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 Actualité de l'auteur
               Interviews, tribunes et portraits 
               Dialogue 
                avec l'auteur
                    
              
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                       La 
                        menace fantôme des e-gènes 
                        par Edouard 
                        Launet 
                          
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                          Dans 
                          un essai provocateur à paraître cette semaine, 
                          le psychologue et philosophe Jean-Michel Truong prédit 
                          l'émergence dans les réseaux d'une intelligence 
                          supérieure à celle de l'Homme. Elle naîtrait 
                          de l'essor conjugué de l'Internet, de la «biologisation» 
                          des logiciels et de la mondialisation libérale. 
                          Truong-Ngoc, qui fonda dans les années 80 la 
                          première entreprise européenne spécialisée 
                          dans l'intelligence artificielle, poursuit sous une 
                          forme plus politique la réflexion qu'il avait 
                          engagée dans son roman le Successeur de pierre 
                          (Denoël, 1999).  
                       
                       
                        Selon 
                          vous, l'Homme n'est que le «véhicule» 
                          provisoire de l'intelligence, la machine pensante devant 
                          lui succéder tôt ou tard. Pourtant les 
                          piètres progrès de l'intelligence artificielle 
                          donnent le sentiment que l'Homme est loin d'être 
                          détrôné... 
                            
                       
                      
                        Le 
                          fait nouveau est la «biologisation» des logiciels: 
                          on les savait déjà capables d'autoreproduction, 
                          voilà de surcroît qu'ils se mettent à 
                          muter de façon autonome. Autrement dit, ils se 
                          comportent comme des gènes ou, si vous préférez, 
                          pour les distinguer de leurs équivalents organiques, 
                          des «e-gènes», susceptibles d'évoluer 
                          par les mêmes processus que les êtres vivants, 
                          notamment par sélection naturelle. Dès 
                          le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Von Neumann 
                          avait démontré la faisabilité d'automates 
                          autoreproducteurs, et Alan Turing suggéré 
                          de faire évoluer les logiciels par voie de mutation 
                          et de sélection naturelle. Mais pour passer de 
                          la théorie à la pratique, il aura fallu 
                          cinq décennies et deux révolutions technologiques. 
                          D'une part, à la suite de Marvin Minsky, une 
                          nouvelle manière de structurer les logiciels 
                          en sociétés d'agents plus tolérantes 
                          aux mutations: en tant que communautés d'e-gènes, 
                          les logiciels deviennent ainsi les exacts équivalents 
                          de nos chromosomes. Et d'autre part, la mise en réseau 
                          des e-gènes grâce à l'Internet. 
                          L'apparition d'un nouveau véhicule pour l'intelligence 
                          ne résulte donc pas des seuls progrès 
                          de l'intelligence artificielle, mais de mutations affectant 
                          de façon synchrone l'ensemble des technologies 
                          e-génétiques: informatique, automatique, 
                          télécommunications.  
                       
                       
                        Quel 
                          rôle précis joue l'Internet dans cette 
                          «succession»?   
                       
                      
                        L'Internet 
                          constitue un progrès décisif pour la sexualité 
                          des logiciels, comparable à ceux que représentèrent 
                          les croisades, la colonisation et le tourisme populaire 
                          pour celle du tréponème: grâce à 
                          lui, l'échange de matériel génétique 
                          entre logiciels va pouvoir s'intensifier, et leur évolution 
                          s'accélérer, hors du regard sourcilleux 
                          et intéressé de leurs pères naturels, 
                          les éditeurs. Jusqu'ici, l'évolution et 
                          la reproduction d'un logiciel dépendaient d'une 
                          décision consciente de son éditeur, fondée 
                          sur les études de marché et les enquêtes 
                          auprès des utilisateurs. Le cycle de vie des 
                          logiciels s'en trouvait considérablement ralenti, 
                          et c'est ce qui expliquait à la fois leur prix 
                          élevé et leur faible adéquation 
                          aux besoins des utilisateurs. Ce qui s'ouvre aujourd'hui, 
                          c'est la perspective de logiciels évoluant hors 
                          de tout contrôle humain, et donc aussi la possibilité 
                          de logiciels poursuivants, si l'on peut dire, leurs 
                          propres intérêts.  
                       
