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L'avenir
de la nature humaine
par Jürgen
Habermas
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[...]
avec
la technicisation de la nature humaine, la compréhension
que nous pouvons avoir de nous-mêmes et qui procède
d'une éthique de l'espèce est à
ce point modifiée que, désormais, nous
ne pouvons plus nous comprendre comme des êtres
éthiquement libres et moralement égaux
s'orientant au moyen de normes et de raisons. Il a fallu
que de manière imprévue des solutions
surprenantes deviennent tout à coup possibles
pour que les hypothèses élémentaires
d'arrière-plan voient leur caractère d'évidence
mis à mal (même si ces nouveautés
- ainsi, les « chimères »
artificielles que sont les organismes transgéniques,
littéralement « dégénérés »
puisque créés en marge de leur espèce
ont eu leurs anticipations archaïques dans des
images mythiques détournées de leur sens
initial). Ces irritations nous viennent de ce que les
scénarios en question naviguent entre la littérature
de science-fiction et les pages scientifiques de la
presse quotidienne. Ainsi sommes-nous depuis peu confrontés
à de singuliers essayistes - et non plus à
des auteurs de fiction - qui nous présentent
un homme que l'on perfectionnerait par l'implantation
de puces électroniques ou qui au contraire se
verrait incessamment dépassé par des robots
plus intelligents que lui.
Des ingénieurs experts en nanotechnologie échafaudent,
pour assister techniquement les processus vitaux de
l'organisme humain, l'image, qui mêle homme et
machine, d'une station de production soumise à
une supervision et une régénérescence
autorégulées qui permettent que soient
effectuées en permanence réparations et
améliorations. Selon cette vision, des microrobots
capables de s'autodupliquer circulent dans l'organisme
humain et se connectent aux tissus organiques afin,
par exemple, d'interrompre les processus du vieillissement
ou de stimuler les fonctions cérébrales.
Même les ingénieurs informaticiens ne sont
pas en reste dans le genre puisque l'image qu'ils se
font des robots de l'avenir, lesquels seront devenus
autonomes, fait apparaître des machines qui jugeront
que l'homme de chair et de sang est devenu un modèle
obsolète. Ces intelligences supérieures
sont censées s'affranchir des exiguïtés
du hardware humain. Ils promettent au software tiré
de notre cerveau, non seulement l'immortalité
mais encore la perfection infinie.
Le corps bourré de prothèses, destinées à
améliorer les performances ou l'intelligence
d'anges qui hantent les disques durs, ressortit à
des images fantastiques qui empêchent qu'on
fixe désormais les limites, et défont
les cohérences qui, jusqu'ici, apparaissaient
nécessaires, d'une manière quasi transcendantale,
à notre activité quotidienne. D'un côté,
on assiste à la fusion de la croissance organique
et de la fabrication technologique; de l'autre, la
productivité de l'esprit humain est clivée
de la subjectivité qui se vit et s'éprouve.
Peu importe que s'expriment dans ces spéculations
des billevesées ou au contraire des pronostics
qu'il s'agit de prendre au sérieux, des besoins
en eschatologie qui ont été déplacés
ou des formes nouvelles d'une science de science fiction;
ce ne sont pour moi que des exemples d'une technicisation
de la nature humaine qui provoque une transformation
de la compréhension que nous avons de nous-mêmes
en vue d'une éthique de l'espèce humaine,
et une transformation telle qu'il en résulte
une compréhension normative de soi qui ne peut
plus être mise en harmonie avec l'autodétermination
de la vie personnelle ni avec la responsabilité
de l'action personnelle.
[...]
©
Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un
eugénisme libéral ?,
Gallimard, 2002, pages 66-68
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