L'homme
n'est, selon vous, que le "véhicule"
provisoire de l'intelligence. Il serait condamné
à disparaître, passant le relais au "Successeur",
à la machine
Plus
précisément aux réseaux pensants.
Le fait déterminant est l'essor de logiciels
capables de muter en s'autoreproduisant. Des "e-gènes"
évoluant sur l'internet en dehors de tout contrôle
humain.
La
mondialisation libérale serait, dites-vous, le
moteur de cette prolifération d'e-gènes
Ce
que j'appelle le Successeur a besoin de la mondialisation
pour se développer. Il en a besoin pour mobiliser
des capitaux considérables à son profit.
Il a besoin de ces concentrations qui génèrent
les grands trusts industriels et financiers. Par ailleurs,
il a besoin d'affaiblir les liens humains pour favoriser
les liens électroniques. Le biotope dans lequel
il se développe le mieux, c'est celui-là.
Les réseaux ont cet avantage d'à la fois
coaliser les appareils économiques et dissocier
les communautés humaines.
Vous
dénoncez aussi l'action d'un certain nombre de
fantasmes (la productivité, la nouvelle économie
),
qui viennent renforcer la mondialisation.
Le
fantasme dominant fascine et aveugle. On ne saura jamais,
par exemple, si l'agriculture intensive, avec ses OGM
et ses engrais chimiques, était vraiment nécessaire,
face à d'autres modes de culture plus économiques
et respectueux de l'environnement. Autre exemple, le
nucléaire a pompé des ressources énormes
qui ont été détournées de
la recherche vers les énergies propres et renouvelables.
Bref, on ne saura jamais s'il existait une voie alternative
au modèle néolibéral.
Vous
contestez même l'idée que l'informatisation
du travail ait généré des gains
de productivité
Il
n'y en a pas eu, et cela a été démontré
scientifiquement ! Le consultant américain Mc
Kinsey vient
même de sortir une étude qui, pour la première
fois, remet en question le dogme de la productivité
de la nouvelle économie.
Qu'est-ce
qui nous empêche d'ouvrir les yeux ?
Un
des éléments d'explication, c'est que
la caste des décideurs a tout intérêt
à maintenir le système. Parce qu'elle
y trouve toutes ses gratifications.
En
quoi rapprochez-vous le phénomène de la
mondialisation du christianisme ou du communisme ?
La
mondialisation joue, aujourd'hui, les mêmes effets
structurants, ou plus exactement déstructurants,
que le christianisme ou le marxisme à une certaine
époque. Ces "modèles" ont, tous
trois, conditionné l'économie, la façon
dont la société s'organise
Vous
rejoignez Pierre Bourdieu pour dénoncer la mondialisation,
mais vous ne partagez pas sa stratégie
On
ne lutte pas contre des systèmes en visant des
individus, même s'ils s'appellent Bush ou Greenspan.
S'en prendre aux "gnomes de Francfort", c'est
se tromper de cible ! Ils sont victimes du système,
manipulés, comme nous.
Vous
ne croyez pas à l'essor d'un modèle de
société davantage basé sur la coopération
que sur la compétition
Je
suis pessimiste. La coopération serait effectivement
le modèle le plus payant pour tout le monde.
Il pourrait s'imposer. Mais à une condition :
c'est que nous ne soyons pas tenus par l'échéance
de la mort. Le temps nous est compté. Faute d'en
disposer, c'est la compétition et non la coopération
qui s'impose.
Vous
semblez vous réjouir de voir l'intelligence,
la conscience, survivre à l'homme sur un autre
"support"
Je
fais une croix sur l'humanité à très
long terme, mais je préfère qu'il y ait
quelque chose de l'homme dans l'après-homme,
plutôt que rien ! Qu'il reste au moins une trace
de cette étincelle qu'a été l'apparition
d'une civilisation humaine dans l'univers
©
Le Soir, "La Belle Epoque", 26 octobre
2001, page 9
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