L'homme 
                          sera supplanté par l'intelligence artificielle. 
                          Totalement dérangeant, Jean-Michel Truong publie 
                          "Totalement inhumaine"
                         
                          Soyons clair: la vision du futur de l'humanité 
                          développée par Jean-Michel Truong fait 
                          franchement peur. On la cantonnerait trop facilement 
                          au rayon science-fiction. D'autant qu'en 1989 déjà, 
                          dans Reproduction interdite et avec sept ans d'avance 
                          sur Dolly, Truong avait prédit toutes nos craintes 
                          actuelles concernant le clonage industriel - thème 
                          dont Spielberg nous entretient avec quelque retard dans 
                          A.I. Par ailleurs, Truong sait de quoi il parle. Avant 
                          de se mettre à écrire, ce Strasbourgeois 
                          lança en 1984 Cognitech, une société 
                          spécialisée dans l'intelligence artificielle, 
                          et il fut consultant en la matière pour Elf Aquitaine, 
                          Unilever, Philips, Alcatel... Dans Totalement inhumaine 
                          (Ed. Les Empêcheurs de penser en rond), un bref 
                          essai cauchemar, il montre comment, aujourd'hui, l'intelligence 
                          artificielle prend le pouvoir. Au détriment de 
                          l'humain. 
                        Le 
                          film de Spielberg est adapté d'une nouvelle de 
                          Brian Aldiss. Vous en avez débattu avec lui sur 
                          Radio Nova, non? 
                        Oui, 
                          mais nous n'avions pas grand- chose à nous dire. 
                          J'aime bien Aldiss, mais il a une vision complètement 
                          dépassée de ce qu'est aujourd'hui l'intelligence 
                          artificielle. Pour des impératifs narratifs, 
                          Spielberg a personnifié l'intelligence artificielle 
                          à travers un être d'apparence humaine. 
                          Mais le problème se pose tout autrement aujourd'hui. 
                          
                        Dès 
                          1989, dans votre roman "Reproduction interdite", 
                          vous imaginiez pourtant une humanité fabriquant, 
                          comme dans "A.I.", des clones à échelle 
                          industrielle... 
                        C'est 
                          vrai. Clonage et intelligence artificielle sont des 
                          technologies qui visent toutes deux à un dépassement 
                          du corps humain. Le but du clonage, c'est bien de créer 
                          des chimères, des êtres mi-chèvre 
                          mi-chou, pour les exploiter - sinon pourquoi investirait-on 
                          autant?... 
                          Et le développement de l'intelligence artificielle 
                          vise un même dépassement du corps humain: 
                          il aboutira à quelque chose qui n'aura plus aucun 
                          rapport avec notre forme humaine, avec nos modes de 
                          pensée et d'expression. Ce sera quelque chose 
                          de radicalement différent. 
                        Dans 
                          cette perspective, selon vous, l'homme n'aura été 
                          qu'une étape transitoire et éphémère? 
                          
                        Oui. 
                          Depuis longtemps, comme le dit Leroi-Gourhan, l'homme 
                          n'est d'ailleurs plus qu'"un fossile vivant". 
                          Il a pratiquement cessé d'évoluer. Dès 
                          l'instant où il a taillé son premier silex, 
                          il a préféré ne plus être 
                          en prise directe avec son environnement. C'est-à-dire 
                          que l'injonction faite à tout animal de s'adapter 
                          à son environnement ne s'est plus appliquée 
                          à lui. Il a contourné cet impératif, 
                          en développant des choses extérieures 
                          à lui: ses outils ont évolué à 
                          sa place. Autour de lui s'est ainsi créé 
                          tout un monde d'objets évoluant beaucoup plus 
                          vite que nous: silex, train, voiture, avion, téléphone... 
                          
                          Le silex, donc, qu'est-ce qu'il est devenu? Eh bien, 
                          le silicium de nos ordinateurs! Il a donné toutes 
                          sortes d'industries, chimiques, génétiques, 
                          informatiques... Et aujourd'hui, nous en sommes arrivés 
                          au point où ces intermédiaires, créés 
                          comme des prolongements de notre corps, vont se détacher 
                          de lui. Parce que, dans la perspective de l'évolution, 
                          le corps humain ne servira plus leurs intérêts. 
                          Mieux vaudra pour eux évoluer hors de nous, de 
                          façon indépendante, avec leur vie propre.Voilà 
                          ce qu'on appelle aujourd'hui intelligence artificielle. 
                          
                        Mais 
                          pourquoi cette intelligence artificielle se détacherait-elle 
                          de son support humain? 
                        Parce 
                          qu'elle sera mieux adaptée à un environnement 
                          futur qui, lui, ne conviendra plus à l'être 
                          humain. Le corps humain est fait de matériaux 
                          périssables, biodégradables, incapables 
                          notamment de résister aux conditions qui existeront 
                          sur notre planète quand la fine pellicule d'atmosphère 
                          qui l'entoure aura disparu. 
                          Finalement, entre les débuts de la Terre, voici 
                          5 milliards d'années, et son terme, dans 4 milliards 
                          d'années, lorsque le soleil brûlera son 
                          propre hélium, l'histoire humaine n'aura été 
                          qu'un bref épisode. Si une forme d'intelligence 
                          doit succéder à l'intelligence humaine, 
                          c'est qu'elle se sera fixée sur des supports 
                          mieux adaptés à sa propre survie. 
                        Cette 
                          intelligence serait alors animée par une volonté, 
                          un dessein?
                         
