En 
                          conclusion dune année dOdyssée, 
                          trois jours de réflexion sur la place de lhomme 
                          et de lhumanisme dans un avenir où lévolution 
                          des sciences suscite des questions fondamentales sur 
                          ce que nous sommes et ce que nous sommes en mesure de 
                          faire de nous. Avec lhistorienne de la psychanalyse 
                          Elisabeth Roudinesco, les philosophes Jacques Derrida 
                          et Michel Serres, et Jean-Michel Truong, spécialiste 
                          de lintelligence artificielle.
                        Nous 
                          concluons l'Odyssée 2001 du Temps par le propos 
                          mi-fiction mi-réalité de Jean-Michel Truong, 
                          tel qu'il l'a développé dans son dernier 
                          essai. Fondateur de la première société 
                          d'intelligence artificielle, Cognitech, au début 
                          des années 80, auteur de romans, philosophe, 
                          il nous entraîne dans l'univers des machines, 
                          où l'initiative ne nous appartient presque plus.
                        Jean-Michel Truong est 
                          né en 1950 dun père vietnamien dorigine 
                          chinoise et dune mère alsacienne. Il est 
                          aussi l´auteur de romans de science-fiction, Reproduction 
                          interdite, contre le clonage humain, et Le Successeur 
                          de pierre
                         Il y a deux façons 
                          de sortir de l'humain tel que nous le connaissons: par 
                          la biologie, avec le clonage, ou par les machines, avec 
                          l'intelligence artificielle. Aussi terrifiante qu'elle 
                          puisse nous paraître, cette double perspective 
                          de dépassement de l'homme est amorcée, 
                          il semble qu'il n'y ait plus de retour possible. "Déjà, 
                          dit Jean-Michel Truong, nous l'avons acceptée." 
                          Le philosophe, homme d'affaires et écrivain, 
                          examine la question sous une lumière nouvelle, 
                          saisissante pour l'imagination. Ayant posé, suite 
                          à ses activités dans la recherche et le 
                          business de l'intelligence artificielle, que les machines 
                          avaient acquis leur indépendance et tendaient 
                          même à se répliquer toutes seules, 
                          il inverse la logique habituelle du raisonnement: ce 
                          n'est plus l'homme qui discourt sur les machines, "ses" 
                          choses, mais les machines qui parlent et agissent pour 
                          elles, sous nos yeux d'observateurs complices, ou plus 
                          rarement adversaires. Ce changement d'angle, classique 
                          dans la littérature de science fiction à 
                          laquelle Truong a déjà donné deux 
                          romans, est novateur dans l'essai politique qu'il vient 
                          de signer, Totalement inhumaine. Il a placé son 
                          texte sous deux exergues magistraux, l'un de Simone 
                          Weil: "L'histoire humaine n'est que l'histoire 
                          de l'asservissement qui fait des hommes, aussi bien 
                          oppresseurs qu'opprimés, le simple jouet des 
                          instruments de domination qu'ils ont fabriqués 
                          eux-mêmes, et ravale ainsi l'humanité vivante 
                          à être la chose des choses inertes." 
                          Et l'autre de l'anthropologue André Leroi-Gourhan: 
                          "On peut se demander ce qui restera de l'homme 
                          après que l'homme aura tout imité en mieux." 
                          
                        L'acteur principal de 
                          notre nouveau monde a pour nom Le Successeur: il est 
                          "une forme de vie nouvelle appelée à 
                          prendre la suite de l'homme comme habitacle de la conscience". 
                          Il émerge de ce substrat artificiel fait de mémoires 
                          et de processeurs toujours plus nombreux et en voie 
                          d'interconnexions massives par le Net. Comme toute espèce, 
                          il cherche à persister dans son être, c'est-à-dire 
                          à se répliquer: "De même que 
                          l'espèce Chauve-souris assure la reproduction 
                          de ses gènes en les confiant à la libido 
                          de nuées d'individus voletant de par le vaste 
                          monde, l'espèce Successeur survit en disséminant 
                          les siens  des e-gènes  dans les 
                          mémoires de milliards d'automates de toutes sortes, 
                          connectés à la Toile." Non content 
                          d'assurer sa transmission de génération 
                          en génération  on dit d'ailleurs 
                          "une génération d'ordinateurs" 
                          , Le Successeur s'adapte à son environnement 
                          par mutations successives, les e-gènes les plus 
                          doués survivant à ceux qui le sont insuffisamment. 
