ECCE 
                            HOMO
                          L’homme est mort. Il est mort 
                            à Auschwitz, et Hiroshima, Koursk et Kigali, 
                            dans tous les hauts lieux du massacre, où le 
                            vrai visage de l’homme se révèle. 
                            Non pas une image de Dieu, ni même un être 
                            moral affligée de faiblesses ou de tentations 
                            passagères ; mais une créature 
                            fondamentalement violente, à qui cette violence 
                            a permis des percées sur le plan intellectuel 
                            et technique, et dont on peut parier qu’elle 
                            en périra.
                          La créature humaine est de 
                            toute façon condamnée. Son soleil mourra 
                            dans 4,5 milliards d’années, et les lois 
                            de la physique lui interdisent d’espérer 
                            s’implanter hors du système solaire. 
                            Encore plus lointainement, la matière de l’univers 
                            se désagrégera, rendant impossible la 
                            vie telle que nous la connaissons.
                          Jean-Michel Truong propose déjà 
                            une épitaphe pour l’humanité en 
                            sursis, cette phrase de Nietzsche : " En 
                            quelque recoin écarté de l’univers 
                            répandu dans le flamboiement d’innombrables 
                            systèmes solaires, il y eut une fois un astre 
                            sur lequel des animaux intelligents inventèrent 
                            la connaissance. Ce fut la minute la plus arrogante 
                            et la plus mensongère de " l’histoire 
                            universelle " : mais ce ne fut qu’une 
                            minute. A peine quelques soupirs de la nature, et 
                            l’astre se figea, et les animaux intelligents 
                            durent mourir ".
                          Mais Platon, Mozart, Einstein, tout 
                            cela aura-t-il été vain ? Non, 
                            répond Jean-Michel Truong, l’existence 
                            de l’humanité n’aura pas été 
                            absurde. Il y aura une vie et une intelligence après 
                            l’homme, totalement inhumaine.
                          LE 
                            FILS DE L’HOMME
                          La vie, en effet, n’est pas 
                            nécessairement liée à la matière 
                            organique. La vie est un processus, " la 
                            survie différentielle d’entités 
                            qui se répliquent ". Hors les gènes, 
                            un type nouveau d’entités connait une 
                            reproduction et une évolution ultra-rapides : 
                            les mèmes, les unités élémentaires 
                            d’information, qui se propagent de cerveau à 
                            cerveau, dont il est possible de décrire la 
                            biologie. Or le multimédia offre maintenant 
                            aux mèmes la possibilité de s’affranchir 
                            de la communauté des cerveaux humains, leur 
                            biotope originel.
                          Certes, le multimédia n’est 
                            rien encore sans les cerveaux humains qui le fondent, 
                            tant au niveau du contenu que du support matériel. 
                            Et c’est là le cœur de la thèse 
                            de Jean-Michel Truong : la machine est en train 
                            de s’autonomiser.
                          Les experts en intelligence artificiel, 
                            en effet, commencent à obtenir de biens meilleurs 
                            résultats en produisant, selon le modèle 
                            exprimée par Alan Turing, des machines évolutives. 
                            Baties sur le modèle du cerveau, elles sont 
                            des assemblages d’agents logiciels simples, 
                            individuellement dénués d’esprit. 
                            Ces agents mis en réseau, selon des modalités 
                            particulières, et rendus capables d’expérimenter, 
                            apprennent et aboutissent à des comportements 
                            intelligents.
                          Qu’on y regarde de plus près : 
                            les agents logiciels simples prolifèrent sur 
                            la planète et au-delà. Ils sont dans 
                            les mémoires de milliards d’automates 
                            produits par l’homme. Ils évoluent à 
                            une cadence qui auraient fait passer les premiers 
                            hominidés au stade de l’homo sapiens 
                            en une heure. Et déjà ils sont reliés 
                            en réseau via l’internet.
                          Il ne manque en somme que la dissémination 
                            de ces logiciels capables de coordonner des milliards 
                            de travailleurs numériques, pour que l’éventualité 
                            d’un affranchissement de la machine vis à 
                            vis de l’homme ne soit plus une hypothèse. 
                            Cette dissémination hors des officines spécialisées, 
                            assure Jean-Michel Truong, n’est qu’affaire 
                            de temps. Déjà il nous invite à 
                            contempler les premiers instants de l’embryon 
                            du successeur de l’homme, instants historiques, 
                            terrifiants, et en un certain sens, émouvants.
