formalisme
avant d'avoir fait un bilan exhaustif de ses modes de
pensée spontanée" (p. 173) ou :
"il n'existe aucune raison pour que l'intelligence
artificielle réussisse là où l'intelligence
naturelle a échoué" (p. 156).
Je me permettrai cependant
quelques critiques de détail : les auteurs savent
pertinemment qu'il faut se garder de confondre les systèmes
experts avec l' intelligence artificielle toute entière,
qu'ils décrivent d'ailleurs fort bien (p. ex. pp.
120-121) : pourquoi entretiennent-ils parfois cette confusion
dans l'esprit du lecteur (p. ex. dans l'Introduction)
? De même, ne définissent-ils pas d'une façon
trop restrictive la profession de "cogniticien"
en bornant son rôle à la confection de systèmes
experts ? En outre, il m'a semblé que la section
2.2 "qu'est-ce qu'un système expert ?"
était plus difficile d'accès pour le non-initié
que le reste du livre, remarquablement clair; ce défaut
est de peu d'importance, car il existe de nombreuses introductions
au domaine (parmi lesquelles le livre d'Henri FARRENY
"Les systèmes experts", Cepadues,
Toulouse, 1985, curieusement absent d'une bibliographie
fort riche) et, de toute manière, l'originalité
du présent livre consiste justement à cesser
de décrire pour expliquer comment construire.
Je ne partage pas le jugement
(en Conclusion, p. 258) selon lequel "la technologie
ayant atteint aujourd'hui un niveau suffisant en regard
des besoins de l'industrie, c'est sur la méthodologie
que doivent porter les efforts et l'investissement"
: s'il est vrai - le livre le prouve magistralement -
qu'il est impossible de travailler sérieusement
dans ce domaine sans une solide méthode, que cette
nécessité a été jusqu'ici
considérablement sous-estimée, et qu'il
urge d'y porter remède, il ne s'ensuit pas que
l'industrie puisse considérer l'effort technologique
comme achevé et cesser d'y investir. Ce serait
même, à mon sens, une erreur monumentale
! Enfin, j'ai regretté le peu de place consacré
aux problèmes sociaux, éthiques, et juridiques
que ne manquera pas de créer la multiplication
des systèmes experts.
En conclusion, j'ai trouvé
ce livre utile, tonique, en avance sur son temps : il
faut se réjouir de ce que, pour une fois, un texte
de cette qualité ne soit ni une traduction trop
longuement différée (comme le "Handbook
of Artificial Intelligence" de 1981 qui vient
seulement de paraître en version française
chez Eyrolles), ni un ouvrage en anglais (on peut signaler
que la société américaine Teknowledge,
que Cognitech ne récuserait pas comme modèle,
fait paraître une série de livres spécialisés
en "Knowledge Engineering", dans la collection
d' intelligence artificielle de l'éditeur Addison-Wesley).
Je recommande sa lecture non seulement aux décideurs
à qui il est manifestement destiné, mais
aussi à tous ceux qui s'intéressent professionnellement
à l' intelligence artificielle, même de très
loin, afin qu'ils enrichissent leur vision de cette discipline.
Daniel
KAYSER
©
TSI, Technique et Science Informatiques, vol. 6,
no 1, 1987, p.74-75
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