Bonjour,
mon nom est TINA
Par
Dominique Karadjian
Qu'est-ce donc
cet étrange écrit auquel Jean-Michel Truong
a cru devoir écrire ?
Ni essai, ni
roman, il est difficile de qualifier cette oeuvre. Est-ce
une oeuvre philosophique ?
Socialo-politico-économique
? Culturelle ? La version intellectuelle du Successeur
de pierre ?
Ou bien une énième
imposture intellectuelle ?
Secouons fort
le cocotier, cet ouvrage est tout cela à la fois.
Ni plus ni moins.
Peut-on alors
crier au chef-d'oeuvre, louer l'altruisme de Jean-Michel
Truong d'avoir oeuvré ainsi pour les malheureux
membres du Cheptel que nous sommes ?
Entre
théologie et technologie
Le projet incantatoire
de l'auteur est exposé au début du chapitre
6 "L'humanité, matrice et tutrice du Successeur,
par qui la matière inerte vient au monde et accède
à la conscience [...]".
Cette phrase
suffirait à faire lever le sourcil à bon
nombres d'intellectuels.
Une matière
inerte fait de silice et de composés électroniques
serait donc le prochain seuil de l'évolution
? En fait le salut de l'humanité (si salut il
y a) résiderait dans cette matière inerte
qui depuis l'aube des temps, nous chérissons
inconsciemment... Avec l'accélération
informatique, le Successeur a pu (su ?) se développer
à grande vitesse. Internet, mondialisation, etc.
Tout n'est que prétexte à cette supra-
intelligence pour nous damer le pion lors de la dernière
ligne droite.
A
son insu, Jean-Michel Truong nous dessinerait-il pas
une intelligence collective ? Car après tout
le propos initial du Successeur n'est-il pas de sauvegarder
le bien que l'homme a de plus précieux, à
savoir son intelligence. Or, cette dernière est,
comme nous le savons tous, multi-formes. D'où
la formation d'un étrange nexus composé
d'aedes, de mèmes et d'Imbus (en clair quelques
membres de la race humaine) pour permettre au Successeur
de grandir, d'évoluer jusqu'au stade adulte,
si ce terme a ici encore un sens.
Premier écueil
JM Truong inscrit son Successeur dans l'intellectuel
collectif... c'est une interprétation quasi néo-platonicienne
d'Aristote qui fut elle-même interprétée
par quelques philosophes perses et juifs entre le Xème
et le XIIème siècle !!
Et si nous poussions
plus loin l'argumentation de Truong, le Successeur est-il
un agent intellect unique et universel ou bien au contraire
est-il multiple et individuel ?
De même
insidieusement la nature religieuse est, elle aussi,
bien ancrée dans le paradigme que nous propose
l'auteur. Car ce Successeur omnipotent n'est-il pas
un énième argument théologique
? A posteriori il est plus proche d'un Dieu connaissant
et connaissance et a fortiori puisqu'il est lié
encore malgré lui aux ressources intellectuelles
humaines, il est une pensée se pensant elle-même,
une pure intelligence, créatrice qui plus est.
Formulé
ainsi, l'argument principal de JM Truong prend une dimension
insoupçonnée puisqu'il s'agit d'une reformulation
fârâbienne voire averroiste d'une certaine
théologie philosophique.
A une nuance
près, ici l'arroseur est arrosé ! Le jardin
d'Eden a un pommier dont les racines poussent vers le
haut ! nous avons créé Dieu à notre
image et ce dernier va nous rendre la politesse en nous
poussant à la porte de l'évolution.
Ontologiquement
parlant
Comme je l'ai
écrit ci-dessus, le Successeur, encore imparfait
aujourd'hui, a besoin de nous autres pauvres imbéciles
d'êtres humains que nous sommes, pour se développer
jusqu'à son stade ultime.
L'écrivain
procède à dénoncer notre imperfection
humaine, nos erreurs obsessionnelles et systématiques
à vouloir nous anéantir avec un soin particulier
et séculaire, d'où l'intime conviction
que tout ceci devra bien s'arrêter un jour et
pas forcément dans la paix, la joie et la bonne
humeur.
De fait le successeur,
cet animal intelligent, se sert des structures sociales
économique et politiques que nous avons patiemment
bâtis au fil des siècles pour nous manipuler.