                          Ce Successeur de l’homme est 
                            encore étroitement dépendant de l’homme, 
                            mais il accomplit ses premiers mouvements autonomes : 
                            témoins ces usines presque entièrement 
                            automatiques, qui créent des machines qui administreront 
                            la fabrication de celles qui les ont fabriquées… 
                            L’extension de l’automatisation étend 
                            chaque jour l’autonomie de l’embryon. 
                            Et que de promesses y sont contenues ! Certes, 
                            cet embryon n’a pas encore de corps, il n’est 
                            pas encore une totalité unifiée. Mais 
                            il débute dans la vie doté d’organes 
                            sensoriels infiniment plus nombreux et sensibles que 
                            ceux de l’homme, et il dispose de moyens d’actions 
                            infiniment plus variés et puissants, c’est 
                            à dire de tous les outils de l’homme.
                          Alors, rétrospectivement, les 
                            agents logiciels qui nous sont familiers apparaitront 
                            comme les gènes, ou plutôt les e-gènes, 
                            de la forme de vie qui devint le véhicule de 
                            l’intelligence après l’homme.
                          GENESE
                          Tout conspire à la naissance 
                            de cette intelligence : les forces aveugles de 
                            l’évolution sont inexorables. Jean-Michel 
                            Truong compare ce processus au parasitisme du polymorphus 
                            paradoxus, un ver qui loge dans les crevettes des 
                            étangs. Parvenu à maturité, ce 
                            ver doit passer à l’air libre pour se 
                            reproduire. Alors il administre à la crevette 
                            qui l’héberge une substance qui lui opacifie 
                            la cornée. Celle-ci doit se rapprocher de la 
                            surface pour y voir, et devient une proie facile pour 
                            un canard. Au terme de sa digestion, le canard libérera 
                            le ver sur la rive…
                          L’émergence du Successeur 
                            a eu lieu durant la seconde guerre mondiale, avec 
                            l’invention des calculateurs et des décrypteurs, 
                            premiers véhicules des e-gènes. Depuis 
                            ce succès, les e-gènes ont trouvé 
                            dans les cerveaux humains de puissants alliés 
                            pour leur développement : les mèmes 
                            qui associent informatique et victoire. La Guerre 
                            Froide a fourni le contexte favorable au plein épanouissement 
                            de cette alliance. Le mème " informatique 
                            = victoire " a poussé à des 
                            investissements massifs. Les avancées techniques 
                            qui en ont résulté ont renforcé 
                            le mème, encourageant de nouveaux investissements. 
                            Ainsi s’est formée une boucle où 
                            mèmes et e-gènes se sont renforcés 
                            mutuellement. Mais le processus à atteint un 
                            stade où il devient autonome, détourné 
                            des ses objectifs premiers. Jean-Michel Truong parle 
                            d’un effet hallucinatoire du mème, au 
                            profit, bien sûr, du Successeur qui se fraie 
                            une voie vers l’être.
                          La pertinence d’investissements 
                            aussi massifs dans les technologies de l’information 
                            est en effet discutable. Des contre-exemples, tels 
                            que Vietnâm, Afghanistan, intifada, montrent 
                            la limite de ce modèle. A ses incontestables 
                            réussites, on peut objecter que tout investissement 
                            aussi massif dans une autre voie aurait fatalement 
                            produit des effets. Mais la réalité 
                            n’y fait rien : avec la fin de la Guerre 
                            Froide, la pompe à investissements vient d’être 
                            relancée par la " Guerre des étoiles ", 
                            doublée de la fumeuse théorie des " rogue 
                            states ", ces Etats instables et soi-disant 
                            dangereux.
                          Le Successeur a élargi son 
                            milieu de développement en pénétrant 
                            l’économie. L’association gagnante, 
                            cette fois, à été celle de " informatisation " 
                            et " productivité ". Quelques 
                            mensonges choisis sont venus obscurcir les cerveaux : 
                            le péril japonais, des prévisions de 
                            gains de productivité faramineuses, la promesse 
                            que les emplois détruits seraient convertis 
                            en nouveaux emplois à forte composante technique. 
                            Là aussi la réalité vient contredire 
                            ces promesses. L’informatisation massive de 
                            l’économie a aboutit aux gains de productivité 
                            les plus bas depuis la Seconde Guerre Mondiale. Elle 
                            a accru la pression sur les salariés, qui accomplissent 
                            une part toujours plus large de leur travail en dehors 
                            des heures ouvrables. Quand aux autres, ceux qui ont 
                            perdu leur emploi, comment a-t-on pu sérieusement 
                            penser que les travailleurs des chaînes de montage 
                            allait se reconvertir en technicien informatique ?