                          Pas du tout. Comprenons-nous bien... Nous, êtres 
                          humains, pouvons avoir l'impression que se dissimule 
                          là-derrière une volonté, mais ce 
                          n'est qu'illusion de notre part. En réalité, 
                          il s'agit de la résultante de forces qui agissent 
                          de manière parfaitement aveugle. Qui se répliquent, 
                          se dupliquent d'elles-mêmes, à la façon 
                          des virus d'ordinateurs, obéissant à leurs 
                          propres rythmes. 
                          Car il faut aussi, dans cette affaire, savoir à 
                          quelle échelle de temps on se place. N'oubliez 
                          pas que la vie sur terre a mis 3,5 milliards d'années 
                          pour évoluer jusqu'ici.Comparativement, les formes 
                          d'intelligence artificielle, encore embryonnaires, évoluent 
                          beaucoup plus vite. 
                        Aux 
                          USA, l'équipe de Jason Pollock a produit un être 
                          cybernétique, fruit de 600 générations 
                          de mutations e-génétiques. 
                        Oui, 
                          ces formes d'intelligence artificielle sont composées 
                          de ce qu'on peut appeler des e-gènes - qui sont 
                          à l'intelligence artificielle ce que les gènes 
                          sont aux organismes biologiques, et qui sont capables 
                          de muter spontanément, bref d'amorcer un mouvement 
                          d'évolution beaucoup plus rapide que le nôtre. 
                          
                        Finalement, 
                          dans toute cette histoire d'évolution, l'homme 
                          ne serait que le dindon de la farce? 
                        Vous 
                          savez qu'un Richard Dawkins, l'auteur du Gène 
                          égoïste, pense que l'être humain 
                          n'est qu'un vaisseau, un véhicule pour ses gènes, 
                          qui se perpétuent grâce à lui. Bon, 
                          Dawkins sait bien que l'homme n'est pas que cela. Mais 
                          il pointe notre erreur de perspective: nous ramenons 
                          tout à nous et, dans notre anthropocentrisme, 
                          nous sommes incapables de prendre conscience de notre 
                          fonction réelle dans l'évolution. 
                        N'est-ce 
                          pas l'histoire du ver et de la crevette, que vous racontez 
                          dans "Totalement inhumaine"? 
                        Il 
                          s'agit d'un ver lacustre qui ne peut se reproduire qu'à 
                          l'air libre. Comment va-t-il parvenir à quitter 
                          sa vase pour gagner le rivage? Réponse: il parasite 
                          une certaine crevette, opacifie sa cornée pour 
                          qu'elle ne mesure pas le danger qu'il y a à approcher 
                          la surface de l'eau où, aveuglée, elle 
                          se fait happer par un canard... C'est ainsi que le ver 
                          gagne la rive à bord du canard. Je pense que 
                          nous jouons le rôle de cette crevette. Aujourd'hui, 
                          les e-gènes, agents de l'intelligence artificielle, 
                          nous manipulent à notre insu pour parvenir à 
                          de nouveaux rivages, et quand ils les auront atteints, 
                          ils nous laisseront en plan. Un jour, l'intelligence 
                          artificielle se passera ainsi du support humain. 
                        Encore 
                          plus que nous, les e-gènes se servent de la technologie 
                          pour communiquer? 
                        Oui. 
                          Remarquez que les comportements humains obéissent 
                          d'ailleurs de plus en plus à une logique de processeur. 
                          Le choix des employés d'une entreprise semble 
                          désormais s'opérer sur des bases analogues: 
                          la tentation de sélectionner d'après des 
                          critères génétiques, c'est-à-dire 
                          non humains, existe bel et bien puisqu'on s'alarme de 
                          cette possibilité. 
                        Vous 
                          voyez là une disparition de l'humain. 
                        Ah, 
                          absolument. On ne raisonne plus du tout en termes humains.
                        L'homme 
                          pourtant se croit encore maître de son destin. 
                          
