Les 
                            astrophysiciens nous apprennent que notre soleil épuisera 
                            ses réserves de carburant dans 4,5 milliards 
                            d'années. Toute vie organique sur la Terre 
                            cessera alors. Cela, bien sûr, si un météorite 
                            n'y met pas un terme prématurément ou, 
                            beaucoup plus probablement, si l'espèce ne 
                            s'autodétruit pas avant.
                            Car 
                            pour Jean-Michel Truong, auteur de Totalement inhumaine, 
                            un être qui, seulement dans ce siècle, 
                            élimine directement deux cents millions de 
                            ses contemporains et en laisse mourir quelques centaines 
                            de millions d'autres, n'est pas appelé à 
                            une grande destinée. Des chiffres difficiles 
                            à digérer, tout autant que cet essai 
                            scientifique rigoureux mais ô combien dérangeant. 
                            Dérangeant surtout pour qui croit malgré 
                            tout encore en l'Homme. Car pour l'auteur, si une 
                            forme de conscience doit «voir le film de l'univers 
                            jusqu'à la fin», celle-ci sera sans doute 
                            «totalement inhumaine»...
                            À 
                            quoi pense alors le fondateur de Cognitech, première 
                            société européenne spécialisée 
                            en intelligence artificielle ? Eh oui, aux ordinateurs, 
                            c'est-à-dire à un support inorganique 
                            de la conscience. Ainsi, aux trois grandes baffes 
                            historiques, celle de Copernic (la terre n'est pas 
                            le centre de l'univers), de Darwin (L'Homme n'est 
                            qu'une espèce parmi tant d'autres) et de Freud 
                            (le conscient n'est qu'une parcelle de l'inconscient 
                            qui nous habite), Jean-Michel Truong soutient qu'on 
                            s'apprête à en recevoir trois autres!
                            Primo, 
                            on devra d'abord renoncer à l'homme comme « 
                            top model» de l'intelligence. De toute façon, 
                            soutient l'auteur, l'intelligence artificielle le 
                            surpasse ou le surpassera sous peu en tout. Dur pour 
                            l'ego. Parlez-en à Kasparov. Secundo, il lui 
                            faudra admettre qu'un support de carbone n'est pas 
                            le seul possible à la vie et, partant, à 
                            la conscience. Reconnaître que l'enveloppe charnelle 
                            qu'on lui connaît n'est qu'une transition alors 
                            qu'on la croyait un aboutissement. Pas facile non 
                            plus. Et, tertio, cesser de croire que nous sommes 
                            l'auteur de nos oeuvres alors qu'elles adviennent 
                            la plupart du temps à l'insu de notre plein 
                            gré.
                            Car 
                            depuis que Homo sapiens a pris une pierre et en a 
                            fait un outil, il aurait cessé d'évoluer 
                            biologiquement. C'est plutôt sa technique qui 
                            a poursuivi l'évolution, permettant à 
                            l'homme d'adapter son environnement à lui-même 
                            plutôt que l'inverse. Et selon Truong, c'est 
                            cette prise en charge de l'évolution par la 
                            technique qui nous dicterait désormais notre 
                            destinée. Un exemple parmi d'autres? Nos habitations, 
                            qui ont su transformer une race de chasseurs nomades 
                            en banlieusards empavillonnés et endettés 
                            à perpétuité.
                            L'être 
                            humain n'apparaît plus alors que comme l'espèce 
                            mère qui porte déjà l'embryon 
                            de son Successeur. Grâce au perfectionnement 
                            d'internet, les e-gènes (pour « electronic 
                            genes » ou, si l'on veut, les programmes informatiques) 
                            sont les prochaines briques d'information qui se combineront 
                            pour faire émerger un autre type de conscience.
                            À 
                            la suite du biologiste Richard Dawkins, Truong affirme 
                            que la conscience émerge de l'évolution 
                            «par survie différentielle d'entités 
                            qui se répliquent». C'est le principe 
                            de la sélection naturelle qui a fait le succès 
                            de l'ADN.Mais celui-ci ne serait pas le seul à 
                            pouvoir se répliquer et subir une sélection 
                            du milieu. Les «mèmes» le font 
                            aussi. Ce néologisme fut créé 
                            par Dawkins pour désigner toute unité 
                            élémentaire d'information qui se transmet 
                            d'un cerveau à un autre, comme les mots, les 
                            idées, les croyances et autres idéologies 
                            ou paradigmes scientifiques. À l'instar des 
                            gènes, les mêmes se feraient compétition 
                            et pourraient s'associer Certains s'éteindraient 
                            au bout de quelque temps. D'autres auraient du succès 
                            et se répandraient dans toute la population.
                            L'idéologie 
                            néolibérale est malheureusement de ceux-là. 
                            Dans le chapitre probablement le plus déprimant 
                            d'un livre d'une logique déjà plutôt 
                            glaciale, l'auteur expose la façon dont les 
                            sommes colossales d'argent, avec lesquelles on pourrait 
                            guérir bien des fois une humanité souffrante, 
                            sont pompées dans le complexe militaro-industriel, 
                            grâce entre autres au travail soutenu du même 
                            de la logique productiviste. Le même capitaliste 
                            encourage ainsi l'attribution de ressources aux e-gènes, 
                            qui en retour le renforcent en procurant un avantage 
                            évolutif énorme à ses utilisateurs.
                            « 
                            Dissociation des communautés, coalition des 
                            appareils », voilà comment Truong résume 
                            la relation fructueuse entre le même de la mondialisation 
                            et le Successeur. Car pour lui, l'image d'une humanité 
                            unifiée par la conscience de son identité 
                            et prête à lutter pour la préserver 
                            est désormais une fiction. L'humanité 
                            est d'ores et déjà divisée en 
                            trois castes. Les Imbus, fiers jusqu'à l'arrogance 
                            des privilèges que leur confère le Successeur, 
                            et ignorants jusqu'à l'inconscience de leur 
                            aliénation. Le Cheptel, qui alimente dans la 
                            souffrance le Successeur et qui constitue la quasi-totalité 
                            de l'humanité. Et les Epsilon, valeur indéterminée 
                            mais supposée infinitésimale comme celle 
                            qui balance les équations des physiciens. Ces 
                            derniers possèdent ce que même Truong 
                            ne concède pas aux machines: la compassion. 
                            S'ils réussissent à sortir de la marge, 
                            deux projets d'annihilations mutuels s'affronteront 
                            avec une violence inouïe, celui des Epsilons 
                            pour les Imbus, et celui des Imbus pour les Epsilons...
                            Alors 
                            sera peut-être justifié, par contraste, 
                            « l'immense espérance placée dans 
                            la figure totalement inhumaine du Successeur. »
                          Bruno 
                            Dubuc 
                          © 
                            Le Couac, mars 2002, p. 6-7