Au
confluent des fantasmes, des sciences
et de la technologie
par
Bernard Strainchamps
"Quand
le sage montre la lune, l'imbécile regarde le
doigt".
Avec
Totalement inhumaine, Jean-Michel Truong fantasme,
à présent, au présent, le
passage de l'inerte au vivant, voit la pierre
comme la future conscience de l'après humanité.
Pour comprendre cet essai, il convient de garder à
l'esprit que l'auteur, de formation psychologue et philosophe,
est spécialiste de l'intelligence artificielle
qu'il promeut depuis plus de vingt ans en entreprise,
voire auprès du grand public avec son roman Le
Successeur de pierre". J.G Ganascia écrit
dans L'Intelligence artificielle : "En jouant
au démiurge, en construisant des machines de
plus en plus complexes, ne risque-t-on pas un jour de
fabriquer une machine qui nous dépasse ? Ce sentiment
étrange de dépossession de soi et de faute
existe depuis longtemps dans la mémoire collective.
[...] Il témoigne d'une crainte terrifiante,
celle de voir l'homme animer l'inanimé, et par
là même abolir les frontières entre
l'inerte et le vivant". Aussi, mieux vaut ne pas prêter
à Jean-Michel Truong trop de mauvaises intentions
philosophiques, sociologiques, voire religieuses...
Jean-Michel
Truong croit au Successeur et place une "immense espérance"
en sa venue. Non encore conscient, le Successeur prend
essor grâce au développement de l'informatique
et de l'Internet. Truong prend pour exemple le virus
de la grippe qui, non conscient, a trouvé l'astuce
pour se propager en nous obligeant à éternuer.
Les e-gènes se développent avec la complicité
des mèmes qu'ils manipulent. But de l'opération
donner au Successeur un parc d'ordinateurs et de logiciels.
Le reste n'étant qu'évolution et mutation
pour que le silicium, le caillou devienne la prochaine
conscience de l'univers. Ce sera l'incroyable démonstration
de Truong qui part du postulat qu'à terme, l'homme
est condamné à disparaître.
Totalement
inhumaine n'est pas la Genèse d'une nouvelle
religion. Le pape dans le Successeur de pierre est
un usurpateur, un ancien psychopathe reconverti. Il
vaut mieux être athée pour lire cet essai,
même s'il n'est pas dépourvu d'ambiguïté.
Et si
l'auteur s'est toujours défendu d'écrire
de la science-fiction, préférant le terme
extrapolation, est-ce qu'à trop vouloir être
"voyant", il ne risque pas de s'aveugler, de finir dans
un cul de sac de la pensée ? Exemple : s'il
décrit avec une plume acérée l'absurdité
du libéralisme, et malgré un formidable
exposé des incidences sociales du tout informatique,
l'auteur ne fait pas le choix de la résistance
: est-ce parce qu'il appelle tant la venue du Successeur
? Donnons à présent la parole à
Jean-Michel Truong qui, dans Libération daté
du 28 juin 1999, expliquait déjà clairement
sa méthode d'exploration : "Toute technologie
a un potentiel de développement qui évolue
dans un champ de contraintes : [
] l'ambition des
chercheurs ; [
] le profit ; [
] la volonté
des puissances ; et [
] l'éthique. Ma méthode
consiste à imaginer le développement d'une
technologie en l'absence de cette force". En fait, Jean-Michel
Truong s'abstient de porter un jugement moral pour pousser
l'extrapolation à son extrême.
Totalement
inhumaine se lit comme une fable, avec dans le rôle
des animaux d'abattoir, les imbus, le cheptel et les
epsilon, emportés par la folie dot-com, la guerre
des étoiles, définitivement discrédités
par les camps de concentration, les charniers de Bosnie
et du Rwanda...
Jean-Michel
Truong est un écrivain étonnant, un extraterrestre
dans un paysage littéraire morne et confiné.
C'est à une véritable réflexion
sur les incidences des nouvelles technologies sur nos
vies qu'il nous convie. Tour à tour, pédagogue
et percutant (n'ayant peur de déboulonner aucune
statue), l'auteur met en scène avec brio les
concepts philosophiques et scientifiques sans jamais
oublier le lecteur, en composant quelques très
belles pages, avec humilité et un certain humour.
Quel
titre, quel essai ! Si on n'est pas obligé d'adopter
le Successeur, l'essor des nouvelles technologies et
leur place dans nos vie appellent d'urgence des exigences
nouvelles .
©
Mauvais Genres 30-déc.-2002