                          "Génération d'un grand nombre de 
                          variantes suivie d'un tri préservant les variations 
                          utiles et rejetant les nuisibles: nous trouvons bien, 
                          au centre du dispositif reproductif du Successeur les 
                          deux temps fondamentaux de l'évolution." 
                          Le darwinisme, précise Truong, est une théorie 
                          plus pertinente encore pour les machines que pour les 
                          systèmes biologiques traditionnels! 
                        Ces machines, créations 
                          humaines, ont-elles encore besoin des hommes à 
                          ce stade? Oui, répond Truong, mais elles les 
                          manipulent: la robotisation des usines et des bureaux, 
                          l'électronisation du commerce et sa mondialisation... 
                          toutes ces modernisations qui appellent une suite sans 
                          fin de nouveaux logiciels au nom de la productivité 
                          et de l'augmentation des plus-values sont autant de 
                          victoires des e-gènes sur les gènes humains. 
                          Nous ne sommes plus en état de penser un monde 
                          sans création de nouvelles technologies informatiques 
                          qui elles-mêmes en suscitent d'autres jusqu'à 
                          l'infini. Nous sommes devenus "la chose des choses 
                          inertes". 
                        Des personnages, placés 
                          au carrefour des décisions, que Truong nomme 
                          les "Imbus", assurent ainsi, consciemment 
                          ou pas, le développement d'un système-machines 
                          qui "nous agit" bien plus que nous "agissons 
                          sur lui". Bill Gates n'est plus le grand manitou 
                          du capitalisme-impérialisme américain, 
                          un "Zeus pancreator" comme on aimait à 
                          les dénoncer, mais un simple Imbu d'un système; 
                          non plus un maître mais un collabo! 
                        Est-il temps de s'inquiéter? 
                          C'est trop tard, de toute façon, dit Truong, 
                          qui ne regrette rien. Le philosophe franco-vietnamien 
                          né d'un père saigonnais et d'une mère 
                          strasbourgeoise porte sur l'humanité un regard 
                          glacé: trop de charniers, trop de violence et 
                          de brutalité l'ont découragé de 
                          percevoir du côté de l'humain quelque chose 
                          qui ressemblerait à un espoir plausible. Il est 
                          aux côtés de Nietzsche pour considérer 
                          "l'exception humaine" comme désastreuse 
                          mais aussi banale dans l'histoire immensément 
                          longue de la planète Terre. Les machines, à 
                          certains égards, lui paraissent plus douées 
                          pour la coopération que ne le sont les hommes. 
                          
                        Comme les plantes, elles 
                          n'ont pas la conscience du temps, ce temps qui nous 
                          est si compté que nous commettons des actes pendables 
                          pour ruser avec lui, trichant au dernier coup de dés 
                          avant la fin du jeu. Les machines, elles, jouent sur 
                          le long terme, elles ont donc un avantage comparatif, 
                          comme les arbres dans la forêt, ou comme les institutions. 
                          Ces dernières, par exemple, coopèrent 
                          de plus en plus  l'Europe, l'OMC  tandis 
                          que les hommes tendent à se dissocier, jouant 
                          chacun pour soi, sous prétexte de gagner du temps. 
                          Sur la scène européenne, on assiste à 
                          une coopération assez efficace d'appareils, parallèlement 
                          à une dislocation des groupes humains  
                          nations, syndicats, partis. Le Successeur en profite 
                          car les institutions ont besoin de lui pour se coaliser 
                           elles donnent par exemple des masses d'argent 
                          aux e-gènes pour organiser et gérer les 
                          marchés. 
                        Le 
                          "cheptel"  vous et moi  subit 
                          en maugréant à peine la règle du 
                          Successeur, par l'intercession des Imbus. Mais des dissidents, 
                          les Epsilon, se révolteront contre les Imbus. 
                          La confrontation sera sans pitié: "Ce choc 
                          et les abominations qui s'ensuivront exposeront en pleine 
                          lumière la nature ultime de la matière 
                          humaine et justifieront, par contraste, l'immense espérance 
                          placée dans la figure totalement inhumaine du 
                          Successeur."
                        Joëlle 
                          Kuntz
                        © 
                          Le Temps, Vendredi 28 décembre 2001