Totalement inhumaine
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Le post-humanisme
selon Jean-Michel Truong

par Pierre Berger

 

Avec son livre Totalement inhumaine (Les empêcheurs de penser en rond, 2001), Jean-Michel Truong pousse aux extrêmes sa méditation sur l'avenir de l'intelligence artificielle et de l'humanité en général. Rappelons qu'il s'agit d'un expert en IA, puisqu'il a cosigné Systèmes experts, vers la maîtrise technique avec Alain Bonnet et Jean-Paul Haton (Interéditions 1986). Il s'est ensuite intéressé aux clonages puis la futurologie plus généralement.

Mon point de vue en quelques mots

Je trouve la synthèse de Jean-Michel Truong puissante, bien en phase avec un certain nombre de thèmes qui se développent actuellement ches différents auteurs, notamment :

- le marché est une "machine" et s'en remettre à la "main invisible" d'Adam Smith c'est ouvrir la porte à "L'horreur économique" (Viviane Forrester). On retrouve la même protestation dans "La planète des esprits" (Philippe Quéau)

- nous allons de manière pratiquement inéluctable vers une certaine forme de mutation de l'humanité, dont Teilhard de Chardin a été un des premiers annonciateurs, avec une perception positive

- l'évolution se fait essentiellement au niveau de structures intermédiaires ; les "mêmes" et les "e-gènes" de Jean-Michel Truong ont des analogues chez des auteurs appartenant à des disciplines bien différents:

. tout le mouvement de recherche sur les "agents intelligents", auxquels il faudrait adjointer la forme intéressante malgré sa réalité concrète négative, que constituent les virus (Ludwig,

. la recherche des roboticiens sur les "comportements" et leur mise en architecture (Pauli, par exemple)

. les analyses de psycho-sociologues comme Jean-Claude Kaufmann, avec ses "habitus" et leur intégration.

En revanche, je crois qu'on peut encore espérer que la transition vers l'humanité de demain n'implique pas une catastrophe aussi dramatique, même si les événements actuels ont de quoi renforcer les inquiétudes.

Pour cela, il faut inventer d'autres types d'humains que les imbus, le cheptel et l'epsilon. En attendant mieux, appelons les "ingénieurs-philosophes", comme les Grecs mettaient leur espoir dans des "rois-philosophes".

Résumons les points du livre qui nous paraissent essentiels :

La fin de l'homme

Le livre s'inscrit dans ligne du post-humanisme, introduit notamment par une citation d'André Leroi-Gourhan : "On peut se demander ce qu'il restera de l'homme après que l'homme aura tout imité". L'humanité, telle que nous la connaissons, va vers sa fin. Et Truong ne la regrettera pas "Nous étant débarrassés d'Al Carbone (l'homme de chair issu de la biologie et de la chimie organique), il nous faut à présent renoncer à l'homme comme top model de l'intelligence", "renoncer à nous prendre pour Dieu".

Homo sapiens n'est que "l'espèce mère vouée à engendrer et élever le Successeur". Et cette mère n'a pas droit à l'avortement. "Le Successeur a dépassé le point de non retour". Chaque nouvelle crise (économique en particulier) "accroît son autonomie et aggrave notre aliénation".

Comment le "Successeur" parvient à ses fins

Le Successeur est "cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l'homme comme habitacle de la conscience", émergeant sous nos yeux de ce substrat artificiel... qu'on appelle le Net.

Le processus a deux volets :

- Chez les humains, est apparu un nouveau type de réplicateur, le "même". Ce sont "des unités élémentaires d'information susceptibles de se transmettre d'un cerveau à l'autre". Aussi bien des mots que des musiques ou des paradigmes.

- Dans les machines, les agents logiciels deviennent des e-gènes (pour les distinguer de leurs équivalents organiques).

