Totalement inhumaine
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Notes de lecture
par Bertrand Braunschweig


Les fidèles de l'AFIA et anciens de l'IA se souviendront que Jean‑Michel Truong était un des fondateurs de Cognitech, une des premières sociétés développant des systèmes experts en France dans les années 80. Le dernier essai de JMT contient d'ailleurs une dédicace à Alain Bonnet, avec qui l'auteur avait publié un ouvrage sur les systèmes experts en 1986 ‑ Jean Paul Haton en était le troisième coauteur

Dans " Totalement inhumaine ", essai de 200 pages, JMT défend l'idée que l'humanité est en train de céder sa place dominante au profit du Successeur, " l'espèce émergeant sous nos yeux de ce substrat artificiel fait de mémoires et de processeurs toujours plus nombreux en voie d'interconnexion massive qu'on appelle le " Net ". Il défend cette théorie en montrant comment le Successeur a notamment réussi à détourner à son profit tout d'abord les crédits militaires, avec la Guerre des Etoiles, puis les crédits civils, avec internet et le commerce électronique. A son service, l'humanité se voit répartie en trois classes : les Imbus, ceux qui profitent de sa gloire ; le cheptel, c'est‑à‑dire vous et moi; et " epsilon ", les David Vincent en lutte contre l'envahisseur inhumain.

Pourquoi donc parler de ce livre sur le site et dans le bulletin de l'AFIA? Pas seulement parce que l'auteur a commencé sa carrière dans l'industrie de l'IA. Mais aussi, et surtout, parce que plusieurs thèmes chers aux aficionados de l'IA y sont abordés, parfois sans prendre de gants (pour les systèmes experts), parfois de manière plus sympathique, par exemple pour les réseaux neuronaux, les systèmes multi‑agents et l'évolution artificielle : les approches avec apprentissage ont la faveur de JMT.

Mon but n'est pas ici de vous conter " T.I. " par le menu. Je préfère en extraire trois morceaux choisis, pour vous donner une idée de ce qu'on peut trouver dans ce livre, et, au cas où vous seriez hésitants après la lecture des premiers chapitres politiquement incorrects, pour vous encourager à pousser plus loin votre curiosité. Je veux aussi souligner la grande culture générale de JMT, qui cite en référence aussi bien Nietzsche, Heidegger que Turing et Minsky ou encore les rapports de recherche MIT et DARPA.

Quelques morceaux choisis

Sur les systèmes experts et les réseaux neuronaux, JMT attaque fort le principe de l'ingénierie des connaissances :

" ... il nous faut à présent renoncer à l'homme comme top model d'intelligence... elle (l'intelligence artificielle) entreprit donc de mettre en boîte les connaissances et méthodes de raisonnement des plus doués d'entre nous... puis on se rendit à l'évidence: à trop vouloir faire l'ange, l'IA ne faisait que la bête... les chercheurs finirent par réaliser que ce qu'il fallait singer, ce n'était pas l'ange, mais la bête. Ceux qui étudiaient les réseaux neuronaux artificiels firent dans cette direction un premier pas... quelque chose d'intelligent pouvait émaner d'une coalition de sots... "

Sur l'apprentissage, citant Turing, JMT soutient le principe d'évolution des systèmes :

" ... plutôt que de chercher à obtenir d'emblée un être parfait, pourquoi ne pas donner jour à un organisme inachevé ‑ une "machine‑enfant" ‑, puis laisser faire cet inlassable éducateur qu'est le temps?... dorénavant, on chercherait à imiter le processus, non le produit " .

Sur les systèmes multi‑agents et le web, JMT voit le web comme lieu de vie des agents logiciels :

" ... l'agent logiciel accède ainsi à la dignité de gène ou ‑ pour le distinguer de son alter ego organique, d'e-gène... les e‑gènes sont en compétition pour une place dans un logiciel comme des allèles pour un locus sur un chromosome... nos calculateurs les plus puissants n'accouchent par ce moyen que de dérisoires avortons. Pour que les e‑gènes expriment la plénitude de leur potentiel, il faudra encore l'interconnexion massive de multitudes de processeurs hyper rapides. Il faudra le Net... "

Suite du livre

On sort des quelques chapitres consacrés à l'IA avec une image plus qu'ambitieuse de ce que pourraient devenir nos machines à calculer préférées : une gigantesque collection d'agents apprenants, se reproduisant naturellement ou par voie humaine, s'automodifiant génétiquement par confrontation avec les données du monde réel, et communiquant à haute vitesse sur le Net. Cette vision est fascinante parce qu'elle développe encore plus loin les prévisions les plus optimistes sur les capacités de l'IA, elle est aussi inquiétante de par la place laissée à l'homme dans ce schéma. On peut contester l'idée en soi, mais plus concrètement je voudrais souligner que les technologies actuelles d'apprentissage numérique et symbolique, d'évolution artificielle, d'agents intelligents, sont loin de pouvoir relever un tel défi à moyen terme. Mais il ne s'agit que d'un élément du débat, puisque JMT inclut l'homme dans le processus de réplication et d'évolution des logiciels, et que sur ce point, il n'y a pas grand chose à redire.

Poursuivant son raisonnement, JMT passe en revue les projets militaires de la Strategic Defense Initiative, l'arrivée massive des ordinateurs dans les usines et à la maison, pour des fonctions de plus en plus nombreuses et de plus en plus indispensables, l'émergence du web, la folie dot.com et ce qu'il s'en suivit, démasquant ainsi le Successeur, pour aboutir à la constatation qu'une nouvelle humanité voit le jour, définie par l'équation : "nouvelle humanité = Imbus + cheptel + epsilon " dont je vous laisse découvrir les conséquences en termes de lutte sociale.

Et alors ?

Un livre qui provoque, un livre qui fait réfléchir.. " T.I. " suscitera certainement des réactions intéressantes, il est rare de voir quelqu'un qui comprenne les bases de l'I.A écrire aussi librement à son sujet. Quant au futur "Matrixien" décrit par JMT, je ne peux m'empêcher de le rapprocher de la communication faite par le futurologue K. Steinmüller à Berlin pendant la session plénière d'ECAI‑2000. Il nous avait décrit trois futurs possibles pour l'IA à long terme: (i) l'IA maîtrisée par l'homme, par l'entremise de coupe‑feux empêchant les machines de communiquer librement; (ii) l'homme symbiotique, mi‑homme, mi‑machine, augmentant ses capacités grâce à ses excroissances informatiques; et surtout (iii) l'IA qui, à force de progresser, finit par dépasser l'homme, et à partir de cet instant précis, ce point singulier, toute prédiction devient impossible. On retrouve, est‑ce l'effet de l'entrée dans le vingt‑et‑unième siècle ?, la thématique de la machine hyper intelligente, à laquelle JMT ajoute le facteur catalysant du Net et de l'évolution artificielle. Mais, contrairement à Matrix, où la domination de l'IA sur l'homme est apparue après une catastrophe écologique, dans " Totalement inhumaine ", cette hypothèse repose sur une évolution logique des ordinateurs, des programmes et du réseau à partir de l'état actuel.

Au moment où sort le film " AI " de Spielberg qui va tenir la vedette des discussions pendant un bon moment, il serait intéressant de débattre également des idées émises dans " Totalement Inhumaine " . La maison d'édition a mis à notre disposition quelques exemplaires pour ceux qui voudraient s'y essayer (me les demander).

A vos claviers, donc ...

Bertrand Braunschweig

© Bulletin de l'Association Française d'Intelligence Artificielle, numéro 46/47, novembre 2001, pages 46 et 47

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