Totalement inhumaine
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Rage against the machine

par Sylvain Fontaine

" Totalement inhumaine " est un pamphlet d’un singulière puissance. Il est de la lignée de ces petits livres qui pèsent lourds, tels que " La société du spectacle ", de Guy Debord, ou encore " Sur la télévision ", de Pierre Bourdieu. De " La société du spectacle " on retrouve la mécanique logique implacable qui se referme sur le lecteur, jusqu’à ce qu’il ait envie de crier grâce. De " Sur la télévision " on retrouve l’analyse et la mise en perspective d’idées et de phénomènes contemporains tellement admis et massifs qu’ils bouchaient l’horizon de la pensée. Enfin, le lecteur en éprouvera aussi un frisson esthétique assez rare, car la vision développée va au-delà de l’histoire immédiate : elle a pour perspective l’histoire de la vie et de l’intelligence sur notre planète, et pour ligne de fuite la mort de l’humanité.

Ceci ne va pas d’ailleurs sans créer un brouillage dans la compréhension. Jean-Michel Truong a choisi d’annoncer cette mort comme inéluctable, et la destitution de l’homme par ses machines comme inexorable. Le ton adopté est celui d’un Jean-Baptiste du 21è siècle qui crierait dans les déserts électroniques : " Préparez le chemin du Successeur. Rendez droits ses sentiers ! ". Mais il y a d’abord dans ce livre une profonde sensibilité à la souffrance humaine, et l’idée que cette souffrance est sans issue. Demain comme hier les démons de l’humanité mèneront leur sarabande, égoïsme, cupidité, orgueil, et les souffrances seront à proportion de la puissance de nos moyens techniques. Voir " Reproduction interdite ". Ce pamphlet est trempé dans une vraie désespérance, qui nous vaut cette déclaration d’une cruauté savoureuse : " Qu’après l’homme ce soit encore l’homme, voilà en vérité le comble du désespoir ". Donc la destitution de l’homme par ses machines est inexorable, elle est même souhaitable. On en vient à être fasciné par la promesse de la naissance d’une intelligence pure, purifiée de ces composantes humaines, trop humaines.

Devant cette pensée froide qu’on devine quelque part sincère, le malaise s’instaure : Jean-Michel Truong serait-il complètement allumé ? Somme toute, " Totalement inhumaine " pourrait être le bréviaire de Nitchy, le pape dévoyé du " Successeur de Pierre " : l’auteur a-t-il fini par confondre fiction et réalité ? Ron Hubbard, ça vous dit quelque chose ? Et Arthur Clarke, qui veut envoyer son ADN dans le futur pour ressusciter un jour ?

Mais c’est qu’en vérité on aurait du mal à répondre quelque chose de sérieux à la mise en accusation de l’humanité par Jean-Michel Truong. On ne le trouverait sûrement pas du côté des belles âmes, des humanistes en tout genre qui maintiennent l’idée d’un meilleur des mondes possibles, d’une humanité en marche vers le progrès (avec certes quelques errements ça et là). Nous aurions pu être soldats à Auschwitz. Et rien n’a vraiment changé. On peut être certains de la capacité de l’homme à inventer des mensonges inédits, des accommodements de conscience sophistiqués qui masqueront les horreurs de l’avenir. Elles sont là, déjà bien développées, recouvertes par l’épaisse couche d’incompétence et de mensonge des médias, qui d’ailleurs ne font que s’adapter au moeurs bovines de leur public, bien disposé à passer à la boucherie, pour peu qu’on le laisse ruminer un peu. Tel est le sens de ce pamphlet.

Il me semble donc qu’il y a dans " Totalement inhumaine " une indignation qui culmine à la rage, et qui a trouvé à s’exprimer par une ironie démente. " La société du spectacle " de Guy Debord est un concentré de haine froide ; il ne s’agit pas de ça, ici. Il s’agit plutôt du grand mépris dont parle Nietzche : " Si le grand penseur méprise les hommes, c’est leur paresse qu’il méprise, car c’est elle qui leur donne l’allure indifférente des marchandises fabriquées en série, indignes de commerce et d’enseignement. " [Considérations Inactuelles, Schopenauer éducateur, 1].

Je connais peu d’exemples équivalents. 2 titres me viennent. " Docteur Folamour ", de Stanley Kubrick, une comédie sur l’apocalypse nucléaire, dont d’aucuns jugent l’humour assez inhumain. Et " Modeste proposition " de Jonathan Swift, où l’auteur proposait, sur un ton très sérieux et de façon très argumentée, de manger les enfants des pauvres, car finalement " leurs parents regarderaient peut-être comme un bonheur très grand d’avoir été vendus pour être mangés à l’âge d’un an, de la façon que je prescris, et d’avoir évité par là toute la série d’infortunes par lesquelles ils sont passés, et l’oppression des propriétaires, (...) et le manque des moyens les plus ordinaires de subsistance, ainsi que d’un toit et d’un habit pour les préserver des intempéries du temps, et la perspective inévitable de léguer un tel sort, ou des misères encore plus grandes, à leur postérité jusqu’à la consommation des siècles. " Titre d’ailleurs réédité en septembre. Signe des temps ?

" Totalement inhumaine " donne une expression saisissante au malaise que nous ressentons tous, et renouvelle son analyse, en rappelant à notre souvenir un auteur un peu marginalisé, et qui redevient actuel, Simone Weil. Nous devenons " la chose des choses inertes ". Par le marché, le fric, l’extension du rapport marchand, c’est donc le modèle de la machine qui s’impose partout. Voilà le défi que nous lance " Totalement inhumaine ", comme un point d’exclamation posé devant nos vies.

©  Mauvais Genres 30-déc.-2002

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