                          Il a fallu pour anesthésier 
                            l’esprit critique des salariés créer 
                            un contexte de compétition généralisée 
                            et universelle. Il a fallu opposer le fils au père, 
                            l’actif au retraité, le consommateur 
                            au producteur, le Chinois au Lillois : il a fallu 
                            mondialiser. Cette mondialisation, agitée comme 
                            un spectre pour justifier tous les licenciements, 
                            tous les chantages et tous les renoncements politiques, 
                            est pour une large part voulue par les multinationales 
                            qui s’en disent les victimes. Le résultat 
                            observable en est un appauvrissement. Cet appauvrissement 
                            n’est pas un effet secondaire : il est 
                            le but recherché, c’est à dire 
                            la précarisation et la soumission des salariés.
                          La mondialisation offre ainsi aux 
                            e-gènes l’environnement propice à 
                            leur prolifération. Ceux-ci créent en 
                            retour le moyen de réaliser la mondialisation : 
                            l’internet.
                          Loin d’être une technique 
                            libératrice, l’internet trouve son plus 
                            puissant allié dans les forces qui travaillent 
                            à la réalisation d’un marché 
                            mondial, et par conséquent, on l’a vu, 
                            à une dislocation de toutes les solidarités 
                            humaines. En première ligne de ce travail, 
                            la classe sociale que Jean-Michel Truong nomme " les 
                            imbus ", c’est à dire : 
                            les possédants. Imprégnés des 
                            mèmes favorables au Successeur par leur éducation, 
                            ils les perpétuent car ils fondent leur position 
                            sociale. Cette classe sociale est fondamentalement 
                            prédatrice et conformiste.
                          Par le web, le Successeur a gagné 
                            enfin la dernière sphère qui était 
                            en friche : il s’est étendu à 
                            la vie domestique. Le concept de Nouvelle Economie 
                            fut le cheval de Troie par lequel le Successeur réussit 
                            cette percée, car : 1 : cette Nouvelle 
                            Economie allait supplanter l’ancienne ; 
                            2 : la fortune était promise aux premiers 
                            arrivés, les autres allaient être ringardisés ; 
                            3 : l’alternative, c’était : 
                            en être ou mourir. C’est ainsi qu’on 
                            assista à " la folie dot-com ", 
                            que les ménages s’équipèrent 
                            exponentiellement en TIC et épargnèrent 
                            en masse vers les valeurs des Nouvelles Technologies, 
                            pour finalement perdre quatre mille milliards de dollars 
                            dans l’effondrement de ces valeurs. Le seul 
                            vainqueur de cette folie est le Successeur, qui détourne 
                            pour son développement des sommes toujours 
                            plus colossales.
                          REX 
                            MACHINA
                          L’homo sapiens n’évolue 
                            plus depuis qu’il s’est doté d’outils : 
                            seuls ses outils l’ont fait. Nous en sommes 
                            au stade où tandis que nous apprenons à 
                            manier nos nouveaux objets, ceux-ci apprennent à 
                            nous manipuler. Mieux, le Successeur nous façonne 
                            peu à peu selon ses besoins. Il crée 
                            une humanité cheptellisée, bientôt 
                            sacrifiable en totalité.
                          Il est trop tard pour revenir en arrière : 
                            le Successeur a trop de ressources pour espérer 
                            lui infliger des dommages autres que locaux. Nos outils 
                            nous sont trop vissés au corps : nous 
                            sommes plus dépendants d’eux, qu’eux 
                            de nous.
                          Ainsi 
                            se dessine une humanité en stade terminal divisée 
                            en trois groupes : les Imbus ; le grand 
                            Cheptel des salariés atomisés, qui bientôt 
                            n’aspireront plus qu’à l’apaisement 
                            de la crainte que leur inspire un monde devenu hostile, 
                            combustibles du processus par lequel le Successeur 
                            se renforce peu à peu ; et les exclus 
                            incurables de cette nouvelle humanité, qui 
                            vivront peut-être de prédation, de charognage 
                            ou d’une agriculture néolithique, et 
                            que Jean-Michel Truong baptise " epsilon ". 
                            Alors, lorsque les epsilons prendront conscience d’eux-mêmes 
                            comme ennemis irréconciliables de " la 
                            nouvelle humanité ", se jouera la 
                            scène finale de la saynète de l’humanité, 
                            et tous s’anéantiront mutuellement dans 
                            un dernier flamboiement d’horreur, et peut-être 
                            les derniers survivants tourneront-ils les yeux vers 
                            le Successeur, qui larguera les amarres de l’humanité, 
                            emportant avec lui l’intelligence et la vie.
                          Sylvain 
                            Fontaine 
                          © 
                            Mauvais genres, 2001