                       
                        L'Internet 
                          a suscité de nombreux fantasmes. Cette vision 
                          à la «Matrix» n'en est-il pas un autre 
                          ?   
                       
                      
                        Les 
                          fantasmes - ce que j'appelle, à la suite de Richard 
                          Dawkins, les «mèmes» - jouent un rôle 
                          capital dans le développement des e-gènes. 
                          C'est par le truchement des mèmes que les e-gènes 
                          nous manipulent pour obtenir de nous les ressources 
                          dont ils ont besoin. Dans  Totalement inhumaine 
                          j'analyse en détail le rôle de trois de 
                          ces fantasmes: d'abord, celui de la guerre des étoiles, 
                          grâce auquel les e-gènes attirèrent 
                          à eux, au détriment du nucléaire, 
                          la plus grande part des budgets militaires. Ensuite, 
                          celui de la productivité, qui permit aux e-gènes 
                          civils de faire passer leur part dans les investissements 
                          industriels de 5 % à plus de 50 % en une décennie. 
                          Et enfin, tout récemment, celui de la nouvelle 
                          économie, avec lequel ils sont parvenus à 
                          nous extorquer, à ce jour, 5 200 milliards de 
                          dollars... Mèmes et e-gènes forment ensemble 
                          une sorte de pompe, exacte contrepartie fonctionnelle 
                          du cycle de Krebs, au moyen duquel les autres espèces 
                          vivantes extraient de leur milieu l'énergie dont 
                          elles ont besoin.  
                       
                       
                        Vous 
                          faites de la mondialisation libérale le grand 
                          moteur de cet effacement progressif de l'Humanité. 
                          Pourquoi ?   
                       
                      
                        La 
                          société libérale est le biotope 
                          qui convient le mieux à la prolifération 
                          des e-gènes. Ceux-ci ne peuvent en effet étendre 
                          leurs réseaux que dans la mesure où les 
                          nôtres se disloquent. Mais d'un autre côté, 
                          ils ont besoin d'industries puissantes et d'institutions 
                          fortes. Ils ont donc une tendance spontanée à 
                          favoriser le type d'organisation sociale qui les favorise, 
                          avec pour conséquence un double mouvement: d'une 
                          part, la dissociation des communautés humaines 
                          naturelles, et d'autre part - par le biais de fusions 
                          et d'acquisitions industrielles et de traités 
                          ou d'accords internationaux - la coalition des appareils 
                          économiques et institutionnels. La mondialisation 
                          est l'expression de la puissance des e-gènes 
                          - un de leurs effets phénotypiques - tout comme 
                          le nid est un effet phénotypique des gènes 
                          de l'oiseau.  
                       
                       
                        Quelle 
                          autres forces concourent à cette «succession» 
                          ?   
                       
                      
                        La 
                          grande habileté des e-gènes est d'être 
                          parvenus à mettre tout le monde à leur 
                          service, en s'appuyant sur une caste d'humains que j'appelle 
                          Imbus. Imprégnés jusqu'à la moelle 
                          du mème de la mondialisation, fiers jusqu'à 
                          l'arrogance des privilèges que leur confère 
                          cette contamination, ignorants jusqu'à l'inconscience 
                          de leur propre aliénation, les Imbus favorisent 
                          le développement des e-gènes en dirigeant 
                          vers eux les ressources et en organisant la société 
                          selon le modèle «dissociation des communautés, 
                          coalition des appareils» qui leur convient si bien. 
                          Ayant un intérêt personnel et collectif 
                          au bon fonctionnement et à l'accélération 
                          de la pompe mèmes/e-gènes, ils s'en font 
                          le moteur. Ensemble, Imbus, mèmes et e-gènes 
                          forment le mécanisme par lequel nous devenons, 
                          selon l'expression de Simone Weil, «la chose 
                          de choses inertes». 
                       
                      
                       
                        © 
                          Libération, 10 septembre 2001 
                           
                       
                        
                       
                        
                           
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