D'un côté comme de l'autre, ces entités se développent selon un processus collectif darwinien, non maîtrisé centralement. Ce processus n'est plus régi par le pouvoir politique (libéralisme) ni limité par les frontières (mondialisation). Il va très vite (Internet). Mêmes et e-gènes forment des boucles autocatalytique, s'épaulent mutuellement. La pompe tourne de plus en plus vite. Et toujours à l'avantage du Successeur.

Les rôles que jouent les humains

Les "Imbus" sont "cette caste d'humains à la fois imprégnés jusqu'à la moelle des intérêts du Successeur, fiers jusqu'à l'arrogance des privilèges que leur confère cette contamination, et ignorants jusqu'à l'inconscience de leur aliénation". Elle comporte des héros (Gates, Bezos, Koogle, Milken, Soros, Reagan, Thatcher) et des aèdes "qui excellent à chanter les exploits des héros".

Leur projet implique pour le reste de l'humanité, le Cheptel. Le souci principal des Imbus est "d'en maintenir le pouvoir énergétique - sa valeur en tant que combustible du Successeur". Le projet du Cheptel pour lui-même est simplement de ne pas souffrir. Mais 95% du cheptel s'avèrera inapte, et devrait disparaître.

Reste "la fraction échappant à l'attraction des deux précédents", epsilon. Son projet de refus du monde et de ses séductions... ne gênera personne tant qu'ils se contenteront de hanter les marges". Mais finalement, les deux projets s'affronteront, "Projets d'annihilation mutuelle, qui auront en commun une extrême brutalité.. conduiront à reconsidérer des acquis tels que l'abolition de la peine de mort... ".