                        Les 
                          décisions humaines, en réalité, 
                          vous ne trouvez jamais leurs décideurs. Vous 
                          ne pouvez pas individualiser les décisions. On 
                          le sait bien aujourd'hui, personne n'a planifié 
                          la Shoah, mais elle s'est faite: il y a eu une impulsion 
                          donnée et, à partir de là, une 
                          multitude d'acteurs, de Goering à Goebbels jusqu'aux 
                          aiguilleurs de la Bundesbahn, ont tous permis que la 
                          Shoah ait lieu. Le même type de phénomène 
                          se produit avec la mondialisation. 
                        Comment 
                          cela! 
                        Personne 
                          n'a voulu la mondialisation, elle se fait quand même. 
                          La mondialisation, c'est un ensemble de petits processeurs, 
                          d'agents qui le plus souvent ne se connaissent pas les 
                          uns les autres, qui agissent chacun dans leur coin, 
                          mais selon une synergie globale qui fait que les choses 
                          vont dans cette direction...
                          La meilleure preuve, c'est que les militants anti-mondialisation 
                          savent si peu à qui s'en prendre qu'ils en sont 
                          réduits à faire du chahut devant le siège 
                          de telle ou telle institution, sans qu'aucun responsable 
                          véritable soit identifiable... 
                        C'est 
                          le principe de la fourmilière, super-organisée 
                          bien que chaque fourmi n'ait que quelques neurones? 
                          
                        Dans 
                          la fourmilière, vous avez des agents peu intelligents, 
                          sous-informés, dont aucun ne dispose de la totalité 
                          de l'information nécessaire à la planification 
                          de l'ensemble. Et pourtant, les interactions de ces 
                          multitudes d'agents font que toute la fourmilière 
                          agit dans le même sens. 
                        Et 
                          la démocratie, là-dedans? 
                        Une 
                          pure illusion que nous nous donnons: nous prenons les 
                          décisions que l'air du temps veut que nous prenions. 
                          Avec la mondialisation, les choses se décident 
                          de plus en plus sans que le citoyen ait le moindre poids 
                          sur elles. Peut-être la Suisse échappe-t-elle 
                          encore partiellement au phénomène. Mais 
                          un Français, lui, se rend bien compte que 80% 
                          des décisions le concernant sont prises à 
                          Bruxelles par des gens qu'il ne connaît pas, des 
                          experts, des institutions... Ensuite, nos propres institutions 
                          politiques sont là pour enregistrer, répartir 
                          et décliner dans le droit les règlements 
                          qui sont imposés ailleurs... 
                        Ne 
                          sautons-nous pas un peu abruptement des e-gènes 
                          à la mondialisation? 
                        Non. 
                          La mondialisation est le biotope le plus approprié 
                          au développement des e-gènes. Elle entraîne 
                          l'agrégation de sur-ensembles tout en désagrégeant 
                          les communautés locales et leur tissu. Elle draine 
                          tous les capitaux nécessaires à leur reproduction, 
                          qu'elle favorise. Songez que la nouvelle économie 
                          a englouti 5200 milliards de dollars qui auraient pu 
                          être utilisés comme des micro-crédits 
                          dans les pays sous-développés, pour aider 
                          à créer de petites économies locales...
                          En fait, nous sommes complètement bluffés 
                          par des technologies qui pompent l'essentiel de nos 
                          ressources, orientant l'esprit humain dans un sens qui 
                          est favorable aux e-gènes. 
                        Et 
                          le terme de tout cela, où le voyez-vous? 
                        Nous 
                          ne pouvons revenir en arrière. Il y a dans ce 
                          phénomène une fatalité. A long 
                          terme, je vois bien l'avènement de cette intelligence 
                          artificielle, détachée de nous, sorte 
                          de réseau fluide comme l'air, rapide comme la 
                          lumière, que nous aurons enfantée et qui 
                          sera après tout - cela pourrait-il être 
                          une espérance, une consolation? - notre progéniture. 
                          
                        Propos 
                          recueillis par Jean-François Duval 
                        A 
                          lire 
                         
                          Le dernier livre de Jean-Michel Truong, "Totalement 
                          inhumaine", est un bref essai qui brosse un tableau 
                          ravageur de l'avènement de l'intelligence artificielle 
                          et de son règne. Truong voit dans cette intelligence 
                          notre Successeur. Il montre comment, profitant des Imbus 
                          (en gros, les dirigeants) et du Cheptel (en gros, la 
                          masse), elle investit aujourd'hui tous les secteurs 
                          des activités humaines. Changeant constamment 
                          d'échelles, la démonstration de l'auteur 
                          embrasse tout, considère ici l'extinction de 
                          notre soleil, là les méfaits de la "Folie 
                          dot.com". L'ensemble reste néanmoins cohérent, 
                          la pensée et le style de Truong emportant tout 
                          dans son flux, non sans entretenir une certaine ambiguïté, 
                          puisque l'auteur trouve malgré tout quelque "espérance" 
                          dans l'avènement de ce Successeur. Principal 
                          mérite du livre: une invite à nous décentrer 
                          et à élaborer une réflexion moins 
                          anthropocentriste sur les évolutions à 
                          venir. Jean-Michel Truong. "Totalement inhumaine", 
                          Les Empêcheurs de penser en rond, 2001. Egalement, 
                          deux romans, "Reproduction interdite" (Plon, 
                          1989, rééd. 1999) et "Le Successeur 
                          de pierre" (Pocket, 2001).
                          
                        © 
                          Construire, n° 44, 30/10/01