Or pour paraphraser une expression hobbesienne, "Le
successeur serait un loup pour l'homme" et pour survivre
dans cette jungle, les plus faibles sont les plus mal
lôtis. En deux trois mouvements, l'auteur nous
entraîne en pleine controverse du darwinisme social.
Cette thématique ayant été maintes
et maintes fois abordée ici et là, l'argumentaire
de JM Truong n'apporte vraiment rien de nouveau.
Dans les premiers
chapitres, JM Truong nous explique la mécanique
de la naissance d'une discipline l'Intelligence Artificielle
dont la finalité se nomme bien entendu le Successeur.
Et ici se pose
le deuxième écueil.
Malgré
le fait que tout tourne autour de cette entité
et soit en silicium, "Totalement Inhumaine" amorce une
véritable réflexion ontologique. Le propos
est ici volontairement heideggerien. Cette entité
est malgré nous un être qui est jeté
volontairement au monde avec ce qu'elle est. Or nous
avons ici une bien étrange relation causale.
Généralement il est admis que notre conscience
ne construit pas le monde. Ce concept de surcroît
très simple est ici inversé. Le Successeur
est notre conscience qui brique par brique amorce et
élabore notre futur. Et un immense paradoxe ici
s'instaure . Car nous autres humains ne savons pas d'où
nous sommes venus à l'être, sauf au sens
physiologique le plus trivial. Nous ne savons
pas à quelle fin nous avons été
projetés à l'existence mais nous avons
la conscience de notre fin inévitable. Cette
double ignorance façonne notre humanité,
notre "étant" pour reprendre l'expression d'Heidegger.
Si le Successeur est immortel, alors ces concepts philosophiques
deviennent caducs.
Certes mais l'élément
fondateur, volontairement omis ici, de cet axiome reste
et restera le langage. Sans ce dernier, le Successeur
est irrésistiblement et définitivement
lié à nous. Quand est-il alors de son
apprentissage ? de sa survie puisque nous sommes censés
passer à la trappe de l'évolution ?
Or
JM Truong n'aborde pas cet aspect dans son essai. Est-ce
un oubli ? Pour un spécialiste de l'Intelligence
Artificielle, c'est assez difficile à concevoir.
There Is No
Alternative
Sommes-nous enfin
arrivés à définir le Successeur
? qu'est-il réellement ? Une IA ? Un instrument
de la mondialisation ? Un petit groupe de personnes
? Un pays en particulier ? Tout cela à la fois
? Devons -nous nous méfier comme Bill Joy, co-fondateur
de Sun Microsystem, et ralentir notre croissance
technologique, quitte à donner du grain à
moudre aux luddistes ?
JM Truong semble
croire que tout ceci est inéluctable et qu'il
est déjà trop tard pour reculer. Et malgré
sa dénonciation et son évidente indignation,
il rejoint le camp très inconfortable de
TINA. There Is No Alternative, expression si chère
à Margaret Thatcher. Or cette chère TINA
est en fait bien et bel le Successeur. Une machine faîte
par et contre les hommes. Une conjuration diabolisante
qui sape régulièrement et ce depuis des
lustres les libertés et droits individuels. TINA,
dont le slogan politique classique est "souveraineté
populaire dans un gouvernement du peuple, par le"peuple,
pour le peuple"... A ceci près est que le peuple
est considéré comme l'ennemi dangereux.
Un homme écrivit
un jour que le système constitutionnel fut conçu
dans le but "de protéger la minorité des
nantis de la majorité" et un autre de s'assurer
que "le pays serait gouverné par ceux qui le
possèdent". Ce sont les propres termes de James
Madison et de John Jay , respectivement principal rédacteur
de la constitution des Etats-Unis et premier magistrat
de la Cour Suprême. Leur conception prévalue
et dirige encore de nos jours la politique étrangère,
économique et politique des Etats-Unis. La mondialisation
est la résultante de cet état d'esprit,
la doctrine de l'élite demeure et est dans ces
principes inchangées.
Karl
Popper; ami de Hayek, affirmait que nous n'avions pas
encore prouvé qu'il n'existait pas d'alternative
au capitalisme et au socialisme (entendre ici marxisme)
et c'est ici le principal reproche que je formulerai
à l'égard de "Totalement Inhumaine", ne
pas donner un début de réflexion allant
dans ce sens et de poser plus de questions que de réponses.
©
Mauvais Genres 30-déc.-2002