Apocalypse et régression

Le transfert n'ira pas "sans une formidable régression... Il faudra du temps pour que le Successeur compose l'équivalent de Hamlet.. s'il en éprouve jamais le désir. Mais où est-il écrit que la quantité d'intelligence dans l'univers doive augmenter de manière continue avec le temps ?". Il faut de toutes façons s'interroger sur les échénaces vraisemblable de la prise de pouvoir su "Successeur". Contentons nous de citer une note de Bertrand Braunschweig (président de l'Afia) : "Cette vision est fascinante parce qu'elle développe encore plus loin les prévisions les plus optimistes sur les capacités de l'IA, elle est aussi inquiétante de par la place laissée à l'homme dans ce schéma. On peut contester l'idée en soi, mais plus concrètement je voudrais souligner que les technologies actuelles d'apprentissage numérique et symbolique, d'évolution artificielle, d'agents intelligents, sont loin de pouvoir relever un tel défi à moyen terme". Annexe : Quelques autres textes "post-humanistes" Saint Paul Vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses agissements, et vous avez revêtu le nouveau, celui qui s'achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l'image de son Créateur. Là, il n'est plus question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d'incirconcision, de Barbare, de Scythe, d'esclave, d'homme libre ; il n'y a que le Christ, qui est tout et en tout. Epître aux Colossiens 39. Et ailleurs : Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi. Nietzsche Je vous annonce le surhomme. L'homme est quelque chose qui doit être dépassé. Qu'avez- vous fait pour le dépasser ? … Vous avez fait le chemin du ver à l'homme, et il reste encore beaucoup de ver en vous. Vous avez été des singes, et maintenant encore l'homme est plus singe que les singes. ...Le surhomme est le sens de la Terre. Ayez la volonté de dire "Que le surhomme soit le sens de la Terre". Je vous en conjure, mes frères, soyez fidèles à la Terre et ne croyez pas ceux qui vous font miroiter des espoirs supra-terrestres… Dieu est mort. Ainsi parla Zarathoustra. Teilhard de Chardin L'humanité, prise sous sa forme actuelle... ne peut être scientifiquement regardée que comme un organisme n'ayant pas encore dépassé la condition de simple embryon… un vase domaine de l'ultra-humain se découvre en avant de nous… domaine où nous ne saurions ni survivre, ni supervivre, qu'en poussant, et en épousant au maximum, sur Terre, toutes les forces disponibles de vision commune et d'unanimisation. 6 janvier 1950 (in le Milieu Divin). Asimov - Vous me dites, Suzanne, que l'Humanité n'est plus maîtresse de son avenir ? - Elle ne l'a jamais contrôlé, en fait. Elle a toujours été à la merci de forces économiques et sociales qu'elle ne comprenait pas, de la météorologie et des hasards de la guerre. Maintenant, les Machines comprennent ces forces. Et personne ne peut les arrêter, car les Machines les gèrent comme elles gèrent la Société. Car elles ont la plus puissante des armes à leur disposition, le contrôle absolu de notre économie. - C'est horrible ! - C'est peut-être merveilleux. Pensez que, de tous temps, les guerres étaient inévitables. Maintenant seules les machines sont inévitables. Je l'ai compris dès le début, quand les pauvres robots ne savaient même pas parler, jusqu'à la conclusion d'aujourd'hui, où ils empêchent l'humanité de se détruire. Je n'en verrai pas plus, ma vie est finie. C'est vous qui verrez la suite de l'histoire. Fin de "I Robot" (Signet, 1950). Ce dialogue est censé se passer en 2058, entre le Co-ordinateur mondial et Susanne Calvin, robopsychologue. Joseph Wresinski Si le misérable nous interroge, s'il nous pose des questions et nous oblige à nous en poser, ce n'est pas parce qu'il nous demande de ralentir notre marche, mais qu'au contraire il nous contraint d'aller plus vite et plus loin, de voir infiniment plus grand et d'être plus ambitieux que nous ne le sommes. Il nous entraîne dans un véritable vertige de remise en cause de l'humanité. fondateur d'ATD Quart Monde. La violence faite aux pauvres. Igloos, 1968. Pierre Berger Où allons-nous ? Personne ne peut le dire, pour la bonne raison que la main invisible nous dépasse, que nous coopérons, les uns par obligation pour survivre, les autres par devoir, beaucoup aussi par passion ou par plaisir, à la construction de quelque chose qui est plus grand que nous. L'âme digitale dépasse radicalement les limites de notre corps, que ce soit celui de chacun d'entre nous ou le corps global que forme l'ensemble des dix milliards d'humains qui peuplent la planète. L'hypermonde prend forme. Il exigera de nous de plus en plus d'humilité. Mais il ne nous demandera pas de nous détruire, bien au contraire. Pendant longtemps encore, l'âme digitale ne pourra grandir sans la participation de la chair, et nous rendra au centuple ce que nous lui donnerons. Peut-être, un jour, ces corps mêmes seront-ils tellement dépassés qu'il faudra renoncer à eux pour nous incarner dans de nouvelles formes matérielles. Elles ressembleront sans doute aussi peu aux ordinateurs d'aujourd'hui qu'aux bipèdes qui parvinrent à les construire. Mais ce temps est loin devant nous. Plusieurs générations humaines nous en séparent. Rien ne garantit que cela sera un bien pour nous. D'autres Auschwitz hélas ! nous attendent peut-être. Mais rien ne prouve non plus que de telles autodestructions seront nécessaires pour passer dans la phase suivante de développement de l'âme digitale. Le pire n'est jamais sûr. Et, depuis que le monde est monde, les porteurs d'espérance ont toujours eu une meilleure âme que les pleurnichards. N'ayons pas peur ! Osons, au moins, explorer les possibilités d'un "post-humanisme"... ne serait-ce que pour repérer ses limites. Car la montée des machines a ses limites. Au cœur même de la logique, des mathématiques, des ordinateurs, s'infiltrent paradoxes, indécidabilités, bogues, virus. La relativité ne se limite pas à la physique. L'irrationalité n'est pas une tare humaine, une conséquence de ses fautes. La logique elle-même porte son péché originel au cœur de nos œuvres, de l'avenir commun de l'humanité et de ses machines. Rien ne nous garantit un progrès sans catastrophes. Mais la puissante dynamique du passé nous promet de passionnantes escalades pour le prochain millénaire. L'informatique libère l'humain. L'Harmattan 1999

Pierre Berger

© ASTI-Hebdo, 2001

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